Deux ans plus tôt…
— Jo ?
Maman m’appelle depuis le bas de l’escalier. Que suis-je en train de faire ? J’ai complètement perdu le contrôle, comme à chaque fois. Je m'empresse de cacher sous le lit les paquets de gâteaux à moitié vide dont je viens de me goinfrer. D’un revers de main je chasse les miettes sous le tapis. Je me redresse d’un coup sec — ma tête tourne — au détour d’un regard dans le miroir, je me rends compte que j’ai des traces de chocolat tout autour des lèvres. Ça n’est pas possible, pensé-je. Pourquoi je fais ça ? Pourquoi je n’arrive pas à me retenir ?
J’ai envie de pleurer. J’ai envie de hurler. J’ai envie de foutre le camp. Tout simplement, je voudrais ne plus exister. Je me répugne. Je suis gros. Je suis gras. Comment est-ce que les autres au lycée m'appellent ? Jo le cachalot.
— Oui ? crié-je pour qu’elle m’entende.
— Tu vas être en retard en cours chéri, me dit-elle. Diana est déjà là.
— J’arrive !
Je fais un détour dans la salle de bain pour me débarbouiller le visage. Et puis je la vois. Du coin de l'œil. Si irrésistible, on dirait qu’elle m’appelle. Ça ne prendra que quelques secondes. Je monte sur la balance avec une angoisse grandissante. Peut-être que l’angoisse peut me rajouter du poids ? Je ne suis peut-être pas juste gros. Mais je suis tellement angoissé que cela rajoute du poids. Je peux même y ajouter la peur ? La douleur ? L’envie de ne plus être ?
136Kg. Mon regard s’embrume, et je me retire aussitôt. Elle doit être cassée, il faut que je rachète des piles.
Je dévale les escaliers dans mon jean trop serré. Une veste large pour cacher les formes qu’il ne faut surtout pas voir. Un foulard, pour cacher mon épais cou presque inexistant.
— À ce soir maman, dis-je en lui déposant un baiser sur la joue.
— À ce soir.
— Salut, Jo.
— Salut, Diana.
Je pars prendre un siège tout au fond du bus, là où il reste de la place. Mais le traverser est une épreuve que je voudrais ne pas avoir à subir.
— Hé ! mais regardez tous ! C’est Jo le cachalot ! Comment est-ce qu’il fait pour avoir toute cette graisse sérieusement ? Son cœur devrait déjà s’être arrêté, lance Lukas Graham à tous les autres dans le bus avant de s’adresser à moi. Si tout ce gras ne parvient pas à arrêter ton cœur, pourquoi est-ce que tu ne le fais pas toi-même, Jo ?
Je préfère ignorer ses remarques. De toute façon je ne pourrai rien faire. Tous les autres rigolent. Ils se moquent de moi. Ça paraît enfantin pour eux, mais ils n’ont même pas conscience de ce qu’ils sont en train de faire. Ils sont en train de me tuer.
Bien entendu, personne ne prend place à côté de moi. Je sors le dernier du bus lorsque nous arrivons sur le parking d’Hamilton. Avant que je ne sorte, Diana se penche par-dessus son volant pour me parler.
— Jo, ne les écoute surtout pas. Tu vaux beaucoup mieux que ça. Tu devrais aller voir la principale, me dit-elle avec un regard de pitié que j’ai du mal à supporter.
— Non, Diana. Ça ne servirait à rien. Mais merci. Et ne t'inquiète pas, ça ne m’atteint absolument pas ce qu’ils disent. Tout va bien, je suis plus fort que ça.
Elle m’adresse un sourire, et je descends maladroitement. Je traverse la foule, et me rends jusqu’à mon casier dans le couloir principal.
— Alors ! prêt à commencer cette deuxième année au lycée ? me lance beaucoup trop gaiement Jessie en surgissant de nulle part.
— Oh, ne m'en parle pas, dis-je d’un ton las. Je vais en cours, tu m'accompagnes.
— Hum, hum.
Jessie et moi marchons en direction de l’escalier pour nous rendre au deuxième étage dans la salle de cours de Mrs Stanton.
Sur notre passage, nous la croisons enfin, celle qui est l’objet de toutes les messes basses. Celle qui me fait me dire que ma vie n’est pas si horrible que ça. Rose O’Sullivan. Elle est arrivée à Hamilton en même temps que nous et on s’est retrouvés à être dans la même classe. Durant les premiers mois elle était vraiment radieuse. Sa chevelure d’un blond polaire virevoltait toujours sur son passage. Elle portait des lunettes noires, elle avait le visage fin, elle possédait des vêtements que tout le monde enviait. Et puis un jour, tout a changé. Au retour des vacances de Noël, elle avait quelque chose de différent.
Elle s’est mise à grossir. En l’espace de quelques semaines elle a pris plus de trente kilos. Elle coiffe toujours ses cheveux de la même manière, de deux couettes sur le côté de son crâne qui tombent à hauteur de son nombril. Elle ne se coupe plus les cheveux, d’ailleurs. Et puis son expression si joyeuse s’est évanouie. Plus personne ne lui adresse la parole. Elle passe tous ses repas du midi enfermée dans un cabinet de toilettes, assise par-terre à manger son sandwich à l’abri des regards.
Aujourd’hui je la croise. Tout le monde murmure sur son passage, se demandant ce qu’il lui est arrivé. Comment est-elle passée de l’une des élèves les plus joyeuses et belles de ce lycée, à cette fille complètement recluse sur elle-même, qui a pris tant de poids en si peu de temps et qui ne porte plus que des vêtements amples, noirs et troués par les mites.
— Ça va, Rose ? lui demandé-je.
Elle m’adresse un regard apeuré. Les épaules refermées sur elle-même, elle tient ses livres pressés contre son torse, serrés dans ses bras. Elle passe son chemin en rabaissant son regard sur le sol qu’elle ne quitte pas.
— Elle me fait tellement de peine, dis-je à Jessie quand je sais Rose éloignée de nous.
— Oh ! c’est de sa faute aussi, tu as vu comment elle était ? On essaie de lui parler, elle ne veut pas, c’est son problème. Compte pas sur moi pour lui courir après.
Je ne rétorque rien, même si j’ai envie de coller une gifle à Jessie. Je ne pense pas comme elle, mais je ne lui dirai pas. Je ne lui dirai que ce qu’elle veut entendre.
Je pense qu’il a dû arriver quelque chose à Rose. Une chose dont elle ne veut pas parler… Kentin surgit entre nous deux.
— Ça va ? lance-t-il en passant un bras autour des épaules de Jessie et l’autre autour des miennes.
— Ça va, répond calmement Jessie.
Ce calme est inhabituel chez elle.
— T’as vu qui vient d’entrer dans notre classe ? demande Jessie nerveusement.
— Non.
Kentin et moi rétorquons d’une même voix.
— Elliott Bucket, dit-elle d’un ton grave. Je ne savais pas qu’il allait être dans notre classe. Finalement, je ne suis pas prête à affronter cette nouvelle année. Ça va être un enfer !
— Pourtant tu connais bien son grand frère, Jo ? Christian, c’est ça ? fait remarquer Kentin.
— Christopher. Je l'ai repris. Oui, et son frère n’a rien avoir avec lui. Chris est vraiment gentil. Quant à Elliot, si le Diable devait avoir un visage, c’est du sien dont on se servirait.
Nous entrons côte à côte dans la salle. Elliot est assis sur sa table, face à Erika Sylvester et Lukas Graham. Pitié, pas ces trois là, pensé-je. Nous faisons mine de les ignorer et prenons place sur nos pupitres l’un à côté de l’autre, à l’opposé d’Elliott. Il faudra que je voie Chris, me dis-je à moi-même.
Le cours se déroule sans encombre et, par chance, nous n’avons droit à aucune remarque. Mais voilà le moment que je redoute le plus…
Jessie et Kentin ont pris l'algèbre en option, ce qui n’est pas mon cas. Leur heure de cours se déroule pile au moment du premier service de la cantine — service auquel je suis rattaché. Je me retrouve donc seul.
Je fais, comme la moitié du lycée, la queue avec mon plateau repas pour me servir. Mais à peine je tends la main pour prendre quelque chose que j’entends une voix derrière moi qui dit : « Jo le cachalot ». Je retire ma main, souffle en fermant les yeux et tente de les ignorer. Quand je retourne au buffet pour me resservir, ça recommence. « Jo le cachalot ». « Il est tellement gras qu’il s’est échoué au bord de l’eau ».
Je ne prends rien et me retire du rang avec mon plateau vide. Finalement, c’est peut-être mieux ainsi. Je n’ai pas à subir les regards oppressants des autres parce que je mange seul. Je n’ai pas non plus à avoir crainte que quelqu’un ait craché dans mon eau — (comme ça m'est déjà arrivé) ; finalement je quitte le self.
La cour est presque déserte. Le temps est mauvais. Je regarde l’heure sur ma montre en me répétant : plus que vingt minutes. Plus que vingt minutes et Jessie et Kentin seront là.
— Je peux m'asseoir ?
Je lève les yeux de ma montre. C’est Chris.
— Oui, bien sûr, soufflé-je. C’est à tes risques et périls de te trouver en compagnie de Jo le cachalot, ajouté-je avec un faux rire.
J’ai envie de pleurer.
— Ne dis pas ça, Jo. Tu sais que ce n’est pas vrai, assure Chris.
— Et pourtant ils ont raison. Je me suis pesé ce matin et je viens de dépasser une nouvelle barre de poids. Je n’aurais pas cru l’atteindre aussi vite…
Je me mords l'intérieur de la joue. J’ai honte. Je voudrais disparaître maintenant.
Chris respire. Il ne sait sans doute pas quoi dire. Mais il a toujours les mots.
— Tout ça, ça peut changer Jo. Il faut simplement se laisser du temps. Ne pas se mettre de pression. Et avant tout, s’accepter tel que l’on est. Dès qu’on s’accepte, tout devient possible et les remarques des autres ne nous atteignent plus.
— J’aimerais que ça soit aussi facile, murmuré-je.
— Oh mais ça n’a rien de facile, crois-moi. Et même quand tu y parviendras — à t’accepter — il y aura toujours des moments où tu retomberas. Mais le plus important c’est de toujours se relever et regarder droit devant soi. Ce qui est passé est passé. Ce ne sont que de mauvais souvenirs, rien de plus. Alors écoute-moi bien Jo, tu ne pourras pas écrire le prochain chapitre de ta vie si tu es sans cesse en train de relire le dernier. Avance, parce que celui qui t’attend pourra être comme tu le souhaites. Celui qui t’attend, c’est celui que tu commences à forger aujourd’hui.
Je hoche la tête. Ses paroles sont si vraies. Si réconfortantes. Mais aussi si compliquées. Parce que je ne crois pas que ce soit vrai.
— Ton frère est dans ma classe, dis-je comme si de rien n’était.
— Je sais, rétorque-t-il en baissant les yeux sur ses chaussures. Je ne peux rien pour ça.
— Ouais, j’avais cru comprendre, chuchoté-je. Espérons que ça se passera bien.
— Je ne sais pas pourquoi mes parents ne font rien. Ils devraient l’envoyer dans un camp de redressement.
J'acquiesce d’un signe de la tête.
— Cet été, il a brûlé la voiture de notre vieille voisine. Et début juillet, mes parents ont trouvé un plan de cannabis qu’il faisait pousser dans l’une des serres du jardin. Il est vraiment instable. Je ne sais pas pourquoi il agit comme ça. J’essaie de lui parler parfois, mais il me dévisage d’un air ennuyeux et s’en va. J’ai bien peur qu’il soit un cas désespéré, m'explique Chris avec une nuance de tristesse qui se peint sur son visage. J’ai bien peur qu’il se pointe un jour ici avec un couteau et poignarde quelqu’un pour son propre plaisir.
— Voilà qui est rassurant.
Je préfère ne pas y penser. D’autres choses me tourmentent pour le moment. De toute façon, je vois Jessie et Kentin sortir par les grandes portes vitrées, ils me voient et nous rejoignent.
— Alors, ce cours de maths, comment c’était ? demandé-je.
— Avec peu d’intérêt, rétorque Kentin. Je ne sais même pas pourquoi j'ai pris cette option. Ça ne me sert clairement à rien.
Je suis d’accord avec lui, mais je ne lui en fais pas part. Chris se lève pour se rendre en cours.
— On se voit plus tard, Jo, me lance-t-il.
— Oui, rétorqué-je d’un geste de la main.
Quand Christopher se trouve suffisamment éloigné, Jessie et Kentin s'installent de part et d’autre de moi.
— Il t’a dit quelque chose à propos de son frère ? m’interroge Jessie.
— Oui, et j’ai bien peur qu’Elliott soit un plus gros problème qu’on ne le pense, dis-je d’un ton grave en voyant Chris disparaître par delà les vitres.
***
Un mois s’est écoulé, et Elliot semble être devenu un genre de dictateur en cours. Ça paraît aberrant et exagéré dit comme ça, mais c’est pourtant le cas. Les profs le craignent, les élèves encore plus. Il se produit alors quelque chose d'insensé : tous veulent rentrer dans ses bonnes grâces.
— Ce n’est qu’un gamin, jette mon père tandis que nous dînons.
— Oui, mais tu n’as pas l’air de te rendre compte de ce qu’il fait, insisté-je. Tout le monde a peur de lui. Il n’a pas l’air du genre à craindre les autorités. Il pourrait même être capable de tuer quelqu’un.
Mon père lève vulgairement les yeux au ciel, prend une grosse bouchée de salade et se remet à parler la bouche pleine.
— Le lycée n’est qu’un passage, bientôt vous serez tous passés à autre chose.
C’est là qu’il se trompe. Je termine mon assiette, et quitte la table. Il n’a pas, comme la plupart des parents, conscience de tout ce que cela représente.
Le lycée, c’est le jeu des survivants. Vous êtes classé dans une catégorie dont vous ne voulez même pas faire partie. Si vous êtes desdits « populaires » ou encore de ceux qui sont appréciés, alors vous n’avez aucune crainte à avoir. Le lycée sera le paradis de votre jeunesse, car vous en serez le maître. Mais pour les autres, c’est une toute autre affaire qui relève davantage de la survie. Dans ce cas il ne s’agit plus vraiment d’un apprentissage de la vie.
Depuis qu’Elliott est avec nous, il semble s’être mis en place un genre de hiérarchie. Lui est le « maître », suivi de ses deux acolytes, Erika et Lukas. Ensuite il y a les suiveurs — les moutons — ceux qui ont bien trop peur pour se rebeller. Et puis il y a les rebelles, ceux qui sont sujets aux pires insultes, moqueries, et actes de déshumanisation.
Les jours défilent avec de plus en plus d’angoisse. Une peur grandissante qui se nourrit de nous. Parfois je me surprends à dévisager Elliot en classe et à vouloir le tuer. Oh mon Dieu, suis-je devenu un monstre ? Fais-je partie de ces êtres inhumains qui ne reculent devant rien pour assouvir leurs plus malsains désirs ?
On ne naît pas monstre, on le devient. Et comment ? À cause des autres. De tout ce qu’ils font. Déshumaniser quelqu’un. L’humilier. Le harceler. Et il n’aura plus aucune compassion. Car il aura perdu foi en l’être humain. Est-ce ce qu’il m’arrive ? Pourvu que non, je ne saurais le supporter. Je ne veux pas emprunter cette route tortueuse et solitaire qu’est celle des ténèbres.
L’heure du repas sonne. Jessie et Kentin ne sont pas là. Je me réconforte en me disant que demain c’est le week-end. Que je n’aurai qu’à retrouver mes amis au Corner. Parce qu’aujourd’hui, comme tous les autres jours maintenant, je ne suis plus en mesure d’affronter le self, de toute façon j’y ai renoncé il y a bien longtemps. Je prends un sandwich à la confiture et je vais dans les toilettes du deuxième étage. Il n’y a jamais personne, et encore moins à cette heure-ci car tous les élèves sont soit en cours, soit à la cantine.
La douzaine de cabinets est vide, je vais dans la plus éloignée, celle dans le coin opposé à la porte. En face, il y a les lavabos et tous les miroirs qui s’alignent. Je suis totalement incapable de me regarder. Me faire face ? J’y ai également renoncé il y des années.
J’entre et je m’assoie pitoyablement au sol, entre le battant clos et le WC. Le carrelage à carreaux blancs est glacial, par chance l’endroit est tout de même propre. (Il n’est jamais utilisé).
Je retire le cellophane de mon sandwich et je commence à mordre dedans. C’est alors que j’entends des pas s’approcher. Doucement d’abord, puis de plus en plus vite. Quelqu’un vient ? Oui, quelqu’un entre. Je ne le vois pas mais la porte s’ouvre à la volée, claquant bruyamment sur le mur.
— Allez entre espèce de grosse truie !
Je reconnais la voix d’Elliott. Il y a des pas et des sons que je ne saurais qualifier. On dirait que quelqu’un se débat.
— Putain, fais pas chier ! Tu fais ce qu’on te dit et après on te laisse partir.
Cette fois c’est la voix de Lukas Graham. Y a-t-il d'autres personnes ? Non, je ne crois pas, je ressens trois présences.
— Laissez-moi partir bon sang ! s'exclame une voix plus aiguë, une voix de femme.
C’est Rose O’Sullivan, je la reconnaîtrais entre mille. Devrais-je intervenir ? Je ne comprends pas ce qu’il se passe.
Je lève lentement le loquet qui maintient le battant fermé et entrouvre légèrement la porte, de quoi jeter un coup d'œil.
Rose est au sol, en train de se débattre pour s’échapper. Que font-ils ? Elliot et Lukas la maintiennent tous les deux fermement à terre.
— Je veux partir, lâche-moi espèce de fils de pute ! couine Rose tant elle force sur ses bras et sur ses jambes pour s’extraire.
— Elle est tellement grosse ! rigole Lukas.
Il abaisse son regard sur le pantalon d’Elliott.
— Mais dis-moi, tu bandes déjà mon salaud ?
— Dur comme du béton, affirme fièrement Elliot.
Il déboutonne son pantalon et son sexe jaillit tel un ressort.
— Bloque la porte, lance-t-il à Lukas en jetant un coup d'œil furtif par-dessus son épaule.
Lukas se laisse retomber de tout son poids sur la porte, le voilà adossé grossièrement dessus.
Rose, qui comprend tout à coup ce qui l’attend, se met à hurler.
— Oh putain mais tu vas la fermer, j’ai même pas encore commencé que tu cries déjà comme une truie qu’on égorge, s’énerve Elliott.
Il s’empresse de retirer sa ceinture, qu’il passe autour de la tête de Rose et lui enfourne dans la bouche.
— Avec ça, personne ne pourra t'entendre.
— Non… !
C’est la dernière chose que Rose a pu dire avant d’être forcée à mordre dans le cuire de la ceinture. Elliot a violemment déchiqueté sa jupe avant de s’introduire en elle.
Le bruit de la tête de Rose qui cogne contre le battant du cabinet contre lequel elle est appuyée ne cesse de résonner au rythme des coups de reins de plus en plus rapides que donne Elliott. Et puis ça devient brutal. Rose gémit de douleur, ne pouvant se débattre, à quatre pattes sur le carrelage glacial. Elle ne peut pas hurler. Et derrière eux, Lukas qui observe le spectacle en commençant à se masturber. La langue pendante aux coins des lèvres.
Je ne fais rien. Pourquoi je ne fais rien ? Je reste muet, le souffle coupé, les membres crispés. Je devrais sortir et prévenir quelqu’un. Ou même si je n’y parviens pas, je devrais tenter de repousser Lukas et Elliott. Alors pourquoi je ne le fais pas ? J’ai peur. J’ai tellement peur que je me mets à pleurer. Sans un bruit. Sans un sanglot. Les yeux pétrifiés par l’abomination dont je suis le seul témoin. Je ne fais rien. Pourquoi je ne fais rien ? Putain ! Putain ! Putain !
Rose couine de douleur. Elle a dit non… Elle l’a dit… Je plaque mes mains sur mes oreilles
pour étouffer ces sons monstrueusement barbares. Et puis soudain plus rien. Le bruit du battant qui cognait s’arrête. J’entrouvre à nouveau la porte et je vois Lukas et Elliot se rhabiller à toute vitesse avant de s’enfuir. Lâches, pensé-je. Mais le mot est un bien trop doux euphémisme.
Je laisse mon sandwich à la confiture retomber sur le sol. Je balance mon sac sur mon épaule et je sors du cabinet. Je traverse la pièce, prêt à franchir la porte pour me retrouver dans le couloir du second étage d’Hamilton, mais je m’arrête.
— Jo ?
Rose est assise par terre, les bras enveloppants le WC devant lequel l’a laissée Elliott. Laissée comme un déchet dont il faut se débarrasser. Je me retourne pour la regarder. Elle laisse apparaître un regard horrifié. Ses joues sont rosies par la peur et ses yeux rouges baignés de larmes. Sa jupe est déchirée et du sang coule sur ses jambes. Ses deux couettes sont complètement défaites, tant Elliott a tiré dessus.
— Jo, ils m’ont tuée… murmure-t-elle en se mettant à pleurer. Jo, aide-moi, j’ai peur. J’ai froid.
Elle se met à avoir des spasmes.
— Je ne sens plus mon corps, dit-elle en détachant chacun de ses mots.
Et soudain elle se penche par-dessus la cuvette, et vomit.
Je reste debout, faisant face à sa détresse. Ma main tient fermement la lanière de mon sac. Mon autre poing est serré. Je pleure. Pourquoi je pleure ? Parce que je n’ai rien fait ?
Rose reprend son souffle et me dévisage. Des restes de vomi au bord des lèvres.
— S’il te plaît, Jo. Fais quelque chose.
Je la regarde bouche-bée et, sans prévenir, je fais volte-face et m’en vais.
Pourquoi suis-je parti ? Parce que j’avais peur. Parce que je suis un mouton. Et qu’il est plus simple de ne rien faire plutôt qu'affronter Lukas et Elliott. Plutôt qu’affronter le mal, le regarder droit dans les yeux et lui dire : non !
Mais quand on lui dit non sans obtenir l’effet escompté, alors que faire ? Je ne sais pas, se battre ? Encore et encore ? Elle n’a pas su se battre.
C’est la dernière fois que je l’ai vue.