CHAPITRE VI – La Forêt d’en Bas - Partie 3

Il doit lire les échos autrement, eut-il ainsi le temps de se suggérer, avant que le Tatar ne lui explique le talent très particulier des Orateurs de la Révolution.

C’était un don légèrement plus faible que celui d’Achille, offert par une thérapie issue de tous les savoirs réunis par la Cause — dont une bonne partie venait de son premier savant. Selon Kyril, il lui suffisait de se concentrer un peu pour ressentir des fluctuations ou des murmures dans les échos, comme des chuchotements d’idées et de sentiments décousus. Certes, ils ne percevaient que des contours là où le pionnier français voyait clairement, mais cela leur permettait de communiquer sur de courtes distances, sans que les autorités, ou quiconque, ne les espionne.

— C’est fascinant, je n’aurais jamais cru que la Cause avait déjà pu exploiter les premiers travaux sur le LM noir. » En conclut simplement William. Laissant Nastia lui assurer qu’il aurait pourtant beaucoup de choses à corriger sur cette thérapie lorsqu’il aurait rejoint la Russie, ou qu’il n’aurait plus à travailler sur des fourmis — sans comprendre que c’était une passion chez lui.

— Mais ce n’est pas là où je voulais en venir à l’origine. Vos trois amis semblent habités par de sombres desseins, plus que ce qu’ils ont bien voulu vous faire croire. Je vous conseillerai de rester alerte, Maître William, Lénine a déjà dû vous le dire. » Reprit Kyril, bien que le Saxon en doute encore comme il le lui fit remarquer, mes amis ne pourraient pas me vouloir de mal. « Je n’ai pas parlé de ce genre de nuisances, mais de quelque chose de plus subtil. Aucun de nous ne sait ce qu’il y a dans cette fameuse forêt où les arbres poussent sous la terre, mais tout l’Univers s’y intéresse. Qui sait ce qu’ils pourraient chercher à vous cacher au nom de leurs visions du monde s’ils le trouvaient avant vous ? » finit par résumer l’orateur de la Révolution avant que William ne balaie encore cette éventualité, refusant de croire à tout ça.

 

Après tout, la dernière réunion du Conseil avait bien prouvé que tout le monde était franc, même si cela signifiait risquer des sanctions — tout le monde à part William, certes.

De toute façon, c'est clair, Lénine m’a collé ces trois-là pour me persuader de le rejoindre ensuite en Russie, et peut-être même pour m’espionner, ce n’est pas qu’une question de sécurité, préférait-il se convaincre. Sans pour autant en vouloir à ses trois camarades qui ne faisaient que leur devoir révolutionnaire et patriotique.

Alors William laissa ses deux nouveaux amis tatars à leurs soupçons pour aller passer du temps avec les deux dames du Conseil qu’Arcturus venait lui aussi embêter — sans imaginer qu’Alessia comptait bien sermonner ce milliardaire extravagant. Heureusement, en se liguant à trois contre la religieuse, ils réussirent à calmer ses prêches pour s’occuper du repas avant que la nuit ne tombe complètement. D’autant plus que même si Alessia n’avait jamais appris à cuisiner, elle avait toujours adoré y participer, et l’ambiance revint enfin à celle d’un voyage entre amis que le devoir séparait trop souvent. D’ailleurs, les chasseurs des différents pays commencèrent même à discuter plus librement entre eux, voire à partager leur alcool ou leurs tabacs, si bien que Jasper finit assez saoul pour en avoir marre de devoir s’éloigner afin d’uriner et y perdre son temps. Donc cette fois, il prit le sandwich qu’il était en train de manger pour continuer de le dévorer pendant qu’il expédiait ses affaires, ainsi que sa flasque d’alcool. Seulement, il se souvint ensuite qu’il n’avait pas trois mains. Il faut bien que je pose quelque chose pour la tenir, lorsqu’il se retrouva face à la paroi rocheuse, près d’une grande pente dévalant sur une centaine de mètres jusque dans des bois en contrebas. Il décida donc de poser le moins important, le repas, pour continuer à siffler sa bouteille tout en urinant.

Soudain, un éclat de voix émanant du campement fit presque sursauter l’Alsacien.

— Regardez la lune ! » lança brusquement Alessia avec un air admiratif, un sourire radieux et une voix presque enfantine qui firent sourire Maria et Arcturus, avant qu’ils ne soient eux-mêmes fascinés par ce qu’elle leur désignait du doigt.

 

Loin, à l’autre bout de la vallée, une immense phalène virevoltait sereinement autour de la lune, comme ses petits congénères l’auraient fait autour d’une lanterne.

Le grand papillon voletait aussi vivement que gracieusement, éparpillant depuis ses ailes une fine poussière ocre qui se reflétait à la lueur de l’astre d’argent. Alors qu’il se trouvait à plusieurs centaines de mètres des humains qui l’observaient, il semblait gigantesque, d’une envergure qui éclipserait n’importe quelle créature du monde. Jamais un rapace n’aurait osé s’en prendre à lui, si sûrement qu’il n’accordait aucune attention aux activités d'en bas, et qu’il chassait tous ceux qui l’approchaient du simple battement frénétique de ses ailes, sans même s’en apercevoir. Car ce que voulait la phalène, c’était la lune, plus que tout. Comme si elle était convaincue d’y trouver quelque chose que la terre ne pouvait plus lui offrir. Elle voulait voir ce qu’il se passait autour de cette lumière-là, plutôt que celles d’ici-bas qu’elle avait déjà bien étudiées.

Mais tout le monde n’était pas aussi philosophe que le papillon ou la Florentine qui décrivait ses actions par des rimes sublimes, et surtout pas Maria.

— Qu’est-ce que c’est que cette chose ? » s’inquiéta-t-elle, pour que son amie ne la corrige aussitôt en joignant ses mains pour remercier Dieu de cette vision féérique, quoique puisse en dire ceux qui n’avaient pas sa sensibilité à la beauté.

— Comment c’est possible ? Un papillon ne vit pas assez longtemps pour muter à ce point ! » s’interrogea William, très surpris, tandis qu’Arcturus lui suggérait une explication plausible : le cocon était manifestement tombé dans le LM, à moins que ça ne soit la chenille qui se soit perdue. « Une telle évolution ne s’amorce pas n’importe comment, une mutation de cette ampleur a forcément débuté par quelque chose de grandiose ! Ce n’est pas… naturel.

— Il vient peut-être de la Forêt d’en Bas ? Au hasard… » leur sourit donc le Britannique, avant que la Française et le Saxon ne renchaînent sur des détails techniques ou des théories qu’Alessia n’écoutait déjà plus.

— Vous ne pouvez pas juste vous extasier devant un beau spectacle ? » leur demanda-t-elle avec une pointe d’agacement, après que leurs débats incessants eurent fini par la sortir de ces rêveries.

— Pas quand le spectacle est de ce niveau. Que mange-t-elle à présent ? C’est ça qui m’intéresse. » Lui asséna Maria, sans que William ne puisse la rassurer.

— Aucune idée, les phalènes se nourrissent des fleurs normalement, nous ne craignons rien à priori, même si je ne vois pas comment elle aurait pu garder ce régime alimentaire. » Voulut-il expliquer jusqu’à ce que la religieuse en soupire. « Mais… Alessia a raison. Tout n’est pas si regrettable dans la mutation de la vie sauvage, il y a aussi plein de belles choses.

— Ah ? À quel moment ai-je dit que ce n’était pas regrettable ? » s’étonna-t-elle tandis qu’Arcturus faisait les quelques pas pour admirer ce spectacle juste à leurs côtés.

— Tu l’as pensé et tu l’as montré ! Ça suffit, même si ça ne veut pas tout dire. » Lui affirma Arcturus en souriant, pendant que la phalène redescendait en altitude.

 

Alors, il eut tout juste le temps de saisir la main de Kennocha venue près de lui, que le grand papillon survolait déjà une vallée des alentours, rabattant sa chute vers une immense façade de falaise.

Sous les yeux extasiés d’Alessia, il partit se poser contre la montagne, en dispersant sa fine poussière et en agitant ses antennes, avant de s’immobiliser totalement, pour regarder les pics qui devaient s’élever par-delà ceux qu’elle distinguait. De son côté, pendant que les autres finissaient d’admirer la bête, Jasper achevait de se soulager, et il s’apprêtait à ramasser son repas lorsqu’il tomba nez à nez avec une vision tout autant curieuse. Face à lui, un renard roux, aussi grand qu’un petit loup adulte, restait immobile, devant son sandwich et la main de l’Alsacien qui s’étaient brusquement stoppés. Sur le moment, il crut halluciner, la vue de la phalène avait dû le troubler et, avec l’alcool, il finissait même par voir des goupils. D’autant plus que la bête ne bougeait pas d’un seul poil. Elle avait une belle fourrure, la plus soyeuse et longue qu’il n’eut jamais vue sur un renard de cette espèce.

Pourtant, il était persuadé d’avoir aperçu son œil bouger l’espace d’un instant, et Jasper ne savait pas vraiment comment réagir face à une hallucination aussi soudaine, hormis rester surpris. L’œil du renard se déplaça, alors de nouveau, pour revenir sur le sandwich.

— Hap ! » fit la gueule du renard en s’en emparant, avant de s’enfuir aussitôt dans la pente à toute vitesse, vers les bois en contrebas.

— Mais – Mais reviens saloperie ! » s’emporta-t-il confusément, en se lançant à sa poursuite, sous les regards surpris du reste du campement, dont une partie se mit à courir après l’Alsacien — bien décidé à récupérer dîner.

 

Cependant, Jasper ne venait pas de se faire voler le casse-croûte par n’importe quel animal, mais par un animal mutant et sur son propre territoire, comme il le comprit très vite.

Le renard filait dans les pentes à une vitesse qu’il peinait à suivre, tout en se permettant de zigzaguer et bondir pour jouer avec le relief et les buissons de ce dénivelé subalpin. Quant aux autres poursuivants, avec le retard qu’ils avaient pris au départ, Renard était certain d’être déjà hors d’atteinte. Seulement, il ne venait pas de voler ce glorieux bout de pain accompagné de viande et de fromage à n’importe quel humain, mais à un humain mutant et assez saoul pour l’avoir suivi jusque-là. Et au fur et à mesure de sa course, déjà attisées par l’alcool, les molécules de LM en Jasper commencèrent elles aussi à se prendre au jeu : ce renard était la proie. Alors il sentit une grande force le pousser en avant, comme elle l’avait poussé lors des combats de Verdun ou de Fatima. Si forte que chacune de ses foulées devint plus longue, plus assurée, plus forte et plus légère, tandis que sa concentration se focalisait sur les mouvements du voleur, faisant luire les fêlures rouges de ses iris verts. Ainsi, le goupil eut beau donner tout ce qu’il avait, au point de faillir en lâcher sa prise tant il se retenait de haleter, Jasper se rapprochait inexorablement. Il montait lentement mais sûrement, quels que soient les zigzags, sans que la végétation des bois dans lesquels ils entraient paraisse l’entraver le moins du monde. Cependant, en pleine pente, et à force de ne penser qu’à leur poursuite, les deux finirent par atteindre une vitesse telle que ce qui devait arriver, arriva.

Pourtant, c’est bien la bête qui perdit l’équilibre en premier, et non l’homme. Même si Jasper manqua trébucher sur une branche au moment où il fallut s’arrêter près du renard qui terminait sa course en tonneau, sans en lâcher son repas pour autant.

— Ça va, mon gars ? » demanda le chasseur avec une voix amicale, tout en s’approchant doucement de l’animal qui se remettait sur ses pattes.

 

Mais le renard s’arqua aussitôt, dans une posture menaçante, afin de grogner vers son poursuivant.

Néanmoins, ce n’était pas l’Alsacien qui semblait viser par ce regard agressif, la bête fixait quelque chose derrière lui, lorsqu’il crut entendre des petits crépitements de brindilles dans son dos. Seulement, il était désormais un chasseur plus expérimenté et solide que bien d’autres. Alors, doucement, calmement, il fit glisser sa main jusqu’à son pistolet, caressant ses vêtements de la pointe de ses doigts jusqu’à venir l’enserrer fermement. Puis, d’un seul coup, Jasper se retourna pour faire face à la menace, en s’écartant d’un vif pas de côté, tout en dégainant ses armes, esquivant d’ores et déjà le premier assaut du monstre. Bah, il n’y a rien, resta-t-il surpris, avant de comprendre que les bruits qu’il avait entendus n’étaient que les lointains bruits de course de ses compagnons, puis avant d’entendre le bruit d’un renard qui s’enfuyait dans les fourrés. Mais cette fois, Jasper ne perdit pas de temps à s’étonner ni à s’énerver. Comment, pouvait-il être assez bête pour tomber dans un piège aussi enfantin ? Un piège qui était tout de même sacrément audacieux pour un simple animal. Le renard ne s’était pas tant tiré d’affaire que ça, car c’est maintenant dans une petite clairière bien dégagée et légèrement en pente que la poursuite continuait, et Jasper avait encore son canon en main. Dès que l’Alsacien fut certain de pouvoir bien le garder en vue, il tira donc un coup de feu juste à côté de la bête, qui bondit sur le côté avant de reculer devant lui.

C’est bien ce que je me disais, ce renard aussi est bizarre, comprit alors Jasper tandis que Renard ouvrait la gueule pour laisser piteusement tomber sa prise, avant de fixer l’humain et de faire luire ses yeux dans les siens.

— Bon, d’accord, t’as gagné. Tiens, regarde, je te laisse ton repas. Moi, je vais aller renifler ce qu’il y a par là-bas. » Lui déclara un peu confusément le goupil, en poussant le sandwich du bout du museau et en s’écartant de Jasper, interloqué.

— Tu – Tu parles, toi aussi ?Ah ? » s’étonna le renard en ouvrant sa mâchoire sous l’étonnement. « Bon euh — on fait comme s’il s’était rien passé, ça te dit ? » finit-il par lui proposer, d’un ton conciliant face auquel l’humain essayait de garder sa lucidité, déjà mise à mal par la découverte d’un renard qui parle.

 

Décidément, à ce rythme-là, même les vers de terre vont finir par se faire entendre, en venait à se dire l’Alsacien, tandis qu’il reprenait ses esprits pour lui demander s’il était la Voix d’en Bas ou s’il savait quelque chose à son sujet.

La bête commença à bégayer en hésitant, visiblement terrorisée par cette fameuse Voix qui vivait dans une forêt qu’il connaissait bien. D’ailleurs, elle voulut même commencer à négocier sa libération contre quelques conseils, à condition que Jasper la laisse partir avant que ses compagnons n’arrivent, car elle semblait craindre l’Humanité presque autant que la Voix. Mais Jasper était intraitable, si stricte que le renard envisageait le pire lorsque la moitié de l’expédition qui avait suivi l’Alsacien finit par arriver.

— Ouah, un renard ! Il est adorable ! » lâcha alors Maria avec une voix chaleureuse qui fit sursauter Jasper, absolument impréparé à l’entendre parler d’un accent aussi aimable.

— Ah ? Vous tombez bien — » commença à se réjouir l’animal, en voyant la Française venir lui gratter le cou en félicitant son champion de l’avoir attrapé.

— Le fait que ce renard parle ne t’intrigue pas ? » s’étonna alors Jasper en voyant sa maîtresse caresser la bête comme un chaton.

— Si. Et d’ailleurs, il peut manger ton sandwich pendant qu’il répond à toutes mes questions parce que je suis gentille avec lui, n’est-ce pas ?

— Merci ! j’ai plein de choses à dire ! Mais je pourrai partir après ? J’ai un emploi du temps très chargé cet été…

— Ça dépend… » lui répondit, aussitôt, Maria, d’une voix douce qui ne rassura pas l’animal pour autant, tout comme les mots qu’elle choisit de répéter finirent par lui faire regretter l’honnêteté de Jasper. « Tu vas être un gentil renard, n’est-ce pas ? »

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