Chapitre VI

Notes de l’auteur : L'histoire de Cánimo

Je suis né au nord du Chili près d’un observatoire d’astronomie où mon père travaillait comme factotum et ma mère comme secrétaire. Malgré leurs emplois de subalternes, ils se passionnaient tous les deux pour les astres et la découverte de notre Univers. Leur intérêt était tel que le jour de ma naissance, ils investirent toutes leurs économies dans une télévision, car ce jour-ci, un homme marchait sur la Lune… De mes premières années de vie dans mon pays natal, j’ai très peu de souvenirs si ce n’est leur passion pour l’astrophysique et la confiance qu’ils accordaient à Salvador Allende. L’élection du président, plusieurs mois après ma naissance, fut un grand moment de joie et d’espoir pour eux, et le coup d’État d’Augusto Pinochet, deux ans plus tard, la mise en place de la dictature militaire, les purges, les disparitions, leurs furent autant de sources de colère et de peur. Quand j’atteignis l’âge de sept ans, nous dûmes fuir au Pérou. Une insurrection communiste se constituait là-bas et mes parents la rejoignirent dans l’espoir de transférer la guérilla en terre chilienne. Nous recevions à la maison de nombreux responsables cubains et soviétiques pour organiser la révolution. La guerre civile débuta quand j’eus l’âge d'onze ans, mon père figura parmi les premiers tués.

Il ne resta plus rien à ma mère et moi pour survivre. Nous nous réfugiâmes dans un village de la région amazonienne. Entourés par la forêt, nous nous y pensions en sûreté, cependant la guerre faisait rage et rien ne semblait arrêter ce terrible fléau. Nous fûmes attaqués par les milices de mon père. Je les reconnus à leur drapeau rouge. Elles, en revanche, ne nous reconnurent pas. Le village fut incendié et je perdis ma mère dans cette attaque. Je ne sais comment j’ai survécu à ce désastre. Je me rappelle avoir fui jusqu’au fleuve pour me réfugier dans une pirogue. Le lendemain quand les milices eurent quitté les lieux, je la détachai de ses bites d’amarrage et dérivai dans le courant de l’Amazone.

Je traversai la forêt vierge dont la canopée, par endroit, recouvrait entièrement le ciel. Les rayons du soleil perçant à travers le feuillage formaient des astres fabuleux dans cette voute verdoyante et c’était une merveille que je ne me lassais pas de contempler. Sur les rives du fleuve, j’observais l’ombre des prédateurs à travers l'obscurité. Par miracle, quelques vivres se trouvaient à bord ; elles me permirent de tenir plusieurs jours sans avoir à accoster. Les flots berçaient les malheurs que je venais de vivre, leur musique adoucissait ma peine et quand, après plusieurs jours, je n’y prenais plus garde, mon esprit divaguait et se laissait aller en proie à bien des rêveries. La nuit, quand le feuillage des arbres se faisait moins dense, j'observais le firmament durant des heures. J’y créais mes propres constellations avant de m’endormir dans une étrange tranquillité.

Au fur et à mesure que mon bateau avançait, le lit du cours d’eau se faisait plus large. Je traversai quelques campements autochtones et ne voulut m’arrêter nulle part. J’étais assez paisible dans mon embarcation pour ne poser pied à terre qu’en cas de nécessité. Les villageois me ravitaillaient et sans plus attendre, je repartais, impatient de reprendre mon voyage.

Un jour où j’avais fait une nouvelle halte, je dus rester chez mes hôtes pour la nuit. Une violente tempête et d’importantes averses rendaient toute navigation sur le fleuve impossible. Le lendemain, quand je revins sur la rive, quelques vivres dans les bras, je ne retrouvais plus ma pirogue : elle avait été emportée par le courant. Je me rendis chez le chef du village pour lui expliquer le sort qui venait de me frapper, et lui demandai s’il était possible d’obtenir un nouveau bateau. Il m’opposa que cela avait un prix. Si je n’étais pas en mesure de le payer, je pouvais rester quelques temps… Il s’en tint là. Je restai sans voix face à mon interlocuteur. Le seul bien que j’eusse jamais eu, venait de se volatiliser et il m’était impossible de le remplacer dans l’immédiat. J’étais soudainement livré à la réalité de ma situation : orphelin et apatride. Le mirage du nomadisme s’arrêtait soudainement et je vivais cette sédentarité immédiate avec angoisse et inconfort.

Je quittai la tribu où j’avais échoué et m'enfonçai dans la forêt. Je trouvai refuge sous un kapokier dont l'espacement entre les racines offrait un large trou pour pouvoir y constituer une couche. J’y vivais la nuit pour admirer les étoiles et je me déplaçais le jour au village pour me rendre utile à quelconque tâche en vue d’y obtenir de la nourriture. Mon aide fut acceptée chaleureusement et quand je ne travaillais pas, je construisais ma cabane sous le kapokier avec les matériaux trouvés sur place : branches mortes, lichen, feuilles de bananier, écorce desséchée d'ébène. Je réalisai tout cela avec l’aide de certains hommes et de certaines femmes qui m’apprirent comment vivre en milieu sauvage, et cet apprentissage fut l’un des plus enthousiasmants que j’eusse jamais connu ! Pour établir mon foyer, j'allumai un feu, y cuisinai quelques poissons issus de ma pêche, y séchai mes loques après la baignade, y inventai des légendes en fonction de la danse des flammes. Quelques soirs, les enfants du village venaient me voir pour écouter mes contes. Petit à petit, la tribu des Ayarumbas, puisque c’était le nom qu’ils se donnaient, m’accepta parmi les siens, et en signe de cette intégration, ils m’attribuèrent un nom : celui de Cánimo. Le kapokier valait bien la pirogue pour mener une existence heureuse. Je me rendais au village quand bon me semblait, je jouissais d’une liberté que je n’ai plus connue depuis, ne vivant que du nécessaire pour ma subsistance.

***

Un matin d’été, un nouveau cataclysme bouleversa mon destin. Alors que je me trouvai sur le chantier d’une nouvelle maison pour un couple de la communauté, j'entendis au loin le son diabolique d'engins industrieux et le bruit affolé des animaux de la forêt. Des panaches de fumée se dégageaient de l’autre côté du fleuve, et nous conclûmes qu’un incendie, provoqué par les hommes, venait de s’y déclarer. Les flammes atteignirent rapidement la taille des plus grands arbres et impuissants face à ce désastre, nous n’avions d’autre choix, sinon celui de nous mettre à l’abri dans un village voisin au cas où le feu venait à traverser le fleuve. Nos hôtes se trouvaient sur les hauteurs, et depuis notre refuge, nous constations l’avancée de la catastrophe vers nos maisons. Il fallut sept jours et sept nuits de pleurs et de prières pour que le désastre cesse, et que les dernières volutes de fumée s’estompent. J’embarquai dans la première pirogue pour rentrer au village. 

Au grand soulagement de tout le monde, il fut épargné par l’incendie, les flammes étaient passées à plusieurs centaines de mètres plus à l’ouest, mais le kapokier où je vivais se trouvait sur cette trajectoire. Sans attendre, je m’enfonçai dans la forêt, et très vite je me retrouvais face à une étendue grise et sans vie. Mon habitat avait résisté à l’incendie mais il n’en restait qu’une souche encore saignante de sève, le kapokier gisait devant moi, couché parmi la cendre ; ma cabane tenait encore debout mais un engin de chantier la détruisit sous mes yeux. Au loin, je distinguais les responsables de ce crime : quelques hommes munis de tronçonneuses ; ils faisaient rugir leurs bêtes à tout va et découpaient mon abri en petits morceaux. Au crépuscule, le carnage prit fin, les ouvriers regagnèrent leurs préfabriqués pour la nuit pendant que je pleurais l’arbre qui m’avait accueilli parmi ses racines. J'avais assisté, impuissant, à ce spectacle horrible, et comme il n'y avait plus personne sur les lieux de ce drame, j'en profitais pour dormir une dernière fois sur sa souche, secoué par des sanglots incontrôlables. Je me réveillai avant l'aube de peur d'être brutalisé par de nouvelles machines de guerre, épuisé de rage et de colère. 

J’errai plusieurs jours parmi les Ayarumbas, convaincu que je ne trouverais jamais une place sur Terre où je pourrais mener une existence paisible. Je changeais plusieurs fois de maison pour passer la nuit, et j’étais à ce point abattu que je n’échangeais aucune parole avec mes hébergeurs. Je ne vins plus en aide à quiconque et provoquai plus de pitié que d’agacement au sein de la tribu. Je passais mes journées assis sur la rive n’ayant en tête qu’un immense vide impossible à combler. J’eus de plus en plus de mal pour trouver de l’appétit et gagner des forces. Je m’affaiblissais de jour en jour. Mes vêtements devenaient trop larges pour ma carcasse et certaines de mes dents commençaient à se déchausser. Ma situation s’aggrava lorsqu’une forte fièvre s’empara de mon être. J’étais en proie aux bouffées de chaleur, aux frissons soudains, aux vomissements, aux tremblements incontrôlés, aux hallucinations, aux paroles délirantes. Mon arbre mort, je m’éteignais, moi aussi, lentement. Un jour où la chaleur était trop forte, je perdis connaissance derrière une maison et je me réveillai dans un dispensaire. Un membre de la tribu avait veillé sur moi jusqu’à mon réveil. Il m’assura que j’étais en sécurité ici et que je ne devais pas chercher à rejoindre le village dans l’immédiat, il fallait en priorité que je prenne soin de moi ; après tout, peut-être qu’une meilleure vie m’attendait ailleurs… Il s’en alla sur ces mots et c’est ainsi que je quittai les Ayarumbas : sans adieu, avec l’odeur du feu, le goût des cendres pour derniers souvenirs et un sentiment sincère de reconnaissance.

***

Un homme en soutane, Frère François, vint régulièrement s’asseoir à mon chevet. Il vérifiait régulièrement mon pouls, ma température, mon souffle. Il ordonnait des soins qu'il m'administrait lui-même. Au bout de quelques semaines, quand j’eus récupéré quelques forces, il commença à me parler. Cela ne durait que quelques minutes car mon état ne me permettait pas de rester attentif plus longtemps : il me demanda mon âge et la raison pour laquelle un jeune hispanophone se trouvait ainsi perdu au beau milieu des Ayarumbas, au beau milieu de l'été. Je me rendis compte qu’il parlait ma langue et cela m’était suffisant pour lui faire confiance. Je lui racontais ma vie depuis le début : le départ du Chili, la mort de mon père, le massacre du village où ma mère et moi avions trouvé refuge, ma fuite, la perte de ma pirogue, l'abattage de mon arbre… Je mis plusieurs semaines à la raconter tant mes forces étaient faibles et quand je terminai, j'étais guéri. 

Ma convalescence achevée, le dispensaire m'attribua une chambre, non loin de l'hôpital, à l'endroit où vivaient les prêtres. Ils me demandèrent mon nom car ils formaient à mon sujet, le vœu que j’intégrasse l’Église ; par charité ces hommes, si miséricordieux, avaient établi ce projet à ma place. Je répondais par celui que les Ayarumbas m’avaient donné ; je déclarai fièrement que je me nommais Cánimo ! Cela provoqua quelques gloussements surpris parmi les hommes autour de moi, à l’exception de mon médecin. Et bien, en voilà un nom à coucher dehors ! Enfin, mon jeune ami, nous ne pouvons pas vous laisser avec un nom pareil ! Ils se réunirent en conciliabule, et après un examen minutieux de mon histoire et malgré les réprobations de Frère François, ils optèrent pour une nouvelle identité à mon égard : Sylvanho Delrio. Je reçus ce baptême comme une mauvaise farce et mes papiers d’identité comme une injure. Après cette sinistre cérémonie, Frère François insista auprès de ses condisciples pour être mon unique instructeur car il devinait bien que je ne supporterai aucun d’entre eux pour prendre part à mon éducation. Et une semaine plus tard, je le retrouvais en classe avec un pentateuque, d’autres livres et un cahier.

Il commença à m’enseigner les évangiles ainsi que quelques rudiments de latin, de portugais et de français car il venait de ce pays. Au bout de quelques mois, je savais assez de portugais pour pouvoir m’aventurer dans les rues de la ville où se trouvait le dispensaire. J’eus plus de peine avec le français car je ne pouvais le parler quotidiennement. Quant aux évangiles et au latin, cela ne m’intéressait guère. La nuit, je trouvais toujours le moyen de passer quelques heures au dehors afin d’observer le ciel. Mon bienfaiteur, qui avait vu mon manège, me tendit un soir une carte du ciel et m'apprit à la lire. Je déchiffrais ce que je pensais déjà savoir, j’avais le sentiment d'évoluer sur un terrain déjà parcouru maintes et maintes fois. Je tenais entre mes mains le nom d'un paysage que je connaissais par cœur ! Hélas, mes apprentissages linguistiques et célestes prirent fin précipitamment et contre le gré de mon professeur. Celui-ci devait régulièrement rendre des comptes quant à mes progrès. Il se félicitait de mon intérêt pour les langues et les sciences et évitait soigneusement la progression de mon catéchisme. Un jour, il fut acculé. La question de ma première communion se posa et il ne put cacher le mépris que je nourrissais pour la chose religieuse ; de toute évidence je n’avais pas la vocation. La direction du dispensaire s’en agaça et considéra que je ne pouvais rester plus longtemps entre ses murs : il est des charités qu’il faut savoir cesser lorsqu’elles ne vous arrangent guère. Frère François ne pouvait se résoudre à l’idée de me livrer à nouveau à moi-même alors que j'avais à peine seize ans. Il contacta l'un de ses amis français ; il travaillait au service médical du centre spatial de Kourou. Il lui écrivit une lettre en l'assurant de mon vif intérêt pour l'astronomie, de ma connaissance du français et de la facilité pour lui de me trouver rapidement un emploi.

Et de cette façon, je fus envoyé en Guyane française.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez