CHAPITRE QUATRE

« Si tu veux réussir, il faudra travailler dur ! » ; « Tu sais Jo, les études, c’est ce qu’il y a de plus important dans la vie » ; « Sans diplômes, tu seras sans avenir » ; « Il ne faut pas faire ce qu’il te plait, il faut faire quelque chose de concret ». Ces phrases résonnent en moi comme s'il s’agissait de lois divines écrites pour tous.

Toute ma vie on m’a dit ce que je devais faire. Ce que j’avais le droit de faire. Ce que je ne devais pas faire et ce que je n’avais pas le droit de faire. Mais pas une seule fois on m’a demandé ce que je voulais faire. C’est une bien étrange question que je devrais me poser. Qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Je pense qu’il faudrait commencer par ce que je ne veux pas.

Alors ! Je ne veux pas que ma vie ressemble à celle de tout le monde. Pas de « métro — boulot — dodo ». Pas une vie dans laquelle j’aurai passé ma jeunesse enfermé dans une salle de classe ; où j’aurai passé le reste de ma vie derrière un bureau à faire un travail qui m’ennuie ; où j’aurai une maison avec un chien, des enfants et où je finirai mes vieux jours à garder mes petits-enfants. Car à la fin, que me restera-t-il ?

À la fin, il ne restera que les souvenirs. Alors, il vaut mieux des souvenirs d’une vie pleine d’aventures et de dangers, de rencontres et de cultures, plutôt qu’une vie dans laquelle je ne me serai pas épanoui. Je ne veux rien regretter !

 

La porte s'ouvre et l’odeur des produits ménagés m’assaille. Charlie est dans la cuisine, je peux l’entendre rire. Le volume trop élevé de la télévision m’indique que mon père doit être en train de la regarder. Il a fini le travail plus tôt aujourd’hui.

Je dépose mes chaussures dans l’entrée et rejoins la cuisine pour me saisir de mon habituelle brique de lait chocolaté.

— Coucou Charlie. Ça a été cette première journée ?

— Super ! Il faut vraiment que je te raconte ce que Mrs Barclay nous a fait faire en sport. C’était vraiment ridicule ! ricane-t-elle.

En l’écoutant parler, je ne peux m’empêcher de remarquer ce même petit accent snob que prend ma mère lorsqu’elle veut faire croire qu’elle est supérieure aux autres. S’il te plaît Charlie, ne devient pas comme elle. Et en parlant de ma mère :

— Salut maman, ça a été aujourd’hui ? demandé-je comme si de rien n’était.

Réponds-moi s’il te plaît. Réponds-moi.

— Bonsoir, souffle-t-elle.

Comme depuis quelques jours, elle me tourne le dos. Je comprends que ça ne sert à rien d’insister, alors je reprends la direction de ma chambre. Je ne vais pas pouvoir supporter son mépris encore bien longtemps.

Ce soir-là, je n’ai aucun devoir. Grand bien me fasse ! Je profite donc de cette soirée de  liberté pour m’installer devant une série Netflix. Mon ordinateur en main, j’enfile ma grenouillère et me faufile dans mon lit.

Je me demande bien ce que les autres de ma classe sont en train de faire. Peut-être se sont-ils retrouvés pour passer la soirée ensemble à s’amuser, boire et rigoler ? Le genre de soirées que je ne connais pas, si ce n'est dans les films que j’ai pu voir.

Vers 21h, tandis que le crépuscule me guette depuis la fenêtre, je reçois une notification.

 

Jack Warren vient de vous envoyer une demande d’ami :

Accepter Refuser

 

Sur le coup, je retiens mon souffle. Je clique sur la notification afin de voir le profil Instagram qui s’y rattache. 427 abonnés. 311 abonnements. Nom complet : Jackson Warren. Amis en commun : Kentin Logan, Jessie Holmes et Christopher Bucket.

Je fais défiler quelques photos. Il s’agit bien de lui. Je ne savais pas qu’il connaissait Chris. Ça m’intrigue, il faudra que je lui en parle. Ça nous fera un sujet de conversation différent des histoires de Jessie. Je ne réfléchis pas et clique sur « Accepter ».

Je repose aussitôt mon téléphone, face écran sur le matelas, et reprends ma série. À peine quelques secondes s’écoulent que je reçois une nouvelle notification.

 

Jack Warren vient de vous envoyer un message.

 

Je clique pour ouvrir et accepter la conversation.

 

Jack Warren : Salut, comment vas-tu ? J’ai vu qu’il me manquait la fiche de lecture de Mrs Winston. Demain on l’a en début d’après-midi… Pourrais-tu la photocopier et me la rapporter pour demain matin ?

 

C’est étonnant. Je suis presque certain qu’il s’est saisi de sa fiche de lecture, mais je devais sans doute me laisser abuser par un reflet sur la fenêtre pour ne pouvoir l’affirmer.

 

Jo Montgomery : Salut, bien et toi ? Oui pas de problème. Je te rapporte ça demain.

 

Maintenant il faut que je me lève pour aller photocopier la fiche dans le bureau de mon père. Mon portable vibre :

 

Jack Warren : Merci. À demain :)

 

Je me lève et farfouille dans mon classeur à la recherche de cette fiche. J'espère ne pas devoir affronter à nouveau ma famille pour la journée. Quand je pense qu’ils ont dîné sans même me prévenir. Ils diront peut-être qu’ils m’ont appelé mais que je n’ai pas répondu. C’est épuisant de se sentir comme ça ! Rejeté, même chez soi.

La photocopieuse fait un boucan infernal. Si je replonge dans mes souvenirs, je l’ai toujours connu.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je sursaute.

— J’imprime quelque chose pour un ami du lycée.

— Quelque chose ?

— Une simple fiche de lecture.

Ma mère est tellement soupçonneuse depuis… depuis qu’elle sait.

La feuille vient de sortir du bac. Je m’en empare, éteins l’imprimante et me retourne.

— Est-ce que ça…

Je n’ai même pas le temps de parler que ma mère s’en est déjà allée.

Je sors dans le couloir, près à regagner ma chambre, quand je l'entends crier dans le salon, depuis le rez-de-chaussée.

— OH MAIS C’EST PAS VRAI ! Voilà qu’ils sont même à la télé ! J’en ai marre de ces foutus pédés qui s’affichent partout !

Ça n’a rien de distingué, rien qui ressemble à ma mère. Et pourtant, je ne veux pas de ça, pas ici. Je regagne ma chambre et je pleure, en silence. Les larmes se perdent dans les draps. Et je me répète cette phrase : demain ça ira mieux ; ça ira mieux.

 

Cette nuit-là, je ne fais que me tourner et me retourner. Il m’est impossible de trouver une position convenable pour dormir. Un coup j’ai trop chaud, un coup trop froid. Je ferme les yeux, et la voix de ma mère résonne comme un commandement divin qui n’a aucun sens. « Non tu n’aimeras pas ! » ; « Non tu n’es pas normal ! ».

C’est toujours à ces moments improbables de la nuit que mes pensées fusent. LA NORMALITÉ N’EXISTE PAS ! Et c’est la vérité. Celui qui n’est pas capable de comprendre ça, je ne peux rien pour lui.

À bout, je me lève d’un bond ! Ma chambre est plongée dans la pénombre du clair de lune. J’ouvre ma fenêtre pour laisser entrer la brise fraîche des dernières nuits d’été. Mulberry Alley est plongée dans un silence presque religieux. Les réverbères sont éteints. Ils se coupent toujours après minuit. Il n’y a rien hormis le chant des grillons pour bercer le quartier. Rien, hormis un bourdonnement dans mes oreilles qui j’en suis certain ne provient pas de la rue.

La porte de ma chambre couine légèrement quand je l’ouvre. Le couloir est plongé dans le noir. À priori, tout le monde dort. Mais j’entends toujours le même bourdonnement. Quelqu’un s’est introduit dans la maison ! Non, Jo, ça n’a pas de sens. Je suis vraiment fatigué pour penser à des absurdités pareilles.

Je descends lentement l’escalier. Me laissant gagner par une méfiance que je veux absurde, et qui pourtant reste figée en moi. Une lumière faible et tamisée éclaire la cuisine. Ce que je prenais pour un bourdonnement ressemble maintenant à des mots. Ma mère parle à quelqu’un au téléphone.

— Je le sais bien Beth, mais je ne peux pas le laisser faire. Imagine qu’il embarque Charlie là-dedans.

Elle marque une pause. Son interlocuteur doit être en train de répondre. Beth… Il s’agit de ma tante. L’incroyable tante Beth ! La sœur de maman qui n’a pas d’enfant et à qui elle demande pourtant conseil.

— Non, je n’en ai pas parlé à Joseph, et il est hors de question qu’il soit au courant.

Joseph. C’est mon père.

Peut-être que je devrais l’envoyer dans un camp pour adolescents. Là où il sera entouré de vrais hommes capables de le guérir ?

À cet instant tout s’arrête en moi. Mon cœur ne bat plus. Ma respiration est inexistante. Mon regard se perd dans le vide. Jusqu’ici, je me sentais rejeté, mais là, c’est bien pire, je me sens en danger.

Ma mère songe à m’expédier dans un camp, entouré de malades prêts à me changer. Je ne peux pas changer car ça n’est pas une maladie. C’est un fait. À présent, je ne me sens plus coupable vis-à-vis de ma mère. À présent, j’ai peur d’elle.

 

 

 

 

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