En 1884 paraissait le roman décadent "Le Vice Suprême" de Joséphin Péladan, mettant en scène Léonora d'Este, fière jeune femme descendante de Lucrèce Borgia qui, installée à Paris, se trouve être l'objet brûlant de la convoitise des hommes. Seulement, Léonora excite les désirs, embrase les cœurs, provoque les passions mais... sans jamais les satisfaire. Léonora est chaste, chaste et pleine d'orgueil, « satisfaite, dans le soin de sa gloire, d’être indemne des ivresses animales de la sexualité […] », et c'est justement ce qui constitue son Vice Suprême.
Sur ses formes Parmesanes le peignoir de soie violette a des froissements pareils à des moues de lèvres, à des caresses timides et effleureuses. Un bras, que la retombée de la manche dénude, encouronne sa tête aux cheveux roux et lourds[…]. Par un bayement de l’étoffe la gorge apparaît filigranée de l’azur des veines qui transparaissent. Les seins très séparés et placés haut sont aigus, […], les pieds nus ont cet écartement de l’orteil que la bandelette du cothurne fait aux statues : et le sortir du bain amollit de matité douillette tout cet éphébisme à la Primatice. On dirait l’Anadyomène[…], un Botticelli où la sainte déshabillée en nymphe garde de la gaucherie dans la perversité d’une plastique de stupre ; une vierge folle de Dürer, née sous un ciel italien[…].
Prétention de ma part, peut-être, mais jamais trop sérieuse, je ne peux m’empêcher de me trouver des traits communs à Léonora et, dans une moindre mesure, à son fol auteur-inventeur fantasque : de Léonora j’ai la rousseur, la peau diaphane, l’harmonie des formes, et, surtout, surtout, le dédain des hommes et la (presque) absence de désir pour eux ; du pédant Péladan, j’ai l’amour de la mise en scène, du verbe et de la vaine volubilité.
Pourtant, contrairement à Léonora, je n’attire pas le regard, je ne me montre pas, ou plutôt je me montre sans artifices, sans volonté de mettre en exergue ma féminité ; à défaut de la beauté, je possède la juvénilité, je suis « laide habillée » mais « très désirable nue », je suis un « joli adolescent », « un bel éphèbe, au charme androgyne ». J’ai ce corps ni vraiment de femme, ni vraiment d’homme, sans véritable attirance ni pour les femmes, ni pour les hommes.
Je ne suis pas chaste : je ne l'ai pas toujours été.
J’ai fréquenté quelques hommes sans tirer grande satisfaction de l’amour physique et sans jamais jouir, il me semble. Mon envie première, c’était susciter le désir le plus ardent chez mon partenaire tout en me soustrayant à l’acte physique ou en m’y abandonnant presque « contrainte et forcée », dans un rapport sans douceur et sans tendresse, me complaisant dans ce rôle de tentatrice, séductrice « malgré moi », mais pas putain, jamais. Je désirais être désirée, consentir plus ou moins mais ne jamais m’offrir, pas totalement.
Aujourd’hui, eh bien… ces rapports, douloureux dans tous leurs aspects, ne m’intéressent plus, ou très peu.
« Voici l’homme ! Et voilà le plaisir ! .
Car passé le plaisir de la séduction, que reste-t-il ? Le plaisir physique ? Ah !
Il y a, en moi, cette réserve, cette distance, cette inhibition : je suis incapable de m’abandonner complètement. Un semblant de plaisir monte, monte, péniblement, et puis... s'éteint, comme cela, comme une bougie que l'on souffle. Alors, je suis frustrée, et je m’ennuie, et je me lasse de n’être « qu’un objet » de désir, et rien, absolument rien hors de l’intimité…
Mon vrai désir, mon désir profond, inavouable, c’est d’être désirée sans être possédée, d’être caressée tendrement, d’être étreinte, serrée, comprimée, jusqu’à ne plus pouvoir respirer, de fusionner, presque. De casser la distance.
Je me trouve face à un dilemme… La sexualité ne m’intéresse pas, ou si peu, et en même temps, je ne peux m’empêcher de penser : quel gâchis…! Moi qui n’ai rien, si ce n’est la juvénilité, elle sera bientôt fanée, et je n’en aurais pas profité !
***
Jules M*** referma le journal. « Hum ». Décidément, l’affaire était grave. Il consulta sa montre. 17h23. Quelques minutes encore avant la tombée de la nuit. « Ma foi, pourquoi pas ? Je n’ai de toute façon rien à faire… Et… oui, oui, cela semble sérieux ».
- Que de monde ! Je ne vous reconnais plus…
- Mon amie, Carmina Biella-Rossi.
Une femme ronde, les cheveux noirs, bouclés, la figure peinte. Les cils longs, artificiellement longs.
- Cette lettre… à quoi rime-t-elle ?
Armelle haussa les épaules.
- Mais rien, rien… J’ai écrit comme ça, sous le coup d’une impulsion.
- Vous êtes très émotive. Je ne vous reconnais plus.
- Je bois trop, c’est tout.
Jules arpenta le couloir ; il les vit, là, les sinistres cadavres. Pinot, Gerwuzt, moelleux…
- Vous buvez du blanc et broyez du noir.
- Nul remède à mon malheur…
- Vous vous sentez seule, comme moi, comme tout le monde, en somme. Vous aussi, vous ne sortez pas ! À quoi s’attendre d’autre… ?
- Je reçois, moi. Et dans les règles de l’art.
- Ah ! Vous recevez… Cette Carmilla par exemple…
- Carmina. Pourquoi prenez-vous ce ton ? J’aime beaucoup Carmina. Elle me… stimule, à sa manière.
- Ce n’est pas une compagnie pour vous. Que fait-elle, dans la vie ?
- Beaucoup de choses, comme tout le monde.
- Non, je veux dire…
- Son métier, son activité ? Elle écrit.
- Je m’en doutais… Elle écrit ! La belle affaire… Et elle publie… ?
- Oui, mauvaise langue.
- Quelle édition ?
- Lettres rouges.
- Ah ah ! Je ne peux pas dire que je sois surpris ! Armelle, enfin, ce n’est pas sérieux…
- Carmina écrit très sérieusement des choses très amusantes, oui. Venez voir…
Couverture bleutée. « 1001 nuances de nuit ».
- Non, non, ce n’est pas sérieux...
- Évidemment que ce n’est pas sérieux. C’est sensuel. Regardez : elle me l’a dédicacé.
- Jolie écriture, en effet. Quoique… un peu trop scolaire à mon goût… Regardez ce « C », ces arabesques ridicules… non, non, c’est trop pompeux…
- On ne juge pas un livre à sa couverture, encore moins à sa dédicace…
- Vous vous trompez, ma chère. La forme dévoile toujours le fond.
- Je vous prends au mot. Si je vous crois, par exemple : vous, avec vos frusques vieillies, trouées, vos cheveux en bataille, bref, le désordre général de votre allure, je penserais : « vous êtes un inconséquent, vous ne vous donnez pas la peine, vous êtes mou, sans caractère, vous vous laissez porter... ».
- Ah ! C’est un portrait assez juste, mais incomplet. Je me laisse porter, oui, si on veut… Que voulez-vous ? On ne peut pas aller à contre-courant de la vie, encore moins de sa nature. Mais j’ai du caractère !
- Vraiment ? Je vous vois-là, toujours à traîner dans mes pattes… Je sais ce que vous voulez. Vous êtes comme les autres. Vous n’êtes pas bien original.
- Les autres ? Quels autres ? Ceux qui vous désirent le temps d’une nuit ? Vous me connaissez, Armelle… Je suis votre confident et, plus important encore, votre garde-fou. Je vous aime pour ce que vous êtes, pour la vie ! Par pour une nuit.
- Je n’ai pas besoin de… Vous vous croyez mon protecteur… ? Des autres ?
- Des autres hommes, oui, parfois… De vous, surtout. Vous faites n’importe quoi, quand on ne vous surveille pas ! Appelez, et je serai là !
- Je m’ennuie, terriblement…
- Sortez !
- Non.
- Vous avez peur du monde ?
- Le monde, c’est trop pour moi. Je préfère mes livres. Et Carmina.
- Carmina, Carmina… ! Encore Carmina ! Qu’a-t-elle donc, cette pauvre femme ?
- De l’attention. De la douceur… de l’imagination, elle ! De bons conseils.
- Et un corps de femme ?
- Qu’allez-vous penser ? Oui, par exemple.
- Vous aimez les femmes comme moi, j’aime les femmes, vous voulez-dire ?
- Je ne sais pas ce que vous sous-entendez, vieux Jules. Mais à la réflexion… Oui, je crois bien que je les préfère aux hommes.
- Par exemple ! Je n’y crois pas. C’est une lubie de votre part…
- Vous ne croyez en rien, de toute façon.
- Si. Je crois en… la vérité ! L’honneur ! L’amour ! Enfin, parfois…
- Je vous l’ai dit et je le répète. Oui, je crois que je préfère les femmes. J’aime leur douceur, leur sensibilité, leur fragilité. Leur force de caractère !
- Vous avez peur des hommes, c’est tout. Mais vous n’avez pas peur de moi ?
- Vous ? Mais enfin…
Armelle marchait, ronde sans fin dans l’appartement. Le parquet crissait sous ses pieds nus.
- Je n’ai pas peur des hommes. Je les méprise.
- Cette conversation ne va nulle part. Vous ne méprisez pas tous les hommes, soyez raisonnable.
- Oui, tout comme je n’aime pas toutes les femmes, je suis raisonnable !
Je viens te lire à mon tour.
J'ai été un peu surprise par la citation au début qui est assez longue et peu digeste étant donné l'époque du livre cité. Peut-être raccourcir un peu ?
Sinon, ton style se sent tout de suite et c'est plaisant, même si je trouve que les virgules ralentissent la fluidité de ta plume tout comme tous ces guillemets qui hachent la lecture, surtout que tu alternes avec les mots en italique qui pour moi suffisent.
J'ai trouvé le sujet très intéressant, c'est rare d'aborder la sexualité de cette manière et pourtant, tellement juste. Le dialogue était savoureux à lire, surtout la fin qui m'a fait sourire.
"Vous buvez du blanc et broyez du noir." : joli !
Dans l'ensemble c'est un premier chapitre efficace mais peut-être encore un peu brouillon.
Bonne continuation.