Chapitre XI

Par Azurys

Il pénétra dans le salon de thé où il tomba nez à nez avec les trois hommes venus de Londres et un des commis de cuisine.

« Tiens, Sieur de Northwood, j’avais à vous parler », s’exclama Engelbert en se levant. « Vous deux, je vous laisse faire. Je reviens dans quelques minutes. »

Squall et Wave échangèrent un regard synchronisé, comme si un fil s’était tendu entre leurs rétines.

Le colosse accompagna le propriétaire dans une chambre à part, à l’étage, choisie au hasard et sans aucune once de raisonnement. Il ferma la porte derrière eux. De Northwood, à peine réveillé, eut à peine le temps de prendre peur.

« Excusez ce chamboulement », dit l’allemand en s’asseyant sur un tabouret face à la fenêtre, « mais je devais vous prévenir d’un truc. Pas de traitement de faveur, compris ? Ni avec vos domestiques, ni avec nous. Ça compte aussi pour Vale. On a un cas à élucider, nous. Donc si vous soupçonnez qui que ce soit, vous nous l’dites. A nous quatre, et pas qu’à Vale. Si vous trouvez un indice, pareil. Et si c’est vous le meurtrier, bon bah je vous conseille de nous le dire tout de suite. Ces petites saloperies de Squall et Wave vous feront passer un très sale quart d’heure, sinon. Rien ne leur échappe. Ça marche ? »

Engelbert s’était tourné sur le tabouret ; en contre-jour, seule sa silhouette apparaissait au maître des lieux. Ce dernier se tenait droit devant la porte fermée, la bouche encore pâteuse de sa nuit agitée. La fatigue avait neutralisé sa terreur à l’état de sensation superficielle. Étonnamment, cet état le rendait plus raisonnable, ainsi il préféra mettre la situation au clair.

« Vous doutez de moi, Engelbert ? Dites-le moi tout de suite, que je puisse m’expliquer. »

Le colosse se redressa légèrement.

« Jusqu’ici, je doute de tout le monde. Même de Vale. Et je trouve ça louche qu’un propriétaire de domaine ne s’inquiète pas davantage pour le meurtre d’un de ses employés.

- Personne ne sait encore ce qui est advenu de lui. On ne sait pas s’il est mort. Avant que vous arriviez, nous ne nous reposions que sur la lettre laissée par Sanjay. J’étais inquiet, évidemment, mais que vouliez-vous que je fasse de plus ?

- Prévenir la police, par exemple. Vous ne l’avez pas fait.

- La lettre demandait expressément de ne pas le faire.

- Complice, alors. »

Le vent hurla dans le couloir. Une salve de pluie s’écrasa contre la fenêtre. Engel croisait ses bras sur son torse imposant. Le ciel assombri, De Northwood arrivait enfin à l’apprécier entièrement : son regard était amusé, presque dérangé. Une broderie rouge et blanche habillait son épaisse chemise en laine grise aux boutons déparéillés.

« Vous avez une bonne femme, Sieur de Northwood ?

- Pardon ?

- Une femme. Vous en avez une ? Vous n’êtes même pas amoureux ? »

Il réfléchit, longtemps. Aucune réponse ne lui parvenait.

« Non et non. Pourquoi cette question ?

- Ça excuse les mauvais choix, l’amour. Parfois. Enfin, si ça ne vous concerne pas... »

Engel se redressa, sa tête frôlant le lustre en bois soutenant des bougies éteintes. De Northwood voulut s’écarter pour laisser sortir l’homme, mais des coups sur la porte, dans son dos, le firent prisonnier. Il se décala malgré tout lorsque la porte fut frappée deux nouvelles fois, puis ouverte sans attendre de réponse. Victoria s’avança dans l’embrasure, les mains sur les hanches, manteau et cheveux complètement trempés.

« Engel, De Northwood. » Tous deux se turent. « Encore en train de menacer les gens dans mon dos, c’est ça, Engel ? En plus de mal parler de ta patronne.

- Patronne mon cul », affirma l’allemand d’un ton monocorde qui le rendait particulièrement menaçant. « Je fais progresser l’affaire.

- Et qu’est-ce que j’ai à voir là dedans ? Tu essaies d’éloigner notre hôte de moi ? Laisse moi deviner, « les femmes ne sont pas assez fiables », « elles vous font dire de conneries » ? En partant de ce postulat, tu dois en côtoyer un bon nombre.

- Ne joue pas la maligne, Vale. On sait très bien comment tu as obtenu ton diplôme. »

Engel quitta la pièce, le visage rougi par la colère, son sourire dérangé toujours présent. Victoria se retourna vers De Northwood, confuse. Elle essuyait de ses pieds l’eau qui gouttait de son manteau sur le parquet immaculé.

« Excusez-le. Il est surtout utile pour mettre de l’ordre quand la situation devient instable. Mais quand la situation est stable, il s’ennuie, vous comprenez ? » Ses yeux s’étaient adoucis, mais ses doigts restaient effrayants : longs, fins, les ongles pointus.

« Je comprends. Je tâcherai de m’en souvenir. »

Une salve de pas interrompit le silence. Décidément, le manoir avait rarement été aussi agité, pensa le maître. Cierge accourut du couloir, le souffle court, essayant tant bien que mal de garder sa contenance.

« Monsieur, Jeanne traversee une crise de panique. Elle souhaite vous voir dès que possible. »

De Northwood se précipita sur les talons de son majordome, omettant de saluer Victoria qu’il laissa derrière lui.

 

Le dortoir des femmes de ménage était complètement désert, seule Jeanne reposait sur son lit, entre deux fenêtre donnant sur l’océan. Allongée sur le dos, son ventre se gonflait et se dégonflait à un rythme instable, effrayant. Une ligne de sel était dessinée sur ses joues. De Northwood approcha calmement, prenant garde à ne pas faire de bruit ou de geste brusque, puis s’accroupit près de sa domestique. Les cheveux blonds de la jeune française dévalaient d’un côté du matelas, à quelques centimètres du sol, leurs pointes bouclées s’agitant avec le courant d’air. Ses lèvres étaient pâles, retroussées.

« Vous êtes là », dit-elle doucement. Elle semblait en bonne santé. « Je n’ai pas voulu vous alerter, excusez-moi.

- Que s’est-il passé ?

- Rien de grave. Les deux petits enquêteurs se sont entretenus avec moi dans le salon de thé. Je leur ai dit tout ce que je savais à propos de mon Sanjay. Mais ces hommes sont terrifiants, vous comprenez ? Des yeux perçants, une stature stable, trop stable. L’un est plutôt sympathique, il a souvent la tête baissée vers ses chaussures et ses mains jointes contre son ventre. Wave, je crois, celui avec la cicatrice. Mais parfois il vous scrute, et cela est pire que de se faire dépecer, j’en suis certaine. L’autre est comme une ombre : omniprésent et fantomatique. J’en avais la chair de poule. Il donne l’air d’être un fantôme. Du genre malveillant, vous voyez ? Il vous regarde toujours, c’est comme si vous n’étiez pas vraiment vivant pour lui. » Elle chercha ses mots un instant, ses yeux brillants à nouveau. « J’avais l’impression d’être un tableau, qu’il analysait avec un regard trop insistant. Au début, j’étais simplement apeurée, mais ça s’est rapidement transformé en panique. Mais je ne pouvais pas partir, ils m’auraient suspectée immédiatement. Ils ne m’auraient plus jamais lâchée. » Elle reprit son souffle longtemps, plusieurs dizaines de seconde. « Je ne suis pas la seule qu’ils ont maltraité de cette manière. Ils m’ont demandé qui j’étais, d’où je venais, mes liens avec Sanjay ; ils se sont introduits dans mon esprit comme une seringue qui me vidait de mon sang. J’ai pris peur, je n’ai pas su me contenir. Le grand allemand est arrivé à ce moment là, et a pris l’initiative de me porter en lieu sûr. Il a hurlé sur ses compagnons avant de quitter la pièce. Aucun des deux n’a réagi. J’ai cru que j’allais mourir sur ce lit, mais je vais bien mieux maintenant. »

Les yeux de la domestique se gonflèrent à nouveau de larmes, elle tourna son regard à l’opposé du maître. De Northwood posa une main réconfortante sur son poignet, qui sursauta légèrement.

« Pourquoi avez-vous voulu que je vienne ? » demanda-t-il calmement.

- J’ai commencé à voir les anges, Monsieur De Northwood. J’avais peur de fermer les yeux, craignant de ne plus pouvoir les rouvrir. Je voulais vous remercier pour tout ce que vous aviez fait pour nous, pour moi, et même si je respire encore et que ma vie n’est plus en danger, ce vœu tient toujours. Je n’ai plus mon homme pour veiller sur moi au pied du lit, alors je m’en remets à vous, notre maître. Merci beaucoup, Monsieur.

- Il n’y a pas de quoi, c’est probablement à moi de vous remercier. Reposez-vous, Jeanne, et faites moi appeler si quoi que ce soit vous inquiète. »

Engel l’attendait à la sortie de la pièce, bras croisés. Lorsqu’il lui passa devant, l’enquêteur lui envoya un regard cynique.

 

Son repos fut bien mérité ; en tout cas, il le pensait. Il s’était assis sur le promenoir du Zéphyr, une tasse de thé posée sur le rebord d’une fenêtre ; aucun domestique n’était présent. Il observa l’horizon, une nuée de mouettes s’abattant sur la plage à marée basse, un convoi tiré par quatre chevaux de trait, au loin sur un chemin côtier. Il repensa à sa nuit passée, aux cauchemars qu’il avait tous oubliés, aux visions qu’il avait eues avant de fermer les yeux.

L’atmosphère à Windrose se rapprochait lentement du chaos. Les trois enquêteurs étaient insaisissables et effrayaient les domestiques, et Victoria, qui l’effrayait lui particulièrement, avait au contraire développé de bonnes relations auprès de ses employés. Il réfléchit à l’affaire, se demandant comment les quatre londoniens pouvaient travailler ensemble sans même procéder en groupe. Il repensa à Victoria, l’altercation qu’elle avait eue avec Engel dans la chambre. Était-ce habituel ? Qui était à l’origine de ce conflit qui semblait plus profond qu’un simple désaccord ? Était-ce un simple duel d’honneur dénué de raison ?

La discorde qui semblait régner parmi les enquêteurs le rendait dubitatif. Un sentiment d’impuissance l’avait gagné : après tout, ces quatre personnes feraient parti de Windrose tant qu’elles y resteraient, ainsi, les quatre étaient sous sa responsabilité. Il ne pouvait accepter les injustices, les conflits d’intérêt et les comportements dangereux. De Northwood pesta sur son sort, qui ne lui était manifestement pas favorable. Les enquêteurs lui étaient tombés dessus, sans qu’il ne puisse rien faire.

Leur comportement dépassait son atteinte. C’était comme observer dans un nid, une mère oiseau nourrir un oisillon plutôt qu’un autre. Un oisillon se faire jeter par dessus les branches lorsque la nourriture vient à manquer. Il était impossible de ne pas être révolté, mais également impossible d’intervenir. Il était le malheureux spectateur du chaos qui sévissait chez lui-même, un chaos qui perturbait le bon déroulement de la vie de ses domestiques et de la sienne. Au moins, et il s’en réjouit, Victoria Vale n’en avait pas après lui.

La clochette retentit à l’intérieur du manoir.

 

Le déjeuner fut servi prestement. De Northwood et les quatre enquêteurs étaient assis à leurs places respectives, Cierge restant debout près de l’entrée. L’œil du maître fut attiré par sa voisine, Victoria, dont les cheveux toujours humides dévalaient de ses épaules comme des éclairs, désorganisés et incertains. Ses yeux étaient de plus en plus cernés. Son état commençait à inquiéter De Northwood, qui craignait que l’enquêtrice ne devienne encore plus incisive sous le coup de la fatigue.

Squall parla le premier, l’air terne, ses courts cheveux bruns bien coiffés renvoyant le reflet du feu qui sévissait calmement dans l’âtre.

« Cierge, rejoignez-nous s’il vous plaît. » Le concerné s’exécuta, impassible. « Que faisiez-vous la nuit du meurtre ? »

Le majordome fronça légèrement les sourcils, pris au dépourvu.

« Je dormais à coup sûr, Monsieur.

- Vous étiez le premier à nous écarter de la théorie du meurtre. Qu’en pensez-vous, maintenant ?

- J’en pense que cela est regrettable pour Sanjay, et un véritable malheur pour Windrose. Notre famille n’a pas mérité un tel sinistre. »

Victoria se crispa sur sa chaise, une réaction qu’il était assez rare de remarquer sur elle. L’interrogatoire improvisé semblait lui échapper complètement.

« Des différents avec le mort, majordome ? » demanda Engel.

« Pas que je sache, non. Nous n’étions ni proches ni indifférents. Une relation courtoise.

- Vous êtes partout où on est, majordome. Où qu’on aille, vous nous collez aux jarrets. Peur qu’on fouille de trop ? Qu’on tombe sur un truc à vous ? Sur un cadavre ? »

L’accent de l’allemand resurgit avec intensité sur ses derniers mots. De Northwood se tendit immédiatement, mais Victoria lui envoya un regard tranchant. Elle lui imposait le calme, laissant faire les autres à sa place, tout cela sans émettre de son. Elle manipulait une cigarette encore éteinte dans sa main droite.

« C’est le devoir d’un majordome, Monsieur Engelbert », répondit Cierge avec confiance. « Garder un œil courtois sur les invités pour assurer la bienséance pour tous. Il ne me semble pas vous avoir déjà manqué de respect ou d’intimité, et dans le cas contraire, je m’en excuse sincèrement. »

Engel envoya un regard courroucé vers Victoria, qui s’y attendait visiblement. Elle prit la parole, s’adressant à tout le monde.

« L’enquête n’a pas avancé. Nous avons quelques suspects, mais aucun de principal. Nous aurons besoin de temps, et de beaucoup d’aide, n’est-ce pas Monsieur De Northwood ? C’est vous qui connaissez le mieux le domaine, après tout. C’est à vous qu’apparaîtront les incohérences les plus subtiles. »

Elle quitta la table, puis la pièce, son long gilet ouvert traînant derrière son dos comme un voile de veuve. Les enquêteurs n’émirent aucune réaction. Lorsque les desserts furent apportés, Squall posa son regard puissant sur le maître des lieux.

« Bien évidemment, vous faites partie des suspects, Monsieur. »

Il frissonna, à la limite du sursaut. Wave se mit à l’observer, des yeux scrutateurs, ressemblant à ceux d’un rongeur. Ses globes oculaires étaient injectés de sang.

« Bien évidemment », répondit-il avec une certaine ironie. « Posez-moi vos questions, j’y répondrai. Je désire juste en finir.

- Nous n’avons pas de questions. Les choses se régleront d’elles-même, n’est-ce pas ? C’est comme ça que ça se passe, à Windrose. »

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