Chapitre XXIV – Travail au thé noir

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), la protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le verlé. Afin de les différencier, les conversations en verlé sont retranscrites en italiques.

Hori avait été réduit à l’état de bête. Le vestibule de la tente impériale, cercle de voilures rouges, s’élevait autour de lui comme un cirque. Aucun visiteur ne pouvait manquer le calvaire du prévenu.

Des gardes verlandais, à l’aide de cordages, avaient bloqué ses bras autour d’un pylône, dans son dos, et si bas qu’il ne pouvait plus se relever. Ses mâchoires s’entrouvraient sur un mords en un sourire grotesque. Pour réclamer assistance aux gardes, il lui faudrait grogner. Il restait donc assis dans la terre battue, au point le moins éclairé de la pièce. Il n’y avait à ses côtés ni gamelle, ni pot d’aisance.

Martinelle, qui venait de pénétrer dans les appartements mobiles de la maison impériale, se figea à ce spectacle sans savoir quoi faire. Souvent elle avait caressé l’idée de museler l’horripilant clanarque. À présent, ce fantasme démoralisant la navrait.

L’ambassadeur Durillon, qui venait d’écarter une tenture plus loin dans la yourte, lui offrit un prétexte pour fuir :

« La Fille des Landes présente ses excuses ! Il Lui faut quelques minutes pour se remaquiller. Si Son Altesse le désire, Elle peut prendre un siège au salon… »

Martinelle crut voir les yeux d’Hori luire dans l’obscurité. Cependant ce n’était qu’une cloque de sang écaillée qui brillait au niveau de ses tempes. Une semaine auparavant, elle aurait prié pour lui. Aujourd’hui, cependant, elle savait que rien ni personne ne pouvait les protéger. Seule comptait la survie, par tous les moyens.

Elle suivit sans mot dire son légat vers une dépendance. Sitôt l’antichambre hors de vue, leur respiration décéléra. Ils s’installèrent en tailleur sur les énormes coussins mordorés qui recouvraient les tapis. Durillon, qui étudiait Martinelle à la lueur des braséros, s’inquiéta :

« Son Altesse est sûre de ne pas vouloir déplacer l’entretien à demain ? Il me semble qu’Elle accuse le coup de la fatigue, et qu’Elle préférerait apparaître à l’audience privée sous un meilleur jour. »

Les cernes de Martinelle se voyaient donc autant qu’elle l’avait craint. Elle n’avait pas fermé l’œil depuis les terribles révélations de Guillonne sur son double‑mariage.

« Je ne cesse de faire cet horrible cauchemar, mentit‑elle avec morosité. Au point que je crains chaque soir de m’endormir.

— En ce cas, mademoiselle, j’ai peut‑être une solution d’appoint pour vous. Si toutefois vous souhaitez vous reposer quelques heures… »

L’ambassadeur regarda à droite et à gauche. Puis il fouilla son veston pour en sortir un petit flacon rempli de ces gélules suspectes qu’il consommait régulièrement.

« De l’assomnie, murmura‑t‑il. Rien de mieux que cette substance calmante pour bloquer l’imagination… On dit qu’elle bloque jusqu’aux forces de la sorcellerie, et qu’elle protège ses consommateurs des esprits qui chercheraient à les posséder ! Il y a toujours un sorcier qui rôde, ça peut vous être utile. Ne prenez qu’une demi‑pilule pour commencer, et jamais plus d’une à la fois… Moi, j’ai acquis une résistance à force d’en consommer, mais vous… vous pourriez sombrer dans un sommeil éternel. »

Martinelle sentit monter en elle la colère. Durillon se révélait d’encore pire conseil qu’à l’ordinaire. Ce n’était pas le moment pour elle de sombrer dans la drogue, si toutefois un « bon moment » pouvait exister pour ces choses‑là. Toutefois elle voulait économiser ses forces mentales pour son rendez‑vous avec l’impératrice, et fit mine d’accepter le bocal.

Maintenant qu’elle les voyait de plus près, elle remarquait que ces cachets comportaient une étrange petite marque en forme de pentacle, entourée de glyphes inconnus. Ce n’était pas un blason ou l’insigne d’une marque pharmaceutique. Ses craintes se confirmaient ; il s’agissait de potions magiques sous forme solide, sans doute achetées à quelque mage sur le marché noir ! Elle rabroua l’ambassadeur :

« Monsieur, le remède me semble pire que le mal !

— Je suis différent de vous, soupira Durillon qui lui emprunta une pastille. Moi, il m’arrive de rêver en plein jour. Ces cachets me permettent de… garder les pieds sur terre, si je puis dire. Sans eux, je ne pourrais faire mon travail correctement. J’en suis dépendant, mais les effets secondaires ne sont rien comparé aux tourments dont je souffrais dans ma jeunesse.

— Des effets secondaires ?

— Les Dieux ont voulu que nous rêvions. Je ne saurais vous dire pourquoi. Ne pas rêver, à la longue… dénature l’âme. Et le fait est que vous me paraissez dotée d’un esprit solide et affuté. Ne l’abîmez pas. »

À ce moment surgit entre deux rideaux un eunuque, tel un diable sorti d’une boîte.

« La Fille des Landes va vous recevoir », annonça celui‑ci.

Martinelle se redressa et cacha le bocal dans les larges manches de sa houppelande. Elle crispait ses deux mains devant son ventre, comme pour y enfermer sa propre nervosité. Durillon se levait à son tour. Cependant elle ordonna :

« Non, monsieur. Restez‑là.

— Mais enfin…

— C’est une affaire de femmes. Si je me présente devant l’impératrice avec un chaperon, elle me traitera comme une petite fille.

— Si vous m’aviez prévenu…

— …vous auriez trouvé le moyen de m’arrêter. Je sais. »

Et elle le planta là pour suivre cet homme mutilé. De derrière lui parvient le craquement caractéristique d’une gélule croquée et avalée dans l’angoisse, ou peut‑être l’embarras. Le trajet jusqu’à la chambre d’Ankhti prit moins d’une minute, la plus frénétique de l’existence de Martinelle. Cette dernière savait qu’elle ne pouvait plus réévaluer sa stratégie. Il lui faudrait foncer pour devancer sa propre peur qui montait.

L’impératrice demeurait dans une structure de bois hermétique : un chalet mobile caché à l’intérieur de son immense tente, une yourte dans la yourte. Lorsque l’eunuque referma derrière elle les portes coulissantes, les narines de Martinelle affrontèrent une forte odeur de tabac, voire d’autre chose de plus méphitique encore. Cet intérieur alliait la lumière la plus clinquante aux ténèbres les plus crasses. La suie collait aux meubles en or massif. Un lustre en cristal disparaissait dans les volutes de fumée âcre. Partout s’étalait un luxe de miroirs salis et opaques, de porcelaines poussiéreuses, de tapisseries en fils d’or tachetées de suie. Au centre de ce décor mortifère, l’impératrice Ankhti l’accueillit d’une voix caverneuse :

« Entre, mon enfant. Viens t’asseoir à côté de moi. »

Couchée et bordée dans un immense lit à baldaquin, elle fumait un calumet qui rajoutait à chaque seconde davantage de fumée dans la pièce confinée. Le soleil pouvait bien irradier le monde de sa lumière, certaines personnes y diffusaient leur noirceur. Martinelle s’agenouilla selon les usages pour finalement se relever et prendre place sur le pouf à côté du lit. Elle prétendit s’intéresser au décor car elle n’osait pas encore dévisager la souveraine. Celle‑ci avait accroché tous ses bijoux à des plaques sur les murs au lieu de les ranger dans des écrins ou des vitrines. Une clanneresse de la suite de Paneb lui avait parlé de ces parures ; c’étaient en réalité des trophées arrachés par Ankhti à ses anciennes rivales, qu’elle avait suspendus au mur comme autant de têtes empaillées. Sur la couette fumaient, posées sur un plateau, une tasse et une théière.

Le silence perdura. Martinelle, qui ne pouvait commencer la conversation sans contrevenir au protocole impérial, attendait. Les doigts crochus de la vieille dame extirpaient de sa boisson des pétales poisseux qui avaient échappé à l’infuseur, et qui tachaient ses doigts d’une eau sanguinolente. L’estomac de Martinelle se noua ; c’était la même variété de karkadé qui avait accompagné les ortolans, le jour où on l’avait outragée. La harpie lui adressa alors un sourire chafouin qui ne réussit qu’à l’enlaidir. Ses affreux petits yeux disparaissaient sous la multitude des rides, comme deux murènes dans leur récif. Une fois ses mains essuyées, et sa tasse de thé sirotée, elle daigna enfin lui parler :

« Certaines personnes de mon entourage s’étaient inquiétées de ta perception des coutumes verlandaises. Ils m’avaient dressé le portrait d’une jouvencelle hautaine, susceptible, capricieuse. Aussi m’avaient‑ils recommandé de ne pas t’inclure dans mes petits rituels d’intégration au clan. Il est vrai que ces farces bon‑enfant nécessitent un peu d’humour. »

Non contente de l’avoir humiliée en public, voilà qu’Ankhti la critiquait avec ces sarcasmes ! Des couleuvres, Martinelle en avait déjà avalées dans sa courte existence… Après tout, elle avait partagé un palais avec Ludova de Mandar. Toutefois c’étaient là des excuses si aigres, si nauséabondes, si peu ragoutantes que son ventre, pourtant bien accroché, en bouillit.

« Je sais bien que jamais tu ne t’abaisserais à une telle susceptibilité. Cependant, dans le cas où mes actes pourraient être mal interprétés… Je préfère apaiser ces médisants et, pour les faire taire, te présenter mes excuses.

— À propos de quoi, Filles des Landes ? »

Décontenancée, la cheffe d’État sonda la figure de Martinelle pour y trouver quelque émotion à malmener. Elle n’en trouva aucune, et pesta :

« Tu le sais bien.

— Au risque de paraître stupide, je vous confirme ignorer à quel évènement vous faites allusion, annonça son interlocutrice avec indifférence.

— La dégustation de l’ortolan !

— De quoi ? Pardonnez, s’il‑vous‑plaît, mon vocabulaire limité… J’apprends encore votre langue.

— L’oiseau, enfin ! Celui que j’ai mangé lorsque je t’ai invitée sous ma tente.

— Veuillez m’accorder votre indulgence si je vous contredis, Votre Majesté, mais ceci est notre premier rendez‑vous privé. Peut‑être me confondez‑vous avec la princesse Guillonne ?

— Cesse de me narguer, explosa Ankhti en frappant le plateau de son poing. Petite grue ! Si tu te crois drôle, je peux t’assurer que… »

L’impératrice s’étrangla. Pour se venger de ce bizutage, Martinelle lui opposait une forme d’enquiquinement tout aussi puérile. Honteuse de s’être laissée berner par une débutante, elle renâcla :

« Soit. Si tu crois préserver ta dignité par ces faux‑semblants, libre à toi. J’aurais dû régler cette affaire directement avec ta mère.

— Ce serait compliqué. L’incident que vous mentionnez n’apparaît nullement dans les comptes‑rendus de l’ambassadeur à Pont‑l’Ost.

— Comment ! Pauvre Durillon. S’il a osé mentir à son roi, ses jours sont comptés.

— Pas s’il l’a fait sur mon ordre. »

La bouche d’Ankhti s’ébahit :

« Petite, ne me dis quand même pas que tu as… falsifié ce rapport ?

— Je vous prierais de considérer cette tâche ingrate comme un service rendu à votre personne, asséna Martinelle qui laissait cette fois‑ci ruisseler un filet de colère. Ainsi qu’à l’image de l’empire. Alors laissez‑moi vous rassurer : vous n’aurez pas à fournir d’excuses devant vos clannerets car il n’y a pas eu d’incident dans la tente impériale ce jour‑là. D’ailleurs, il n’y en aura plus aucun entre nous. Jamais. Suis‑je suffisamment claire ? »

Le ton s’était voulu menaçant. Pourtant, après quelques secondes de sidération, la vieillarde éclata de rire. Martinelle crut que sa performance avait fait un four. Mais bientôt les pouffements se muèrent en toux grasse, au point qu’Ankhti recracha dans son mouchoir un mélange de sang et de glaire.

« Navrée, gémit‑elle. Je n’aurais pas dû te recevoir dans cet état. »

Cette fois‑ci ses excuses paraissaient sincères, car son regard fuyant révélait une honte enfouie. C’était une ancienne coquette. Contre toute attente, cet accès de faiblesse pourtant bien pardonnable avait eu raison de sa morgue. Et ce ne fut qu’à ce moment que Martinelle comprit ; Ankhti avait perdu l’usage de ses jambes, comme la reine Clovitte après sa première grossesse. Personne dans la horde n’avait osé en parler aux Orgéliens.

« Je me moque de l’avis de vos clannerets, reprit Martinelle. Les nobliaux pensent ce qu’on leur dit de penser ! C’est votre respect qui m’intéresse. Plutôt que de vous flageller devant eux, je préférerais que vous nous invitiez tous à un second goûter. Sans mauvaises blagues, cette fois‑ci. Nous voir discuter gaiement, en toute amitié, comme si de rien n’était… renverrait au beau monde un message bien plus fort et bien plus utile. »

Ankhti s’affaissa contre l’oreiller et, fatiguée, se massa les tempes avant de soupirer :

« Comme tu voudras. Je n’ai pas le temps de me disputer avec toi… Tes fiançailles me causent bien assez de problèmes ! »

Martinelle n’en revenait pas. La vieille bique venait de lui concéder le point de la première manche, et passait sans ambages au second point de l’ordre du jour ! L’impératrice tira sur une cordelette qui pendait à la canopée de son lit. Une clochette tinta, et aussitôt surgit dans la chambre l’eunuque de tout à l’heure. Ankhti lui beugla :

« Toi, là ! Ne vois‑tu pas que la princesse a soif ? Apporte donc un thé.

— Je préférerais un cacao, osa Martinelle au pied levé.

— Bon ! Va pour le cacao.

— Filles des Landes, proposa‑t‑elle d’une voix chevrotante une fois l’esclave reparti. Il y a sûrement moyen de préserver l’esprit de cette alliance entre nos deux pays sans pour autant s’y conformer à la lettre près. J’aime le prince Shen de tout mon cœur. Ensemble, nous pourrons œuvrer pour la paix et…

— Pauvre tanche ! Les clannerets de la Hache crèchent à deux lieues d’ici, grinça Ankhti. Je viens d’arrêter leur clanarque ! Ils se rebifferont, c’est une question de principe. Je devrais dîner chez eux à l’heure qu’il est… Au lieu de ça, ils aiguisent leurs lames et mes princes me supplient de rester dans cette fichue brousse ! Comprends‑tu ça ? »

Ses lèvres plissées d’agacement révélaient trente‑six dents, remarquablement préservées pour une femme de son âge. Leur brillance jaunie reflétait les joyaux fixés au mur. Un peu refroidie, Martinelle choisit de hocher la tête et de la laisser continuer à piailler :

« Non pas qu’ils craignent pour ma sécurité, au contraire ! Ma horde est bien protégée et mieux entraînée. Elle écrasera mes ennemis comme elle l’a toujours fait. Ce n’est pas d’un coup de hache que je mourrai, mais de surmenage. La guerre, c’est du souci … Tout ce que je demandais à mes Mânes, c’était de pouvoir passer le temps qui me reste à vivre dans la sérénité. Apparemment, c’était trop demander ! »

Martinelle n’osait pas protester. Après tout, elle n’avait pour devoir que de protéger l’Orgélie. Néanmoins ce seul mot de « guerre » lui avait glacé le sang. Elle s’en alarma :

« La famille royale ne souhaite pas plus que vous ce conflit armé ! Pour le bien de tous, il serait préférable qu’Hori sorte de son procès avec la tête sur les épaules. Si vous l’exécutez, vous déclencherez une rébellion à coup sûr…

— Quelle sagesse, la railla Ankhti. Et je suppose que tu reprendras ton fiancé la bouche en cœur lorsqu’il sortira de prison ?

— Je vous conseille de suggérer un autre fiancé à Sa Majesté le roi, se rembrunit Martinelle. Vous savez qu’il ne négociera pas sur ce point.

— Ce n’est pas aussi simple que tu le prétends ! J’avais promis une princesse d’Orgélie à la Hache, et l’intégration d’un des leurs au cercle impérial. Te libérer d’Hori, ce serait revenir sur ma parole. Rien que cela, c’est pour un eux une raison de se rebeller contre moi.

— Alors vous pourriez considérer sa radiation du contrat de mariage comme une sanction, et sélectionner un autre homme de leur clan pour le remplacer. De cette façon, ils ne se sentiront pas lésés. »

Elle marqua un temps pour laisser ce ver s’infiltrer dans la vieille pomme ridée qui se trouvait face à elle. Ankhti, qui tâtonnait à nouveau son calumet, finit par décréter avec morgue :

« Non. La personne du clanarque Hori et la dignité de sa famille ne font qu’un. S’il a fauté, je ne vais pas récompenser un de ses clannerets en le laissant représenter mes intérêts à l’étranger. À la place, je ferai venir un de mes gardes… Et je lui dirai de me donner sa lance… Puis je casserai cette lance en deux, et j’en placerai les morceaux dans un coffret. J’irai ensuite trouver le prince Shen, et je lui ferai transmettre cet écrin à ces messires de la Hache. Et lorsqu’ils l’ouvriront, ils se souviendront de ce qui s’est produit la dernière fois qu’un clan a contesté la sagesse de la maison impériale en matière de mariage. Avec un peu de chance, cela devrait les dissuader de me défier.

— Fille des Landes, encore une fois, je…

— Je n’ai jamais critiqué le roi Gertraud sur la manière dont il tenait en respect les Mandar, l’interrompit l’ancêtre d’une voix cinglante. Alors qu’il me laisse discipliner mes vassaux selon mon bon vouloir ! Les vaches n’en seront que mieux gardées. Bon sang, quelle girouette tu fais ! Veux‑tu que je te libère d’Hori, oui ou non ? »

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