Chapitre VIII

Notes de l’auteur : Comment Roger rencontre El Atormentador et applique, bien malgré lui, les enseignements du professeur Foolish

- What a businessman !

Foolish s’était affalé sur la banquette arrière du fourgon. Il avait aux lèvres le sourire satisfait des personnes banales qui viennent de croiser la route d’un personnage romanesque. En signe d’intérêt, il posait à Cánimo des questions sur les détails sans importance de sa vie d’antan. Le chiffre d’affaire d’un trafic d’armes était-il plus juteux que celui de la drogue ? L’Afrique, finalement, pas trop de regrets ? Est-ce si difficile d’être à son compte ? Cánimo répliquait poliment par des réponses fermées, et Foolish fut incapable d’y percevoir son agacement. Roger, quant à lui, demeurait muet. L’histoire de Cánimo l’avait laissé coi. Face au silence de son élève, Foolish le tança : et toi, tu n’as rien à dire ? Et à Roger de répondre qu’il espérait de tout cœur que Cánimo puisse retrouver un jour sa bien aimée Anna et d’évoquer brièvement son aventure avec Bernadette. Ces quelques phrases firent rire Foolish. Quel sentimental celui-là ! Toujours à s’occuper des tréfonds de l’âme alors qu’il y a déjà tant à faire pour gagner sa vie ! Cánimo fit mine d’attribuer la naïveté de Roger à sa jeunesse et le remercia néanmoins pour les vœux qu’il venait d’exprimer à son égard.

Le fourgon dépassa un panneau annonçant l’entrée dans la ville d’Iguala. Malgré l’importance de l’agglomération, tous les éclairages publics étaient éteints, les avenues désertes, et les boulevards vides. Ce calme inhabituel à l’entrée d’un centre ville inquiéta Foolish. La lourdeur de l’atmosphère se percevait jusque dans l’habitacle de la voiture. Une ville fantôme défilait sous les yeux des trois hommes. Ils suggérèrent un couvre-feu. Cánimo objecta que si tel était le cas, des véhicules de police auraient été postés à tous les carrefours, or ils n’avaient pas croisé une seule patrouille depuis qu’ils étaient entrés dans la ville. Un bus en feu, criblé de balles, répondit à une partie de leurs interrogations. Les bouches se crispèrent, les paupières se firent lourdes, les muscles devinrent douloureux, les mains moites…

Des trois membres de l’équipée, Foolish était le plus nerveux. Cette scène de désolation lui fit soudainement prendre conscience que les choses avaient été un peu trop rapides pour lui et son élève. Intégrer un groupe de malfrats demandait du temps, il fallait acquérir la pleine confiance des barons, cela pouvait prendre des années… Et voilà qu’à peine arrivés au Mexique, Roger et lui-même seraient présentés à l’un des hommes les plus sanguinaires du pays pour être partie prenante de son réseau. L’anxiété du professeur s’accrut quand son regard tomba sur la ceinture de Cánimo. Son arme y était toujours attachée et cela lui fit prendre conscience que son disciple et lui-même allaient se présenter devant El Atormentador sans aucun moyen de se défendre si les choses devaient se jouer en leur défaveur. Foolish pesta contre sa propre vanité. Il s’était bercé de l’illusion que ces hors-la-loi recherchaient ses services et naturellement, trop naturellement, il y avait cru.

Le véhicule quitta la ville et s’enfonça dans la campagne. Les phares éclairèrent bientôt les montants d’un portail en fer : il ouvrait sur un chemin de terre. Le fourgon s’y engouffra, roula quelques kilomètres et bientôt déboucha sur une villa. L’éclairage extérieur dessinait des ombres inquiétantes. Une file de prisonniers, les yeux bandés, les mains liées derrière le dos et la bouche bâillonnée, se tenait à genoux, face à l’entrée de la grande maison – il s’agissait d’une terrasse surélevée et couverte d’une pergola, trois fauteuils vides attendaient que l’on vienne s’y installer – cinq hommes cagoulés et armés de fusils tenaient en joue les malheureux. Foolish estima qu’il y avait une quarantaine d'otages, en tout cas un nombre suffisant pour remplir un autocar. Quand le fourgon s’arrêta devant le petit escalier qui menait à la terrasse, une porte à double battant s’ouvrit. Un homme au visage gras, vêtu de collants blancs, d’un manteau de fourrure et muni d’une canne dans la main droite en sortit et s’installa dans le fauteuil le plus large et le plus confortable. Il contempla ses prisonniers d’un air satisfait, puis sans lancer un seul regard à Cánimo, il lui indiqua d’un geste de la main que Roger et son professeur pouvaient s’approcher de lui. Foolish s’avança d’un pas rapide dans lequel il voulait signifier sa sérénité. Il tendit sa main :

- Professeur Andrew Foolish, enchanté.

- El Atormentador, rétorqua le baron sans lui serrer la main. Avez-vous fait bonne route ?

- Le voyage était agréable, répondit poliment Foolish.

- Tant mieux, ça vous permettra d’apprécier le petit jeu que nous avons préparé pour votre venue.

Les deux Américains furent invités à s’asseoir. En se trouvant face aux prisonniers, le professeur put les compter avec davantage de précision. Là où Foolish était impressionné par leur nombre, Roger fut frappé par leur jeunesse. Ces personnes agenouillées étaient à peine plus âgées que lui. Il s’agissait, sans nul doute, d’étudiants ; et Roger se rappela d’une leçon de son mentor dans laquelle il avait argué qu’une personne trop instruite était dangereuse pour elle-même, et il croyait voir, ce soir-là, l’illustration concrète de ce qu’il avait appris quelques mois auparavant. Des serviteurs amenèrent une table basse entre Roger et le professeur. Ils y posèrent une sphère en tiges de cuivre pleine de billes numérotées, un trou à peine plus large que les billes, se trouvait à son sommet, une manivelle permettait de faire tourner la sphère jusqu’à ce qu’un numéro en sorte : un jeu de loto. Le professeur lança un regard inquiet à son hôte.

***

- Il serait impoli de ne pas faire participer mes invités à ce divertissement, somma El Atormentador.

Et d’un geste de la main, il mima la manipulation d’une manivelle. Ni Roger, ni le professeur ne comprirent ce que signifiait cette mise en scène, seulement, ils se souvinrent du conseil de Cánimo : il ne fallait pas contrarier son commanditaire. Alors Foolish se prêta au jeu sans prononcer un mot ; redoutant le pire, il prit la manivelle et fit tourner la sphère.

- Le numéro 19

- Plus fort !

- Le numéro 19, s’écria Foolish.

Un des hommes armés longea la ligne des otages, il compta jusqu’au dix-neuvième, le fit avancer de trois pas, lui enleva le bandeau des yeux et son bâillon de la bouche. Le pauvre homme avait un regard dément de désespoir. Il tenta de garder une attitude digne face à ses tortionnaires mais il ne tint pas bien longtemps, chacun connaissait l’issue de ce cérémonial. El Atormentador savait le faire durer jusqu’à ce que les nerfs du condamné lâchent : il se mit à rire, à pleurer, à pousser des cris, à implorer pitié, à prier qu’on le laissât partir ; El Atormentador demeurait de marbre, il observait son prisonnier se débattre contre la mort avec l’air absent des prédateurs qui vont bientôt en finir avec leur proie, et chacun pouvait deviner le plaisir intérieur que cette comédie pathétique procurait au fond de lui.

- Suivant ! Tonna-t-il

Cette fois, Roger actionna la manivelle jusqu’à ce qu’une autre bille numérotée en tombe.

- Le numéro 25, annonça Roger. Et il se surprit lui-même de constater que sa voix n’avait pas tremblé.

Une nouvelle ombre s’avança, son bandeau et son bâillon lui furent aussi retirés : il s’agissait d’une femme. Son regard éteint indiquait son épuisement, le vide émotionnel qui régnait au fond d’elle, le cauchemar éveillé qu’elle avait vécu depuis sa capture. La torpeur de l’otage déplut au baron, il déclara d’un ton agacé qu’il souhaitait voir ses prisonniers pleins de vie avant de les offrir à Santa Muerte, et dans cette loi, les femmes n’étaient pas sujettes à exception. Un silence glacé lui répondit, El Atormentador le fit planer plusieurs secondes avant de diriger son regard vers ses deux invités.

- Le numéro 3

- Le numéro 41

- Le numéro 16

D’un geste de la main, l’hôte signifia à Roger et à son professeur de s’arrêter : il n’y avait que cinq sbires pour exécuter les otages. Les bourreaux se positionnèrent derrière leurs victimes et ils formèrent un garde-à-vous grotesque. À ce signal, El Atormentador se leva, prit sa canne, descendit les quelques marches de la terrasse surélevée et d’un pas lent, il passa devant chacun des prisonniers, planta son regard dans le leur, s’assura qu’il avait vampirisé toutes les lueurs d’espoir et toute la soif de vivre de ses victimes ; après quoi il tourna les talons, reprit lentement le chemin de la terrasse surélevée et de son siège. Une fois assis, il leva le pouce en l’air, signe à ses hommes de tenir leurs victimes en joue ; au bout de quelques instants enfin, son pouce pointa le sol. Les coups de feu partirent, les corps s’effondrèrent. Et les mains d’El Atormentador applaudirent le spectacle, satisfaites et repues ; d’un oeil inquisiteur il somma au professeur Foolish, et à Roger d’en faire de même et ils le mimèrent, sonnés. Les corps furent jetés dans une fosse creusée à cet effet, puis il fallut tirer au sort de nouvelles victimes.

- Le numéro 21 !

- Le numéro 33 !

- Le numéro 9 !

- Le numéro 15 !

- Le numéro 42 !

L’horreur de la mise en scène plongeait Roger dans un état second : le spectacle l’étourdissait, il paraissait étranger à ce qu’il était en train de commettre, la peur dictait ses actes ; son professeur, quant-à-lui, une fois la première exécution passée, reprenait pied. À chaque fois qu’il tournait la manivelle, ses aspirations pour la cruauté s’épanouissaient et elles se nourrissaient terriblement de ces nouveaux forfaits.

- Le numéro 38 !

- Le numéro 4 !

- Le numéro 17 !

- Le numéro 43 !

- Le numéro 1 !

Ils tiraient, ils jetaient les corps, ils applaudissaient, ils gavaient la mort.

- Le numéro 22 !

- Le numéro 35 !

- Le numéro 44 !

- Le …

***

Roger fut interrompu par la main gauche du professeur Foolish, elle avait empoigné son avant bras ; son autre main, tremblante, tenait la bille 44 et c’était comme si un cataclysme avait soudain eu lieu au fond de lui-même. Il n’existait pas de numéro 44. Il avait compté les étudiants un par un. Il n’existait pas de numéro 44. Il refit le compte entre ceux-ci demeurés vivants et ceux-là envoyés à la fosse. Il n’existait pas de numéro 44. Aucune des ombres ne s’était levée, elles paraissaient désormais soulagées, assurées de vivre. Il n’existait pas de numéro 44. Foolish ne s’en rendit pas compte mais deux hommes colossaux, ceux-là même qui les avaient tabassés à la frontière, venaient de se poster derrière son fauteuil. Ils l’agrippèrent par dessous les épaules et avant qu’ils ne l’emmènent au bas de la terrasse, Foolish eut le temps d’interroger son hôte du regard. Quelle était cette mauvaise plaisanterie ? 

- C’est votre tour, révéla El Atormentador.

« Votre tour » résonna dans la tête du professeur Foolish dans un écho lancinant, son champ de vision se rétrécit, une nausée soudaine s’empara de lui. Il tenta de protester, des mots se bousculèrent à la surface : « Vous n’avez pas le droit ! », « Lâche ! », « Assassin ! » mais il ne les prononça pas : ces invectives formaient un embouteillage au fond de sa gorge, tout au plus, prononça-t-il quelques borborygmes suivis de râles. La marche vers le lieu de son exécution lui sembla se dilater au fil des secondes, le pauvre homme se débattait comme un diable, il agitait les bras, tentait d’administrer des coups de pieds, se tortillait dans tous les sens. Il cherchait de l’aide, un moyen de s’en sortir - il s’était toujours sorti d’affaire - frénétiquement, quelqu’un agirait, cela ne pouvait pas se terminer ainsi, oui, c’est cela quelqu’un viendrait le sauver ou El Atormentador finirait par éclater de rire en lui souhaitant par la même, la bienvenue au sein de son équipe, cela ne pouvait pas se terminer comme ça…

Ils le présentèrent face à la terrasse, lui ligotèrent les mains et d’un coup de pied dans les articulations, le firent plier genoux à terre. El Atormentador demeurait impassible, un sourire stoïquement ravi aux lèvres. Roger figé dans son fauteuil était absent, affreusement absent, parfaitement immobile, dans un état de sidération complet. Foolish appela à l’aide, en vain, seul un cri incompréhensible sortit de ses cordes vocales. C’en fut assez pour qu’El Atormentador montra pour la première fois un signe d'impatience.

- Suffit !

Il se leva, prit sa canne, descendit les quelques marches de la terrasse surélevée et d’un pas lent, il tourna en rond devant le professeur, planta son regard dans le sien, évoqua son incartade avec le représentant Wonder, lui rappela le coût de son entrée au Mexique, condamna son arrogance face à Santa Muerte. Après quoi il tourna les talons, reprit lentement le chemin de la terrasse surélevée et de son siège, une fois assis, il leva le pouce en l’air, signe à ses hommes de tenir le professeur en joue. Il s'adressa à Roger :

- Mort ou vif ?

Le disciple et le maître s'échangèrent un dernier regard. Un regard désolé du côté de Roger, un regard vide du côté de Foolish. Le professeur comprit, mais trop tard, que dans un tel état de sidération, son disciple appliquerait ce qu'il lui avait appris à longueur d'année : La loi du plus fort est toujours la meilleure... 

- Chacun pour soi et Dieu pour tous, répliqua Roger, machinalement.

El Atormentador pointa son pouce vers le bas, un coup de feu retentit et la tête du professeur Foolish y répondit par un bruit sec en touchant le sol. Au même moment, Roger reçut un coup de crosse à l'arrière du crâne.

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