Notre calendrier ne fait apparaître un 29 février qu’une fois tous les quatre ans. C’est vrai. Les gens pensent que le 29 février n’arrive qu’une fois tous les quatre ans. C’est faux.
Nous sommes le 29 février 2020 et deux silhouettes se tiennent devant un autel dans une petite église du XIIIème construite dans une ville portuaire. La première est haute, c’est celle d’un homme à la barbe grise et au regard décidé ; il est vêtu d’une bure de moine marron. La deuxième est plus ramassée, c’est une petite fille qui vient d’atteindre sa douzaine d’ans. Elle a les cheveux violets et coiffés en iroquois – même si pour l’heure, ils sont dissimulés par le capuchon de l’aube blanche qu’elle a revêtue. Il est presque minuit, le curé – le Père Maurignard – a laissé les clés à Benoît, l’homme qui porte une bure, pour qu’il ferme l’église. Ils se connaissent bien, Maurignard a toute confiance en lui.
« J’ai un peu peur » déclare Lila, la petite fille.
Elle a rajouté « un peu » pour essayer de montrer qu’elle a tout de même du courage. Benoît s’attendrit devant sa jeunesse et lui sourit. Il pose sa main sur son épaule et la serre brièvement.
« Comme disait Maître Baudouin : la peur sera toujours présente. Jusqu’à minuit, discute avec elle pour t’en faire une amie afin qu’après minuit, elle combatte pour toi et non contre toi. »
La petite fille acquiesce et se répète mentalement les paroles du Maître. Puis celles de toutes celles et ceux qui les ont précédés dans cette tâche sacrée. Elles l’aident à calmer les battements de son cœur. À apprivoiser la peur qui loge dans son estomac. Cette peur est naturelle. C’est sa première fois et ce qu’elle s’apprête à vivre, peu sont choisis pour le vivre.
En effet, le 29 février arrive bien tous les ans, comme le 1er janvier arrive à chaque début d’année et le 25 décembre à chaque fin d’année et tous les jours de l’année qui arrivent une fois par an. La différence est que, durant le 29 février de l’année dite paire ou bissextile, se produit un événement qui fait disparaître les 29 février des trois calendriers suivants. Mais là encore, ce n’est pas vrai, c’est une approximation, pour les gens normaux, ceux qui préfèrent se contenter d’une explication type « c’est comme ça » ou « c’est à cause de la rotation de la Terre autour du Soleil, c’est une question de calcul, quoi ». Pour ceux, en revanche, qui voudraient connaître la vérité, il faut se projeter plus en arrière dans le temps, des siècles en arrière. Plus précisément : à la date où le 29 février a été inventé.
« Baudoin ! Tu rêves mon garçon ? »
Le ton sévère du gentilhomme ne laissait pas de doute ; il n’attendait pas de réponse. Sa question même était une réprimande. Le petit garçon – qui fêtait en ce jour ses six hivers – se redressa sur deux gambettes, mais n’osa relever ses yeux en direction de son maître. Ce dernier, après un claquement de langue réprobateur, plaça sa main contre son dos pour le faire avancer plus vite.
« J’espère que tu n’as pas oublié pourquoi tu es là.
- Non, mon maître » murmura la gentille tête blonde.
Depuis sa naissance, il avait été entraîné pour cette nuit. Parfaitement obéissant, il suivait le taffetas vert des culottes bouffantes et du veston à gros boutons d’argent de son maître. Leurs pas claquaient sur le carrelage, entre des murs immenses recouverts de fresques à la gloire des propriétaires du lieu. Enfin, ils arrivèrent dans une salle gigantesque, très peuplée de gens bien habillés et au plafond soutenu par des colonnes très blanches au sommet desquels s’épanouissaient des dorures florales. Le jeune Baudouin ouvrait des yeux émerveillés – jusqu’à ce que son maître le rappelât à l’ordre d’un coup sec sur le crâne. Alors il se tint bien droit et ne bougea plus. Après plusieurs minutes, les deux immenses portes s’ouvrirent pour laisser passer Grégoire, pape XIIIème du nom, imposant dans ses robes rouges flamboyantes et flanqué de deux cardinaux tout aussi richement parés. Ce fut d’ailleurs l’un des deux – le cardinal d’Anjou – qui prit la parole.
« Cela fait maintenant cinq jours que Notre Sainteté a fulminé la si importante Inter gravissimas. »
L’assistance hocha gravement la tête. Baudouin fit de même, bien qu’il n’eût pas lu la bulle en entier. Elle était en latin, langue que le garçon ne maîtrisait pas encore parfaitement et pour cette raison, son maître ne lui avait fait lire qu’un bref passage. Cependant, il n’avait pas besoin d’en connaître le contenu exact pour savoir de quoi il en retournait ; c’était toute la raison de son existence et, aujourd’hui, de sa présence au cœur du Vatican, qu’elle résumait.
Le pape ouvrit grand les bras et ils s’agenouillèrent tous, prêts à recevoir sa bénédiction. Baudouin, la tête pieusement baissée, en profita pour observer d’un peu plus près les autres pareillement présents à cette audience secrète. C’étaient tous des gentilshommes, bien drapés et l’épée à la ceinture. Ils étaient accompagnés de jeunes enfants comme son maître, François de Ferrand, l’était de lui-même. Avec surprise, il reconnut sous des voiles blancs, une femme. Mais il se rappela ensuite ce que lui avait dit son maître à son propos ; c’était une mystique et on la tenait pour très sainte. À cause de cela, le pape l’avait exceptionnellement autorisée à porter les armes comme une nouvelle Jeanne d’Arc.
« Mes enfants, commença Grégoire XIII, vous êtes les soldats que nul roi ne pourra recruter, les fers de lance qu’aucune mine ne pourra fournir, la lumière qu’aucune lampe ne pourra projeter. Vous, mes enfants, qui êtes tous nés un 29 février, aujourd’hui, vous disparaîtrez de la mémoire des hommes pour entrer dans celle, éternelle, du Père Tout-Puissant. Allez en paix et que le Christ vous fasse triompher.
- Amen » répondirent-ils tous en cœur.
Le soir tombait sur Rome comme Baudouin et son maître la quittait à cheval. Ils chevauchèrent encore une heure et demi dans une pénombre descendante, jusqu’à parvenir à une ville, qu’ils traversèrent, et à une colline sur laquelle était juchée une église construite au siècle dernier. Ils attachèrent leurs montures à un arbre, à l’extérieur et pénétrèrent dans l’église Santa Lucia. Ils se signèrent à l’entrée et se dirigèrent immédiatement vers l’autel. François fit un signe de tête au clerc qui y était occupé et ce dernier se hâta de sortir. Les portes de chênes se refermèrent et seuls les vitraux leur offrirent un peu de clarté.
« Nous y sommes » annonça François. « Cette église sera désormais et pour toujours mon champs de bataille. Toi, quand je ne serai plus, tu m’y remplaceras. Tu formeras des apprentis et tu les installeras dans d’autres églises. Tu en garderas néanmoins un qui s’installera dans celle-ci lorsque tu auras disparu à ton tour. Et à tous tu apprendras à faire de même afin que les rangs de notre armée ne décroissent jamais, mais au contraire, augmentent. »
Le jeune garçon s’approcha timidement.
« Mon maître, j’ai toujours voulu savoir…
- Parle mon fils.
- Mon maître, l’Occident est heureux de ses nombreuses églises, mais qu’en est-il du reste du monde ? Que sert-il de se battre ici si l’ennemi nous envahira ensuite, s’étant déversé dans d’autres régions ? »
François lui ébouriffa les cheveux en signe d’affection avant de lui tendre son épée – celle que le pape avait béni tantôt. Ce n’était certes pas une épée d’apparat comme l’affichaient les nobles à leur fier côté – mais donné l’âge de Baudouin, ce n’était pas non plus une masse d’arme comme on en employait dans les guerres sanguinaires d’Europe.
« Tu es sage Baudouin, répondit François, et c’est pour cela que tu as été choisi. Voici, je ne te répondrai que cela : Dieu pourvoit à tous nos besoins et il n’y a nul doute que dans toutes les autres régions du monde, de braves guerriers mènent notre saint combat.
- Même s’ils ne sont pas chrétiens ?
- Même s’ils ne sont pas chrétiens. »
Ils se turent. Ils avait fait tomber leurs vêtements encombrants pour ne plus garder que leur chemise et leurs collants et ils se tenaient, l’arme au clair, devant l’autel. Minuit s’approcha.
« J’ai peur » gémit Baudouin.
François ne répondit point.
Minuit. Une ouverture apparaît au-dessus de l’autel, le portail vers l’autre monde d’où proviennent les ombres qui tentent d’envahir le nôtre. Ce n’est encore qu’un vide aux bords éthérées. Plus il s’étend, plus l’église perd de ses couleurs. Il ne s’étendra pas plus loin que ses limites à elle, cependant : ainsi en est-il des propriétés inhérentes au bâtiment sacré. Déjà on distingue les ombres de l’autre côté. Lila recule un peu et Benoît n’hésite pas à se mettre devant elle. La petite fille soulève bravement son épée ; elle est très fine et légère, adaptée à sa courte taille et son faible poids – mais elle suffira, évidemment. Il faudra rester brave, mais les disparitions surviennent peu souvent. En terme de probabilité, Lila a donc de grandes chances de s’en sortir. Elle s’accroche à cette pensée.
Les ombres bougent, on voit des bras de ténèbres franchir le portail entre les deux mondes. Leur arrivée est à tout à fait imminente, désormais. C’est la première fois que Lila les voit et elle ressent comme un malaise.
« Dis, Benoît, qui sont-elles vraiment ? »
Son maître ne lui jette qu’un seul coup d’œil.
« Nos ennemis. N’essaye pas d’en savoir plus, cela pourrait tous nous mettre en danger. »
Puis il ajoute :
« Prépare-toi. Les voilà. »
Et Lila se prépara pour la bataille.
La bataille fut rude. Il en venait de toute part. Bien souvent, à cause de sa petite taille, les Ombres ne s’intéressaient même pas à lui. Ayant ravalé sa peur, Baudouin tranchait les airs de toutes ses forces et sans repos. Il s’était d’abord inquiété de ce que les Ombres pussent sortir de Santa Lucia et se déverser dans la ville en contrebas, mais elles étaient tout autant limité par l’enceinte sacrée que le portail ; et si elles envahissaient chaque centimètre cube, elles ne pouvaient s’affranchir du volume global et elles restaient là, poussant leurs cris suraigus, inhumains, tendant leurs bras sans odeur ni consistance dans leur direction. Et ils tranchaient et tranchaient et tranchaient encore.
Un premier jour se leva avant de se recoucher. Puis un deuxième et un troisième.
Au matin du quatrième, le portail commença à se refermer et les Ombres restantes, celles qui n’avaient pas été déchirées et ne s’étaient pas aussitôt évaporées, furent comme aspirées par lui et tous leurs cris, toutes leurs tentatives pour se raccrocher ou au bancs de bois ou aux piliers de pierre ne leur furent d’aucune aide. Bientôt, le trou dans la fabrique du monde fut entièrement clos. Baudouin s’effondra alors de fatigue et de faim. Doucement, François le prit dans ses bras et il le porta dans la descente jusque dans la ville où ils trouvèrent à manger et dormir dans une auberge.
« Aubergiste, quelles sont les dernières nouvelles ? » demanda François de Ferrand lorsque deux assiettes pleines étaient déposées devant eux.
Et l’aubergiste leur fit glisser un journal imprimé du matin. On y lisait la date : 1er mars 1585.
« Nous avons voyagé dans le futur ! s’écria Baudouin.
- Non point, lui répliqua son maître. Mais tu vois à présent tout le savant stratagème de notre Saint Père le pape : nous avons combattu toute la nuit et toute la journée du 29 février 1583 puis celles du 29 février 1584 et encore celles du 29 février 1585. Mais, afin que notre monde soit sauf même si nous échouons dans notre tâche, ces trois journées du 29 février ont été retirées de notre temps. On n’en garde cependant une, tous les quatre ans, afin que nous puissions nous reposer une année entière en vue de notre prochain combat.
- Est-ce à dire que nous ne vieillirons qu’un an toutes les quatre années ? demanda encore le jeune garçon.
- C’est exact. »
Lorsque Baudouin eut quinze ans, c’est à dire lorsque quatre fois neuf ans furent passés, son maître, François de Ferrand, succomba aux attaques des Ombres. Elles transpercèrent son corps et il s’effondra sans un bruit. Baudouin combattit seul le reste des trois nuits et trois jours, au-dessus de son cadavre et au matin du 1er mars, le corps de François avait disparu. Cette année-là, Baudouin prit son premier apprenti. Deux de ses années particulières plus tard, il l’installa dans l’église d’une ville un peu plus au nord de l’Italie. Le troisième 29 février depuis la disparition de son maître, il se prépara à combattre. Soudain, au milieu de ces Ombres qui n’avaient jamais montré nulle émotion ni même nulle expression, il reconnut les traits d’un visage ; ce menton avancé, cette fine moustache, ce nez aquilin… Le doute n’était pas permis. Alors Baudouin fondit en larmes en disant :
« Pourquoi êtes-vous passé de l’autre côté, ô mon maître ? Pitié, ne m’obligez pas à vous trancher ! »
Mais l’Ombre le contemplant une seconde, ouvrit une gueule disproportionnée et un cri suraigu s’en échappa tandis qu’elle se précipitait toutes griffes dehors vers le jeune homme. Il n’eut d’autre choix que de la trancher en deux et elle s’évapora sur l’instant.
Et Baudouin trancha, et trancha et trancha encore jusqu’au lever du 1er mars.
J'ai bien aimé cette idée des gens se battant pour protéger les autres, dans le plus grand secret.
Cette idée de combats contre des ombres dans des églises sort du lot. Je crois qu’il ne me restera plus que deux nouvelles à lire après la tienne et je n’ai rien lu qui s’en rapproche. Tu as choisi un angle intéressant en racontant en parallèle les combats de ces différentes générations.
Quelle abnégation il faut pour mener cette guerre contre les ombres au risque de sa vie pour le bien de l’humanité alors qu’on est condamné à être oublié ! Si François est devenu lui-même une de ces ombres qu’il combattait, est-ce parce que son corps n’a pas pu être évacué durant le combat et que les ombres s’en sont emparées ?
Voilà une nouvelle bien construite, bien écrite, avec de très belles descriptions.
Coquilles et remarques :
— il n’avait pas besoin d’en connaître le contenu exact pour savoir de quoi il en retournait ; [de quoi il retournait ; « en » est redondant avec « de quoi ».]
— dans celle, éternelle, du Père Tout-Puissant [tout-puissant ; pas de majuscules à l’adjectif]
— Amen » répondirent-ils tous en cœur [en chœur / je mettrais une virgule après « Amen »]
— comme Baudouin et son maître la quittait à cheval [la quittaient]
— Ils chevauchèrent encore une heure et demi [et demie]
— Ils attachèrent leurs montures à un arbre, à l’extérieur et pénétrèrent dans l’église [Il faudrait mettre « à l’extérieur » entre deux virgules ou enlever celle qui précède. À choix.]
— Les portes de chênes se refermèrent [de chêne]
— et pour toujours mon champs de bataille [mon champ]
— Que sert-il de se battre ici si l’ennemi nous envahira ensuite [nous envahit ; même s’il s’agit d’un événement futur]
— celle que le pape avait béni tantôt [bénie]
— mais donné l’âge de Baudouin [étant donné]
— Ils avait fait tomber leurs vêtements [Ils avaient fait]
— « J’ai peur » gémit Baudouin [virgule avant « gémit »]
— Ce n’est encore qu’un vide aux bords éthérées [éthérés]
— En terme de probabilité, Lila a donc [Cette locution s’orthographie « En termes de ». Mais « en termes de » signifie dans le vocabulaire de ; je propose donc « En matière de ». Voir ici : http://www.academie-francaise.fr/en-termes-de]
— Et Lila se prépara pour la bataille. [Ça ne devrait pas être « se prépare » (au présent) ?]
— Il s’était d’abord inquiété de ce que les Ombres pussent sortir [inquiété que ; avec « de ce que », il faudrait un indicatif et ça ne veut pas dire exactement la même chose]
— mais elles étaient tout autant limité par l’enceinte [limitées]
— pour se raccrocher ou au bancs de bois [aux bancs]
— demanda François de Ferrand lorsque deux assiettes pleines étaient déposées devant eux [« lorsque deux assiettes pleines furent déposées devant eux » ou « alors que deux assiettes pleines étaient déposées devant eux »]
— le savant stratagème de notre Saint Père le pape [notre Saint-Père]
— c’est à dire lorsque quatre fois neuf ans [c’est-à-dire]
— le reste des trois nuits et trois jours, au-dessus de son cadavre et au matin du 1er mars [Il faudrait mettre « au-dessus de son cadavre » entre deux virgules ou enlever celle qui précède. À choix.]
Bravo pour ta participation !
J'ai été happée par ta nouvelle dès les premières lignes ! L'ambiance est vraiment bien posée, et ce jeu de miroir entre le passé et le présent m'a beaucoup fait cogiter. Je me suis même demandée si Baudoin n'allait pas se retrouver face à Lila !
Une excellente idée très bien écrite !
J'aime bien l'explication donnée ! Comme c'est une histoire de prêtre et de formation, j'ai pensé au Nom de la Rose (alors que ça n'a rien à voir xD)
Merci pour ce petit moment de divertissement !
Quelle jolie idée pour expliquer l'origine de ce 29 février.
Tu as su créer une atmosphère sombre et mystique qui sert bien ton récit.
Bien joué !