De brume en brouillard, il n'y avait qu'un pas et les miens étaient précipités. En sortant de l'ascenceur, je croyais que ma mission serait un jeu d'enfants mais il n'en était rien. J'avais pourtant eu du flair en descendant directement au niveau 0. Dès que j'avais posé le pied dehors, le GPS à mon poignet s'était mis à clignoter d'une flèche rouge indiquant que ma cible n'était qu'à six cents mètres. Malheureusement, la réalité du terrain différait largement de l'abstraction des cartes géographiques dont la dernière édition remontait à une quinzaine d'années. Qu'aucun cartographe n'eût mis les pieds au niveau 0 depuis belle lurette ne m'étonnait pas à la vue de ce qui se présentait devant moi.
La limite entre le trottoir et la chaussée était effacée par les innombrables taudis de bric et de broc entassés les uns contre les autres. On pouvait à peine circuler entre des logis si minuscules que les jambes de ceux qui essayaient de dormir dépassaient parfois. Les gens d'ici étaient tellement pouilleux qu'ils se fondaient dans le décor. Au-dessus d'eux planait un nuage épais et uniforme de pollution. Il neigeait continuellement des détritus jetés des niveaux supérieurs tels des restes qu'on abandonnait négligemment aux chiens. Et de fait, les pauvres gens se penchaient, mottes de loques ambulantes, et faisaient le tri. Le ciel bas se transformait ensuite en un horizon pas si lointain de brume qu'on devinait poisseuse et qui m'empêchait d'anticiper le chemin que je devais emprunter.
J'aurais aimé me dépêcher tant par malaise que par l'urgence de la situation mais je ne cessais de me heurter à des ombres lasses qui surgissaient au dernier moment, de trébucher sur des obstacles de nature méconnue ou de rebrousser chemin face à des impasses dont le GPS n'avait nulle connaissance. Malgré tout, je progressais et la cible ne se trouvait plus qu'à cinq cent mètres. Je commençais à faire abstraction de la misère au-delà de mon masque antipollution et à me prêter au jeu excitant de cette chasse au trésor.
Nous avions été une vingtaine de miliciens aguerris comme moi convoqués au niveau 490 dont le prestige nous faisait à la fois craindre le pire et lorgner sur le meilleur. Des personnes que nous n'avions jamais vues mais dont nous pressentions l'importance nous avaient expliqué ce qu'elles attendaient de nous. Le contrat était lourd de contraintes mais la récompense exceptionnelle : quelque soit celui d'entre nous qui remplirait à bien la mission, il ferait bénéficier à tous d'un déménagement de dix niveaux. Autrement dit, une promotion sociale qui nous économiserait quinze années de bons et loyaux services. Je me prenais à rêver du nouvel appartement qui m'attendait où les sanitaires et la cuisine seraient certes dans la même pièce que mon couchage mais qui seraient privatifs. Avec un peu de chance, j'aurais peut-être même une lucarne donnant sur l'extérieur. Et si les dieux étaient avec moi, je distinguerais peut-être quelque chose.
Je slalomais depuis une vingtaine de minutes dans une parfaite monotonie de gris, j'approchais des quatre cents mètres de la cible quand un détail retint mon attention. Les yeux rivés sur mon poignet, j'étais obligé de m'arrêter pour confirmer mes craintes. Stupeur ! Les chiffres défilaient dans l'autre sens. De quatre cents, ils étaient passé à quatre cent cinq, puis quatre cent dix. Quelqu'un s'était emparé de la chevalière ! La panique me faisait transpirer, une buée se formait sur les verres de mon masque, ajoutant une brume inutile à un brouillard déjà angoissant. Je me mis à courir, traçant sans ménagements un sillon dans cette vase humaine. Reprenant mes esprits en même temps que ma détermination, je regagnais du terrain et rapidement la bague n'était plus qu'à trois cents mètres.
La chevalière en question était celle du chef d'état en personne ! Comment elle s'était retrouvée au niveau 0, c'était une chose qu'on avait bien voulu nous confier moyennant un secret dont la carotte et le bâton nous avaient fait comprendre le caractère impératif. Après une journée chargée, le chef d'état s'était retiré dans sa suite luxueuse du niveau 500 et plus précisément sur sa terrasse. Contemplant soleil couchant et lune bondissante, il avait ressenti plus que jamais le poids des ans et de sa charge et son cœur n'en put supporter plus. Il s'était affaissé sur le parapet et sa main pendante avait laissé glisser la chevalière en une chute vertigineuse de près de trois mille mètres. La perte de l'objet n'aurait pas eu d'importance s'il n'avait pas de fonction particulière. Or, quiconque le mettait au doigt ne pouvait l'en détacher avant sa mort inéluctable. Cela avait l'avantage d'éviter les impostures mais également l'inconvénient de conférer le titre de chef d'état au premier lambda venu mettant la main dessus. Il était par conséquent inconcevable qu'un miséreux du bas-peuple puisse accéder à cette fonction. Cependant, la valeur de cet objet était totalement inconnue de ces gens-là. C'est pourquoi nous nous étions vus attribuer de manière tout à fait exceptionnelle une arme pour le cas où quelqu'un se serait emparé du trésor.
Je n'étais plus qu'à deux cents mètres lorsque je m'engageais dans une énième impasse. Rageusement, je fis demi-tour mais me retrouvai nez à nez avec trois espèces de voyous tout emmitouflés dans leurs guêtres. Ils avaient repéré mon manège et compris à mon allure que je ne faisais pas partie de leur monde. Leurs sourires édentés accompagnaient à merveille la menace de leurs gourdins. Je ne savais pas si mon semi-automatique possédait un quelconque pouvoir d'intimidation mais je n'avais d'autre choix que de le brandir. Heureusement, sa simple présence suffit à leur faire préférer la vie, aussi lamentable fût-elle. Néanmoins, ils ne déguerpirent pas comme j'aurais pu m'y attendre. Ils se contentèrent de se ratatiner sur eux-mêmes en une douleur muette. Raclant les murs de l'inaccessible, ils s'en retournèrent et disparurent au bout de la ruelle dans l'éternité du brouillard. Le chapître était clos.
Mon taux d'adrénaline chuta en même temps que les mètres qui me séparaient de la cible. Le possesseur de la bague s'était arrêté, il était tout proche à présent. De brume, il n'en était plus question. A mesure que le brouillard s'épaississait, je percevais un changement dans l'atmosphère. Curieusement, l'espace semblait s'élargir et je compris que j'avais débouché sur une place mais j'étais incapable d'en évaluer la superficie. Des rires fusaient, écorchaient mes oreilles de leur obscénité. Devant moi, une lueur étrange et aveuglante dansait. Elle tenait plus du néon que du feu et formait un cercle dans lequel je me sentais irrésistiblement attiré. Je dégainais. Ce ne fut qu'à deux mètres que je pus distinguer trois silhouettes. Il y avait là un homme et une femme qui se tenaient côte à côte et faisaient face à un troisième luron habillé de lamelles de couleurs vives qui étaient la seule touche de gaieté que j'avais croisé dans mon pélerinage. Il gesticulait, pérorait et s'enflammait dans un simulacre de cérémonie de mariage. Et tout d'un coup, je compris. Je baissai les yeux sur les mains du couple et dans celles de l'homme, je vis la chevalière qui n'attendait que d'être passée au doigt de la femme. Pour la première fois de la journée, je me félicitais que le brouillard fût si dense. Au besoin, il cacherait mon exécution si la diplomatie se révélait inefficace.
_ C'est-y qu'un gus voudrait s'opposer au mariage de mes deux jolis tourt'reaux si joliment amoureux ?
La parole de ce clown de prêtre tombait à point nommé. Je tenais fermement mon arme et pris ma voix la plus implacable :
_ Oui, moi.
Les trois hères se retournèrent, surpris. Le poing de l'homme se referma, la femme se blottit contre son bien-aimé. Une même douleur, une même tristesse ridaient leurs visages marqués par la lèpre. Leur peau était tantôt boursouflée, tantôt creusée, les cheveux se dégarnissaient par plaques, la bouche s'ouvrait sur une béance insupportable. Pourtant, ils étaient beaux dans leur amour. Je ne connaissais rien de leur histoire mais leur sincérité ne faisait pas de doute. Malheureusement, j'allais les priver de leur chance étonnante, du seul rayon de soleil qu'ils verraient peut-être de toute leur vie. Je tendis mon bras sans équivoque, décidé à appuyer sur la gachette si je n'obtenais pas une coopération de leur part.
_ La bague, s'il vous plait.
Dans un mouvement de grâce que je n'aurais jamais cru possible, la femme posa sa tête contre l'épaule de son éphémère mari. Elle n'avait en guise de résistance que cette dignité à m'opposer.
Je quittai la place d'un pas désormais tranquille, le brouillard les avait noyés dans leur désarroi. Sur le chemin du retour, une main se posa sur mon épaule. Il s'agissait d'un de mes compères masqué tout comme moi. Mais cette fois, c'était lui qui me menaçait de son arme.
_ Tu as récupéré la bague ?
Je ne comprenais pas ses intentions. Quel intérêt aurait-il eu à faire cavalier seul ? Comme s'il lisait dans mes pensées, il ricana :
_ La crise cardiaque du chef d'état est une version officielle bien commode. Et après tout, mon maître n'en a que faire. Tout ce qui l'intéresse, c'est la bague et tu vas me la donner bien gentiment. Vois-tu, j'ai su faire monter les enchères et le futur chef d'état n'a pas vu d'inconvénients à satisfaire mes désirs.
_ La bague, je ne l'ai pas.
Et je tirai le seul coup de feu de ma vie à travers la poche de mon uniforme. Il s'effondra sans un mot. Cela me convenait très bien, il serait bientôt dépouillé de tout. Habits, arme, corps, tout servirait en ce bas monde. Sa décomposition se ferait à une vitesse fulgurante.
Je m'enfonçais ensuite dans le brouillard et me mis à errer au gré du niveau 0. Finalement, mes rêves s'étaient évaporés, ils avaient cédé la place à une beauté plus grande que les leurs. La femme ne pourrait jamais retirer la bague de son doigt mais je pensais qu'elle n'en aurait de toute façon jamais le désir. J'avais conscience qu'on continuerait à les poursuivre au nom d'un pouvoir qui s'élevait tellement haut qu'à leurs yeux, il devait paraître bien futile. A l'aide de mon GPS, peut-être bien que je leur servirais d'ange gardien pour protéger leur petit bonheur. Peut-être. En tout cas, je m'étais banni tout seul de mon monde. Le niveau 44, pour information.
J'aime ce genre de littérature dystopique urbaine, alors forcément j'ai apprécié ta courte nouvelle.
Je ne vais pas commenter ton style, ton vocabulaire, ton style... pas plus que je ne commenterais ta couleur de cheveux si je te croisais. Juste sur le rythme de ton texte : il me semble qu'il est un peu précipité vers la fin, que tu devrais peu-être étoffer légèrement pour balancer l'ensemble. Surtout qu'on aimerait savoir un peu plus comment le narrateur a pu virer à ce point (il rêve de sa future ascension de 10 étages, pur produit formaté de son monde... dont il se bannit lui-même peu de temps après ) : je comprends que la vision de la cérémonie l'a chamboulé, mais ça mériterait plus de détails ;)
Au passage, si tu aimes les tours dont les étages reflètent la hiérarchie sociale je te conseilles "les Monades urbaines" (Silverberg) ainsi que "I.G.H" (James Ballard).
Ta description des premiers pas dans la misère urbain m'a aussi fait penser à une nouvelle de Spinrad dans "les Années fléaux".
Et merci pour tes idées de lecture que je ne manquerai pas de découvrir, d'autant que j'en ai lu aucun encore.