Le crépuscule tombait sur la Moskova, il pleuvait. Les lumières rougeoyantes des feux arrières des automobiles, agglutinées en guirlande sur les berges du fleuve, au-dessous des clochers à bulbe, laissaient croire que du sang tombait depuis les nuages et que cela durait depuis des siècles. D'un pas élancé, le jeune américain traversa la place rouge. Il longea les murs écarlates de la forteresse par le nord puis par l'ouest, puis pénétra au sein du Kremlin en passant sous la tour Troïstskaïa, toujours surmontée de son étoile à cinq branches, rouge. Il marcha encore quelques minutes avant d'entrer dans un palais où il emprunta un fastueux couloir, et ses pieds y foulaient un tapis rouge. Il avait sous le bras un dossier en moleskine vermillon, et lui-même avait enfilé un pantalon brique. Tout en Moscou respirait encore de cette couleur furieuse que le blanc impérieux du commerce mondialisé avait quelque peu délavé.
Il s'installa sur le siège passager d'une Lexus et prit la direction de l'aéroport. Il alluma la lampe portative située au dessus du tableau de bord et celle-ci révéla ses traits tirés, ses larges cernes et son teint blafard. L'accueil de la pianiste avait accaparé toute son énergie : il avait fallu contacter un hôtel sécurisé, louer un véhicule de tourisme avec chauffeur luxueux – celui-là même dans lequel il se trouvait – appeler l'agent de l'artiste pour les questions d'argent, anticiper chaque déplacement : Anna Bivarot atterrirait dans un dizaine de minutes, le concert se déroulerait le lendemain soir, le surlendemain, elle serait conviée à assister à un match de gala, et le jour d'après, elle reprendrait le chemin de l'aéroport. En relisant le détail de son organisation, Roger tomba à nouveau sur une photo portrait de la musicienne ; il lui paraissait l'avoir déjà rencontrée un jour, mais il n'aurait su dire en quel endroit, ni lors de quelle occasion. Il avait le sentiment que cette femme ne lui était pas étrangère et que, dans ses pérégrinations, il avait déjà eu l'honneur de la croiser. Elle avait des cheveux de charbon et une peau aussi dorée qu’un ciel d’hiver, un buste altier et un regard intense. Ce même regard figea Roger lorsque, dans le hall de l'aéroport muni d'une pancarte avec le nom de l'artiste, elle se dirigea vers lui d'un pas assuré. Il sut dès lors que toute sa belle organisation pouvait partir à vau-l'eau d'une minute à l'autre. Elle avait un tempérament direct et décidé, une humeur jubilatoire, ainsi lorsque Roger prononça quelques mots de courtoisie, des banalités d'usage dans une politesse contrite pour l’accueillir, l'anglais parfait du jeune homme mêlé à son accent du Midwest ne manquèrent pas d'interpeller la pianiste et celle-ci souligna, non sans une certaine ironie, que désormais, les Russes allaient chercher leurs agents de sécurité en Amérique, c'était là une chose tout à fait curieuse !
Le lendemain, le concert se déroula dans un théâtre lugubre et feutré de Moscou. Les autorités y avaient invité tout le gotta moscovite, c'était une grande réunion de tout ce que la capitale russe comptait d’oligarques, de responsables politiques, de patrons de presse, et de sportifs de haut niveau. Ces derniers préparaient les championnats du monde d’athlétisme et ils se rendaient régulièrement aux toilettes munis d'imposantes seringues ; cela constituait tout leur entraînement quotidien, affirmaient-ils, narquois. Les hommes d'affaires, d'abord surpris par une telle attitude, félicitaient ensuite les jeunes hommes et les jeunes femmes d'un pareil aplomb quant aux politiciens, ils désapprouvaient un tel déballage de triche au milieu de nombreux inconnus davantage préoccupés par le risque que la nouvelle ne se susse et ne se propageasse outre les murs de ce théâtre que par quelconque préoccupation éthique.
Étranger à ce monde, Roger préféra demeurer proche de la pianiste et concentré sur sa mission. Depuis le début de la matinée, l'artiste n'avait pas hésité à montrer une certaine familiarité vis-à-vis du jeune homme. Aussi, se montra-t-elle plus loquace, quand un peu dénudée, dans la coulisse, elle aborda le match de gala du lendemain, elle avait un petit grand service à lui demander, ce n’était vraiment pas grand’chose avait-elle prévenu avant d’annoncer ce dont il était question : Roger avait tout de suite protesté tant cette faveur relevait de l’inimaginable et même au bout de quelques minutes et de quelques vêtements en moins, elle ne sut le persuader. Pour changer de sujet, il se hasarda à lui demander ce qui allait être joué ce soir.
- Le concerto pour la main gauche, annonça-t-elle sèchement, Prokofiev
- The master piece !
- As you said, rétorqua-t-elle cinglante.
***
Malgré cet effort, Roger ne put dissimuler une gêne maladroite vis-à-vis de sa protégée. Il était évident que Roger ne savait rien de Prokofiev, rien de la technique exigeante requise pour jouer son œuvre, il ne connaissait pas ses inspirations chamaniques ni même le fait qu'on lui ait refusé certaines commandes parce que ceux qui les avaient commandées n'y comprenaient rien. Prokofiev, c'était le génie et l'abondance moderne de la musique, des notes en cascade comme si elles vous dégringolaient dans les oreilles depuis le courant des rivières, le vol des oiseaux, la cime des arbres. Roger ne savait rien de tout cela et même l'enthousiasme surfait qui sied si bien aux Américains pour faire illusion, n'avait pu suffire pour masquer cette ignorance.
Au sein du public, on s'attacha surtout à se montrer correct : les invités se réjouissaient de certaines envolées, ils s'ennuyaient de certaines lenteurs, ils s'étonnaient de quelques passages plutôt jazzy alors que dans le même temps, ils en trouvaient d'autres un peu trop classiques ; globalement, ils se satisfaisaient de ce court instant d'harmonie comme une pause nécessaire avant de reprendre les hostilités des affaires... Certains qui avaient découvert l’œuvre en vitesse, après avoir reçu le carton d'invitation, firent mine d'y reconnaître quelques passages et tels des élèves de fond de classe ayant révisé leur leçon à la dernière minute, ils se donnaient un air important car ils avaient reconnu telle ou telle phrase. Si tous avaient répondu présent à l’invitation des autorités, c’était davantage pour se montrer, pour se compter parmi les membres de cette mondanité distinguée que pour apprécier une performance. Ainsi lorsque le récital se termina, nul dans l'assistance ne se montra touché par la délicatesse toute fragile et minutieuse de l'interprète et Anna ne reçut que des applaudissements polis.
Seul Roger qui n'avait pas à se préoccuper de politique, d'économie, de compétition, fut bouleversé par ce qu'il venait d'écouter. Il se trouvait dans un état second pendant qu’Anna recevait les félicitations de convenance des uns et des autres et durant ce moment, il ne vit pas qu’un homme, avec qui elle semblait être très familière, se présentait systématiquement à ses côtés et se comportait en gentleman avec elle. Il ne réalisa la présence de cet individu qu’au moment où, en lui ouvrant la portière de la voiture, il le vit entrer avant qu’Anna ne le suive. La musicienne y mit une langueur explicite et en entrant dans l'habitacle, elle planta son regard dans les yeux de Roger ; le garde du corps lui signifiait autant que possible sa désapprobation.
- Madame Bivarot…
- Retrouvez-moi à l’hôtel.
Elle s’installa aux côtés de son compagnon et claqua la portière au nez de l’Américain. Ordre fut donné au chauffeur de rouler sans cesse jusqu'à ce qu'on lui ordonnât le contraire.
***
Bien plus tard dans la soirée, Roger se rendit dans les appartements de Mme Bivarot à son invitation. Elle voulait s’assurer de sa discrétion quant à la petite scène dont il avait été témoin sur le parvis du théâtre. Roger n’y répondit pas dans l’immédiat tant cette requête le révoltait. Et alors qu’elle le relançait à ce sujet, il lui rappela qu’il était chargé de sa sécurité et qu’en raison de cela, elle devait lui obéir. Elle ne devait pas lui filer entre les doigts pour une amourette d’adolescente. Oh, comme vous y allez !, avait-elle rétorqué. Et à Roger de lui faire remarquer qu’elle était mariée, qu’elle avait juré fidélité à un homme, n’avait-elle aucune parole, n’y connaissait-elle rien à l’amour ? Et dans le mouvement de sa colère, il se permit de lui dire qu'elle avait la chance de pouvoir honorer et de retrouver l’être aimé quand elle le désirait. Ce n’était pas son cas. Il lui expliqua pourquoi il se trouvait en Russie, et comment il ne pourrait plus jamais rentrer aux États-Unis pour retrouver Bernadette. La musicienne eut bien du mal à comprendre le récit de son garde du corps tant il était foutraque. Du peu qu’elle put en saisir, elle l’assura que son mariage n’avait rien d’une idylle.
Très naturellement, Anna lui parla de son mari.
Un docteur influent, d'origine normande, grand scientifique, espérant le Nobel de Médecine comme on part à la recherche d'un graal inaccessible ; ce prix pour Charles – car son mari s'appelait ainsi – signifiait le couronnement de toute une carrière consacrée à la science ; et d'un mariage raté, s'était-elle empressée d'ajouter. Son mari lui avait été d'un tel ennui, à passer toute sa vie dans son laboratoire, à lui parler des effets inconnus de telle ou telle molécule, à ponctuer ses phrases par des exclamatives : « C'est fascinant ! C'est fascinant ! » qu'elle avait fini, au bout de quelques années de mariage, par prendre des amants : des aristocrates, des clercs de notaire, et des capitaines de vaisseaux. Tous deux avaient songé au divorce pour finalement y renoncer en raison de son coût, de son caractère chronophage (Charles manquait de temps) et également pour des raisons de réputation (la carrière d’Anna aurait pu souffrir de ce genre de scandale). Ils convinrent que l'amour était une chose mouvante. Les deux époux s'étaient accommodé d'une vie studieuse pour l'un, volage pour l'autre, et de temps en temps, ils prenaient même un réel plaisir à se revoir.
- Vous retrouverez votre Bernadette. Aussi, gardez-vous de me donner des leçons sur l’amour. J’ai épousé mon mari par dépit, par convention sociale, par faux romantisme. Je ne désespère pas moi-même de croiser à nouveau un homme que j'ai connu en étant plus jeune. Je l'aimais, il n'en a jamais rien su.
- Racontez-moi un peu de lui, demanda Roger en pensant que ce récit pouvait le consoler.
Alors Anna déroula une histoire dans laquelle Roger reconnut trait pour trait la vie de Cánimo. Le nom d’Anna lui revint soudainement à l'esprit, et il tressaillit en proie à une pensée terrible.
- Son nom, exigea Roger, dites-moi son nom !
- Sylvanho, répondit Anna avec désappointement. Sylvanho Delrio. J'ai entendu dire qu'il se faisait désormais connaître sous le nom de...
- Cánimo ! Acheva Roger, désolé. Il se nomme désormais Cánimo, c’est le nom qu’il s’est choisi.
Et ce nom sorti de la bouche de Roger sonna comme un glas terrifiant. Ils restèrent bouche bée l'un face à l'autre, hébétés par la conclusion vertigineuse qu'ils venaient de faire chacun de leur côté. Ils bredouillèrent, tentèrent de chercher des explications, de poser des mots sur cette farce du destin. Anna implora à Roger de lui raconter tout ce qu'il avait vécu avec lui, et il le fit en construisant un roman dont Cánimo était le héros.
Ils laissèrent s’installer un silence long et doux après que Roger eut terminé son récit. Anna souriait étrangement, heureuse d’apprendre que son amour de jeunesse était encore en vie et honorée de savoir qu’il faisait actuellement route jusque Paris où il espérait la retrouver. Il traversait le monde pour elle et elle l’attendrait, oh, cela oui, elle l’attendrait ! De tout son corps, elle n’avait jamais autant désiré retrouver un homme. Le jour où il viendrait, serait beau. Le jour où il serait là, dans ses bras et contre son sein, serait la fin d’une vie de regret. Ce jour-là, le temps passé si loin, l’un de l’autre, ne compterait plus et il ne resterait plus que les années à vivre ensemble ; ce jour-là, pour Anna, n’était ni un vœu, ni un désir, ni une prière. C’était une promesse, ce jour aurait lieu.
Sentant que sa nouvelle amie se plongeait dans un rêve ardent, Roger fit mine de vouloir prendre congé d’elle et de retourner chez lui.
- Oh, restez, s’il vous plaît. Nous avons encore tellement de choses à nous dire.
- La hiérarchie ne l’accepterait pas, ils penseraient que je me suis mal conduit à votre égard.
- Oh, je vous en prie ! Ne soyez pas aussi grave. Restez ! – puis se rappelant soudainement du match de gala du lendemain – À propos, vous n’avez pas oublié le petit service que je vous ai demandé ce matin…
- Vous êtes folle ! J’ai été catégorique, je ne le ferai pas.
- Vous me décevez. Inutile de vous faire chanter, je suppose.
- Inutile, en effet.
- Pourquoi tant de rigidité ?
- Je dois beaucoup à M. Petrov.
- Vraiment ? J’en suis étonnée. Et que devez-vous à Cánimo ?
- La vie.
- Alors, c’est entendu. Demain, au stade, vous me viendrez en aide...