Chapitre un

Par Aoren

Chapitre un : Où l’on parle de toasts et de jeunes filles

 

 

Je passe vraiment une sale semaine.

Premier hobgobelin à franchir la Porte-Levis depuis septante-treize générations, et la seule pensée qui me traverse l’esprit c’est « je passe vraiment une sale semaine ». Et je me sens parfaitement normal, pas noble, valeureux, choisi, en charge d’une mission divine… non, je me sens tout à fait normal. Peut-être parce que je ne suis pas l’élu ou quelque chose dans ce genre. Peut-être parce que j’ai été forcé de partir.

Donc, comme je vous le disais, je passe vraiment une sale semaine. Dans les livres anciens, la semaine commence le lundi ou le dimanche, mais chez moi, les gens ont décidé, allez savoir pourquoi, que ce serait pour nous le jeudi. Et dès jeudi, dès le premier jour, la vie m’a envoyé crasse sur crasse.

Déjà, mon toast s’est mal grillé. Vraiment mal grillé. Brûlé, noirci, immangeable. On pourrait croire que ce n’est rien, mais ma journée à moi, elle débute avec des toasts, et un mauvais toast fait débuter une mauvaise journée. C’est une sorte de signe, si vous voulez.

Après ça, j’ai trébuché comme une andouille dans la forêt. Chaque matin, je me rends dans la forêt voir Ariana, parce que je suis un prince et « je ne dois pas éprouver de sentiment non politique », selon la Charte Princière – ce livre existe, je vous le jure – et je ne peux donc pas la rencontrer au palais, où tout le monde nous verrait. Ariana est une fille très belle, très intelligente, qui a tout pour être heureuse, et malgré sa foule de prétendants, elle m’a choisi, moi. La couronne sur ma tête à probablement quelque chose a voir avec ça, mais je passe vraiment une sale semaine, alors ne m’enlevez pas l’amour d’Ariana, s’il vous plaît.

Donc, je cache ma relation avec Ariana, c’est pourquoi nous nous voyons dans la forêt, et j’ai trébuché comme une andouille. Je me suis affalé de tout mon long sur le sol, et quand j’ai voulu me relever, j’ai roulé deux fois sur moi-même pour chuter lourdement dans la rivière. Heureusement, rat mouillé ou non, ma belle m’aime pour ce que je suis, et elle ne s’est même pas moquée. Nous bavardions gaiement, quand, soudain, mon père, trois conseillers royaux, dix chevaux et onze gardes ont débarqué. Évidemment. Les toasts ne mentent jamais.

Mon père a fait mine d’être choqué de nous trouver là tous les deux et franchement, c’est un peu exagéré, parce que quand on se balade de bon matin avec tout ce petit monde, on cherche quelque chose. J’ai levé les yeux au ciel. Et lui, qui connaît la Charte Princière par cœur, m’a cité toutes les infractions que je commettais à être tranquillement assis sur une souche, et il a décrété que j’étais la honte du royaume, que je ne savais pas respecter les règles simples, méritais l’exécution publique pour faire de moi un exemple. Direct. « Fiston, t’es un raté, allez, messieurs les gardes, passez-lui la corde au cou et n’en parlons plus ». Quel genre de père fait ça à son fils ?

Eh bien lui. Donc, ils m’ont attrapé par les chevilles et traîné derrière eux dans tout le château jusqu’à l’Érable, au centre de la cour. L’Érable n’a rien de particulier, mais un de mes lointains ancêtres a déclaré que c’était un érable magique et depuis, on l’arrose avec de l’eau pure, et il a droit à une majuscule.

Ils m’ont mis debout en-dessous et, bien sûr, un garde a sortit une corde de sa poche. Dans la Charte des Gardes Royaux, il y a un paragraphe qui stipule que tous les gardes royaux de Hobgobelintopia doivent toujours avoir une corde sur eux, ou c’est juste ce mec qui est bizarre ? C’est ce que je me suis demandé quand ils m’ont pendu. Ensuite, je suis passé à une question plus intéressante : comment ma matinée avait-elle pu dégringoler de cette façon en moins d’une heure ?

Je me suis rendu compte que les gens se fichaient bien de mon sort. Certes, je suis le sixième fils, et quand on me rencontre, je sais bien que les gens pensent « il y a un sixième fils ? ». Il n’arrive jamais rien aux sixièmes fils. Aux aînés et aux benjamins, à la rigueur. Et aux septièmes, mais seulement si leur père était également un septième. Mais les sixièmes ? Enfin, je pensais qu’on m’appréciait au moins un peu. Mais non. Les gens ont continué leur petite vie, les palefreniers avec leurs chevaux, les demoiselles de compagnie avec leurs princesses de compagnie et les cuisiniers avec leurs pâtissiers. Les sbires de mon père se sont détournés et ont repris leurs activités. Personne ne me regardait pendouiller misérablement sur la branche la plus basse de l’Érable. Même le mec à la corde ne s’est pas préoccupé de moi, ne serait-ce que pour récupérer son matériel à la fin.

L’air commençait à me manquer, mais, fortuné que je suis, même pour un jour sans toasts, Ariana est venue me libérer. Elle a scié mes liens avec un poignard et m’a dit de sa belle voix claire :

- Pars.

- Pour aller où ?

- Là où ils ne te trouveront pas.

Le fait est que cette histoire de relation n’est que le dernier d’une longue série d’actes uniquement destinés à faire enrager mon père. Je crois qu’il en a eu marre, d’autant plus que je ne sers à rien dans ce pays. Et puis la traque amuse les soldats, qui ont besoin de distraction de temps à autre. Me chercher serait pour eux une partie de plaisir. On mobiliserait tout le monde pour y participer. Ils me trouveraient où que j’aille. Sauf…

- Dehors, ai-je murmuré.

Elle a hoché la tête et, pris d’un élan follement romantique, je lui ai dit :

- Viens. Pars avec moi. Fuyons ce royaume rempli de chartes inutiles.

Et j’ai tendu la main. Elle a refusé. Je comprends. Ariana est très belle, très intelligente, je ne le répéterai jamais assez, et elle a une véritable foule de prétendants. Ici. Mais à l’extérieur ? Là où personne ne s’est aventuré depuis une date barbante ? Elle n’allait pas risquer de perdre sa popularité pour un malheureux sixième fils, surtout si le sixième fils en question est renié. Je comprends, et je comprenais déjà à ce moment là, mais j’étais outré, surtout lorsqu’elle a répondu :

- Je t’ai peut-être sauvé, mais seulement parce que tu ne mérites pas ça, et que tu n’aurais pas pu t’en sortir tout seul, Hobson.

- Je croyais que tu m’aimais.

- Pas toi. L’argent. Mais maintenant que tu es renié, tu n’hériteras jamais. Tu es un minable, et tu as même perdu la seule chose que la vie a bien voulu te donner.

Alors j’ai sortis une réplique qui m’a semblé cinglante sur le coup, mais qui à la réflexion n’est pas terrible :

- Très bien. De toute façon, il est hors de question que j’épouse une fille avec un nom aussi débile qu’Ariana ou que je vive dans un royaume au nom aussi pourri que Hobgobelintopia.

Et j’ai tourné les talons en courant, le plus dignement possible, vers la Porte-Levis. Voilà, quand je vous disais de ne pas m’enlever l’amour d’Ariana, vous n’en auriez pas eu besoin, elle s’est très bien débrouillée toute seule.

À toutes les Ariana qui lisent ces mots, je n’ai rien de personnel contre votre très joli prénom. En ce qui concerne Hobgobelintopia, en revanche, je le pensais sincèrement. Hobgobelintopia, franchement, c’est pas un de ces noms qui fait trembler les ennemis quand ils l’entendent.

La Porte-Levis est en réalité un pont-levis, sauf qu’elle s’ouvre sur de l’herbe – comme une porte – et pas de l’eau. Mais elle se couche sur le sol comme un pont-levis. D’où : la Porte-Levis, mi-porte, mi-pont-levis. J’ai actionné le levier, et accédé à l’extérieur, une forêt sombre et d’apparence hostile.

Et voilà. Je me suis fait pendre, personne ne m’aime, l’amour de ma vie y compris, et mes toasts ont brûlé ce matin. Je passe vraiment une sale semaine, car on est jeudi et que la semaine commence, donc je peux le dire.

 

J’ai lu quelque part que « sylve » est un synonyme du mot « forêt », mais l’endroit où je me trouve est beaucoup trop laid pour être qualifié de quelque chose qui sonne aussi bien que « sylve », aussi m’en tiendrai-je à « forêt ». Les arbres aux troncs noueux cachent le soleil, les ronces et le lierre se battent à qui prendra le plus de place, l’air putride m’agresse les narines, et il n’y a derrière moi qu’un panneau de bois, qui s’est déjà refermé et est impossible à ouvrir de l’extérieur. Je regrette un peu d’être parti comme me l’a conseillé – ou plutôt ordonné – Ariana.

Et là, je remarque un objet totalement incongru et luisant de propreté : une pancarte en bois rose, avec, rédigé en violet à paillettes d’une écriture enfantine « Bienvenue dans la Foret Enchantee ». « Bienvenue dans la foret enchantee » ? Sur une pancarte ? En bois rose ? Non mais c’est quoi ce pur respect des clichés ? Et puis ça vous tuerait de mettre des accents ? Enfin bref… Je ne suis jamais sorti de chez moi. Peut-être qu’ici, c’est normal de martyriser notre langue, après tout.

J’avance droit devant moi, parce que je n’ai pas l’embarras du choix et qu’un sentier de feuilles semble m’appeler, s’arrête juste à mes pieds.

La route est bien droite, pas sinueuse ni rien, et même si je ne suis pas très rassuré, je marche tranquillement, en sifflotant, sans me poser de questions.

Au bout d’un moment, j’arrive à un croisement. Là, encore un autre panneau, toujours en bois et avec une inscription en violet criard. Il pointe deux directions. À gauche : Par ici, paturages verdoyants et paisibles. À droite : Demi-tour, pas par là, vous courez à votre perte, danger, la mort vous guette à chaque tournant. Je mets moins d’un quart de seconde à me décider. Je n’ai pas d’armes sur moi, je ne sais pas me battre, et je ne suis pas bien costaud, mais je suis un prince hobgobelin, et les hobgobelins ne reculent pas devant les pancartes, que diable ! J’ai fui mon pays sans histoires pour de l’aventure – ce sera la version officielle, du moins –, et cette occasion en or me fait l’effet d’un cadeau divin.

Je vais donc vers la droite. La route monte un peu, les arbres sont toujours menaçants mais, au bout d’un moment, la végétation s’espace, devient moins broussailleuse et plus agréable, pour finalement devenir une immense prairie. Des pensées, des violettes, des lupins, des jacinthes, des tulipes, des pissenlits, un festival de fleurs colorées s’épanouit ici, et les abeilles s’en donnent à cœur joie. Je ne vois pas vraiment où la mort peut bien me guetter, et je me remets à chantonner. Le soleil brille, il ne fait ni chaud ni froid, tout va bien, ma sale semaine commence à s’améliorer. Quand j’arrive au bout de ce magnifique champ, une abeille me pique par mégarde. Tu parles d’un danger.

Je me trouve dans un endroit entre la plaine et la forêt, très joli et accueillant. Je commence à me demander si un petit malin n’a pas interverti les panneaux, mais il n’est pas question de rebrousser chemin. Mes pieds me font un peu souffrir et, entendant le bruit d’une rivière non loin, je m’en vais les tremper dans l’eau pour me rafraîchir et les soulager. Je patauge innocemment quand j’aperçois une forme noire sous la surface. Je recule un peu. Les poissons me font peur, mais celui-ci pourrait peut-être me faire office de dîner, et je ne compte pas le laisser m’échapper. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Une truite ? Un brochet ? Un saumon ?

C’est là que la chose sort la tête de l’eau et que je me rends compte que ce n’est ni un saumon ni une truite. Il a un museau canin, deux yeux noirs en amande sans pupille, une crinière rose bonbon qui flotte autour de sa tête, un corps sans pattes et des crocs acérés.

- Un dra… un dradra… un dragon !

Un dragon, là, caché dans la rivière sans que je ne le remarque. Parfois, je me sens bête.

Il rugit, je hurle, et je me sauve en courant sans même prendre le temps de remettre mes chaussures. Je tourne en rond, les bras en l’air et en braillant, parce que je n’ai aucune idée d’où aller et que je ne suis pas très doué pour réfléchir dans les situations de ce genre. Le dragon plane au-dessus de moi, immense, imposant. Je trébuche sur une pierre, tombe vers l’avant, tente de me relever mais je roule sur le côté, et quand je me redresse, il est juste devant moi, à me souffler son haleine fétide de viande putréfiée à la figure.

- Maman, je pleurniche, même si ma mère est morte il y a des années.

Il va me dévorer, c’est sûr qu’il va me dévorer, me manger tout cru, sans même un peu de sel ou me faire cuire, moi, pauvre petit sixième fils qui n’a même pas eu le plaisir de toasts convenables avant de mourir. Sa mâchoire s’approche terriblement près de mon cou, il va me trancher la tête quand, soudain…

- Flammenküche ! Assis !

Le dragon, qui doit être Flammenküche, me relâche immédiatement, se recroqueville docilement sur l’herbe, l’air penaud. Je me tourne vers ma sauveuse, une très jolie jeune femme, dont les longs cheveux mauves cascadent sur ses épaules et l’air farouche et la cape noire rendent un peu inquiétante. J’ai envie de la remercier, mais elle ne m’en laisse pas le temps, reprend de sa voix autoritaire :

- Je t’ai déjà dit de ne pas toucher aux visiteurs avant que je les aie engueulés. Sérieux, tu peux pas attendre ?

Euh… quoi ? Elle veut juste me passer un savon avant de le laisser me faire ma fête ?

Pile au moment où je formule cette pensée, elle me regarde droit dans les yeux et me tend une main blanche et fine pour que je me relève.

- Merci beaucoup, gente daaame…

Elle vient de m’envoyer son poing en plein dans la figure, celui que j’avais trouvé délicat il y a quelques secondes, avec une telle force que j’en saigne du nez.

- Abruti !

Elle se prépare à recommencer, mais je me protège en me cachant la tête dans les bras.

- Attendez !

- Quoi, encore ? soupire-t-elle.

- Pourquoi m’aider à me relever pour me frapper ensuite ?

Ce n’est pas une question très intelligente, d’accord, mais c’est bizarre, vous ne trouvez pas ?

- Je ne blesse jamais un homme à terre. Je peux continuer, ou vous aller m’interrompre ?

Je fais non de la tête.

- Abruti, mais pourquoi est-ce que vous avez pris ce chemin ? Y a marqué « danger, mort » et patati et patata. Vous savez lire, quand même ? Quand on fait votre taille, on va pas vers le danger et la mort ! Y a des panneaux, c’est pas fait pour les chiens !

- Aïe ! Arrêtez ! Oh, et puis ce n’était pas si dangereux que ça. À part le dragon, tout le long de la matinée, et de l’après-midi, je me suis juste fait piquer par une abeille. Franchement, ce n’était pas si terrible.

Elle cesse immédiatement de me rouer de coups, figée.

- Vous vous êtes fait piquer par une abeille ?

- Oui, mais ne vous en faites pas, je ne suis pas allergique et ça ne fait pas mal.

- Il ne s’agit pas de ça. Venez avec moi.

Loin de vouloir dissuader une aussi jolie personne de m’emmener avec elle, j’ajoute quand même :

- Mais, attendez ! Je ne connais pas votre nom !

Enfourchant le dragon, elle se retourne brièvement pour dire :

- Ariana. Flammenküche, prends-le, il va se faire dessus si je lui demande de monter sur ton dos.

Le monstre me saisit entre ses griffes, et survole la canopée à une vitesse hallucinante. J’ai trop peur pour hurler. Les yeux écarquillés, je peine à reprendre mon souffle.

Au bout de quelques minutes, je me calme un peu et me concentre sur un sujet d’autant plus préoccupant : elle s’appelle Ariana. Comme mon ex-amante, qui m’a libéré ce matin avant de me dire que je pouvais me fourrer le doigt dans l’oeil si je croyais qu’elle m’aimait sincèrement. Elle m’a trahi, et cette Ariana-là ne semble pas plus commode. Décidément, celles qui portent ce prénom et moi, ça fait deux. Mais il faut que je trouve un moyen de les différencier. L’Ariana de Hobgobelintopia avait les cheveux blonds, et celle-ci possède des mains incroyablement blanches, je l’ai remarqué tout à l’heure. Ce sera donc : Ariana-la-Blonde et Ariana-aux-Blanches-Mains. Voilà, avec ces caractéristiques, je ne risque pas de m’emmêler les Ariana.

Le dragon avance tellement rapidement que je ne peux même pas observer le paysage qu’il se pose déjà en bas d’une haute tour, en pierre grise et sur laquelle courent du lierre et du chèvrefeuille, avec un toit pointu qui lui fait comme un chapeau. Mais je n’ai pas le temps de la détailler car Ariana-aux-Blanches-Mains, aussi pressée que son animal domestique, me crie :

- Descendez de là, dépêchez vous !

Je saute avec un air digne et atterris avec un air un peu moins digne sur le sol dur. Elle lève les yeux au ciel.

- Arrêtez de faire le guignol et faites ce que je vous dis.

Elle m’attrape le poignet et me traîne quasiment à l’intérieur, un bric à broc de fioles, de parchemins, d’amulettes en tout genre et de dessins. Elle me pousse sur un tabouret et m’ordonne :

- Ne bougez pas.

Et elle farfouille dans son bazar en marmonnant que je suis vraiment le pire des abrutis, avant d’extirper une potion vert émeraude d’une pile de je-ne-sais-quoi.

- Où vous a-t-elle piqué ? demande-t-elle.

- Qui ?

- L’abeille. Suivez, un peu.

Je pointe mon avant-bras et elle l’immobilise pour verser son liquide vert dessus.

- Aïeeeeeeeeeee ! Ça brûle ! Mais qu’est-ce que c’est que ce truc, jorniviolette ?

- Vous ne voulez pas le savoir. C’est bon, je pense que ça devrait aller, maintenant.

Complètement éberlué, je lui hurle :

- Mais qu’est-ce qui vous prend ? C’est juste une piqûre, pas la peine de me carboniser !

Ma peau est intacte, mais je me sens en droit d’exagérer. Je suis un prince dorloté, j’ai besoin qu’on me prévienne avant de m’infliger ça.

- Une piqûre d’abeille Folle. Ce n’est pas ordinaire.

Je plante mon regard droit dans ses beaux yeux noirs, histoire de bien lui faire comprendre que je n’ai aucune idée de ce qu’est une abeille Folle et qu’elle doit développer un peu.

- Vous avez sûrement remarqué qu’il y avait beaucoup de fleurs dans cette prairie. Je les cultive personnellement avec des tas de potions et de sorts. Elles sont devenues très spéciales grâce à moi. Ensuite, les abeilles les pollinisent et rentrent à la ruche. Je récupère le miel magique et je l’utilise en guise de philtre d’amour. Parce que vous savez, de nos jours, les gens se méfient quand on leur donne un philtre. Mais pas du miel. Bref, les abeilles ingèrent une petite quantité du pollen modifié et cela les rend complètement folles. D’ici quarante-huit heures, vous vous seriez mis à délirer, pour mourir un peu plus tard.

Je garde un moment le silence, choqué.

- Surtout, ne vous confondez pas en remerciements.

Je me lève d’un bond, saisis sa main si blanche et délicate, pose mes lèvres dessus. Elle la retire aussitôt.

- J’ai envie de vous coller des baffes. Déjà vous respectez pas les panneaux, ensuite vous osez croire que vous avez une chance avec moi.

Ah. Elle n’est pas intéressée. Tant pis. De toute façon, c’est une Ariana, ça se finira mal dans tous les cas, selon mon expérience.

- Auriez-vous par hasard une sœur ou une cousine à me présenter ?

- Vous êtes répugnant.

- Vous n’avez pas dit non.

- Au risque de devenir vulgaire : allez vous faire foutre.

J’ai un petit mouvement de recul. Voilà une femme qui a du caractère.

- Mais bon, puisque vous voulez absolument rencontrer une jeune fille, je crois pouvoir arranger ça. On n’aura qu’à dire que ce sera mon paiement pour vous avoir sauvé.

À ses mots, mes yeux se mettent à briller.

- Une jeune fille ?

- Oui, une jeune fille qui se sent très seule et à qui je dois rendre visite très souvent si je ne veux pas qu’elle emménage chez moi. Mais je suis un peu débordée, en ce moment, alors je vous dépose, je fais ce que j’ai à faire, je vous ramène et je ne vous revois plus jamais. Marché conclu ?

- Marché conclu.

Je n’ai pas besoin de plus. Depuis qu’Ariana-la-Blonde m’a libéré pour m’abandonner à mon triste sort, c’est-à-dire depuis ce matin, je suis prêt à me faire à n’importe quelle relation.

- Très bien, allons-y, déclare ma sauveuse, apparemment soulagée.

- Maintenant ?

Le temps est passé plus vite que ce que je croyais, et le soir tombe déjà.

- Oui, maintenant.

- Mais… il fait presque nuit !

- Justement.

Un peu abasourdi, je la suis quand même à l’extérieur, où elle me pousse sur le dos du dragon et indique la route à Flammenküche.

Malgré la vitesse impressionnante de notre monture, la lune est déjà haute dans le ciel lorsque j’aperçois les tours d’un palais de nacre, aussi brillantes qu’un phare en pleine tempête. Nous nous posons dans les jardins, sur un parterre de ce qui me semble être des mauvaises herbes, et je saute à nouveau bien peu élégamment.

- Bon, commence Ariana-aux-Blanches-Mains, dites que vous venez de ma part. Entrez sans frapper. Je passerai vous récupérer vers neuf ou dix heures, si vous voulez encore repartir.

Et elle s’envole à nouveau, avant de disparaître.

J’avale ma salive et avance prudemment. Je crois que c’est un parterre de ronces, car mes chevilles sont toutes écorchées, et le reste des jardins n’est pas plus accueillant. J’entends les chouettes hululer, et la lumière incertaine déploie des ombres inquiétantes sur mon chemin. Je commence à regretter un peu d’avoir accepté de voir cette fille sans en savoir plus à son sujet. Mais pas question de rester caché ici, je préfère de loin affronter une menace à l’intérieur que dehors.

Je finis par trouver un sentier aux pavés abîmés, qui grimpe le flanc d’une colline et, après une petite heure de marche, je me retrouve devant une double porte, sans poignée, mais avec un judas et deux heurtoirs en formes de lions. Je suis tenté de frapper, mais Ariana me l’a déconseillé, alors je pousse de toutes mes forces contre le battant et me retrouve à l’intérieur d’un hall éclairé par des chandeliers, qui sent la poussière et le temps passé. Il y a des toiles d’araignée sur le lustre, qui n’apporte pas de lumière, puisqu’il n’a pas de bougies, et un peu partout ailleurs. J’éternue bruyamment, quatre fois d’affilée. À mes souhaits, à mes amours, qu’ils durent toujours. Et après ? Personne n’a jamais pensé à inventer de suite ? Je devrais y réfléchir, quand j’aurais le temps.

- Oooooohhhh !

Je lève la tête vers l’escalier, un véritable escalier en chêne recouvert d’un tapis rouge, et mon regard rencontre celui, bleu glacé, d’une jeune fille à la peau blême et aux longs cheveux blancs, très belle, à la silhouette gracieuse et élancée. Pitié, faites qu’elle ne s’appelle pas Ariana. Mes histoires avec les Ariana se finissent soit en pendaison soit en balades en dragon, autant dire que c’est pas une partie de plaisir.

- Un visiteur !

La fille descend en courant, tellement vite qu’elle en devient floue, et se matérialise devant moi, entoure mon visage de ses mains. Son sourire laisse apparaître des dents pointues qui me donnent froid dans le dos.

- Et il est solide, en plus ! Jasminaaaa ! Il faut ab-so-lu-ment que tu voies ça !

Une domestique fatiguée apparaît à sont tour, sortie de nulle part.

- Moi, c’est Marie, madame.

- Trop compliqué à retenir, réplique sa maîtresse. Gentiane, nous avons un visiteur solide ! Il est vivant ! J’halllllluuuucine !

Elles restent une minute sans bouger, m’observant avec curiosité, avant que je risque :

- Bonjour ?

- Il parle !

Rappelez-moi pourquoi j’ai accepté cette mission, déjà ?

- Bien sûr que je parle. D’ailleurs, je fais aussi tout un tas d’autres choses merveilleuses, si vous vouliez bien me lâcher, jorniviolette !

- Hallllluuuucinant ! J’en oublie mes convenances.

Elle prend un air très important pour déclarer :

- Je suis Bégonia de Haute-Cour, enchantée.

Bégonia de Haute-Cour. Jamais entendu parler. En même temps, jusqu’à ce matin, je vivais cloîtré dans mon royaume.

- Hobson Pitiful, de même, je dis de façon très élégante.

Elle penche sa jolie tête sur le côté.

- Vous en êtes un, pas vrai, messire Hobson ?

- Quoi donc ?

- Un vivant.

J’opine lentement. Où veut-elle en venir ?

- Dieux merci, je n’ai plus ce malheur !

- Ce n’est pas un malheur, je réponds, légèrement vexé.

- Mais si ! Je pensais comme vous, avant, mais mon cousin m’a mordue et, depuis, je trouve ma vie d’immortelle bien plus agréable. Ainsi, j’ai tout le temps que je veux pour que l’histoire se souvienne de la grande, la puissante, l’ingénieuse, la majestueuse… Bégonia de Haute-Cour !

Pardon ? Mordue ? Selon mes connaissances, une seule créature se reproduit par morsure, ne pouvant enfanter. Une créature qui ne supporte pas la lumière du jour, qui vit recluse et a des canines acérées. Comme cette fille, dans un manoir perdu au beau milieu d’une forêt enchantée, debout à une heure très avancée de la nuit. Je frissonne, commence enfin à comprendre pourquoi Ariana-aux-Blanches-Mains ne voulait pas venir. Trop dangereux. Personne ne veut changer de nature de cette manière.

- Vous… vous êtes… une… une vampire ?

Bégonia remonte ses lèvres en un sourire carnassier.

- Tout à fait, messire.

J’ai souvent peur, je suis un vrai froussard, mais là, c’est une véritable terreur qui s’empare de moi. Jamais je n’avais ressenti ça avant, pas même quand le dragon a faillit me dévorer.

- Je… dois aller… faire le truc, là… pour Ariana… j’avais complètement oublié, désolé… à la prochaine…

J’esquisse un geste vers la porte, encore ouverte, mais mon hôte tend un doigt dans sa direction et elle se referme brusquement. J’entends la clé tourner plusieurs fois. J’essaie de garder la tête froide, de dénombrer les autres sorties possibles, mais ma vue se brouille.

- J’étais comme vous, vous savez, quand Germain, mon cousin, m’a transformée. Ignorante, effrayée. Mais il m’a ouvert les yeux, et je suis bien mieux comme ça.

Sa voix dégouline comme du miel, sucrée et écœurante.

- Laissez-moi vous aider, messire Hobson.

Elle avance, je recule, mon dos percute le battant derrière moi, et elle continue de s’approcher, une lueur de folie dans le regard.

- S’il vous plaît, mademoiselle de Haute-Cour, je vous en prie, je ne veux pas…

Elle me plaque les épaules de façon à ce que je ne puisse plus bouger, ce qui ne m’empêche pas de tenter de me débattre. Je gesticule comme un asticot, bafouille plus d’idioties que je n’en ai proféré en une vie. Mais elle est plus forte. Je sens ses cheveux blonds, tellement blonds qu’ils en sont presque blancs, me frôler la peau et, finalement, ses dents se planter dans ma chair. Elle distille en moi son poison vampirique, son essence contre-nature, et il est trop tard.

Je suis comme elle, maintenant. Pour l’éternité.

Comme on dit, les toasts ne mentent jamais.

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Rayla
Posté le 29/12/2024
J'adore le style de ton écriture et de ton histoire. En lisant le début, on s'attend pas à ce que ça évolue majestueusement au point d'avoir un dragon.
Hâte de lire la suite !
Aoren
Posté le 31/12/2024
Merci pour ce commentaire !
blairelle
Posté le 10/10/2024
OK j'aime beaucoup
J'ai pas forcément de commentaire pertinent à mettre donc voici la liste des points que j'ai trouvé drôles :
- les toasts
- le garde qui a une corde dans sa poche
- les demoiselles de compagnie et leurs princesses de compagnie
- le panneau rose qui indique "Foret enchantee" sans accents
- "Je t’ai déjà dit de ne pas toucher aux visiteurs avant que je les aie engueulés"
Par contre Ariana-la-Blonde qui avoue cash qu'elle s'intéressait juste à son argent, je trouve ça un peu triste, et la vampiresse à la fin, j'ai vraiment pas compris ce qu'elle vient faire là (enfin je suppose que je comprendrai avec le chapitre suivant)
Aoren
Posté le 10/10/2024
Merci beaucoup pour ce commentaire,
Je pense effectivement exploiter un peu plus le personnage de Bégonia dans le chapitre suivant, et développer un peu plus sa présence dans l'histoire.
blairelle
Posté le 11/10/2024
P.S. À tes souhaits, à tes amours, à tes mouchoirs, atterrissage (ou amerrissage si c'est à la première personne)