Chapitre XXX – Échec et matou

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), la protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le verlé. Afin de les différencier, les conversations en verlé sont retranscrites en italiques.

Martinelle et Hori n’avaient pas de temps à perdre. Pourtant elle resta médusée tandis qu’il claudiquait entre les roseaux, indifférent aux cadavres qu’il avait semés, et y cherchait des armes. Sa nudité n’était relevée qu’au travers d’une silhouette noire, mais celle‑ci la choquait moins que le pouvoir surnaturel dont il venait de faire preuve.

L’averse avait cessé. La cervelle de Martinelle débordait d’interrogations comme une marmite trop chauffée, en premier lieu « Vous êtes‑vous échappé de prison, déguisé sous cette forme ? ». Sa première question fut aussi la plus stupide. Tandis qu’elle s’accroupissait dans l’eau noire à l’aide de ses coudes, elle chuchota :

« Ventrebleu ! Tous vos felnes sont‑ils des êtres humains métamorphosés ?

— Quoi ? Ne soyez pas ridicule, s’agaça le clanarque. Certains sorciers de mon clan peuvent prendre une forme animale, c’est vrai… Mais ne confondez en aucun cas notre art avec cette maladie qui afflige les garous dégénérés ! C’est un talent qui nous permet de communiquer avec nos bêtes sur un plan mental, et d’opérer sur eux un charme surnaturel. Nous pouvons même voir par leurs yeux. Pour dresser des fauves pareils, il n’y a guère d’autre choix. Comment croyez‑vous que j’ai appris ce qui se tramait entre vous et Guillonne, lorsque vous avez demandé à Durillon de renégocier les termes du double‑mariage ?

— Attendez, se scandalisa‑t‑elle. Hénew se trouvait dans la tente avec nous, ce soir‑là ! C’est de mon felnon dont vous parlez ! Vous m’avez offert un… un chaton ensorcelé ? Vous m’espionniez ?

— J’ai eu peur pour vous, se défendit Hori qui venait de ramasser un pistolet. Dès ce plébiscite, sous la pagode… Vous n’étiez pas arrivée à Chrysée depuis cinq minutes que Nakht commençait à vous porter un intérêt suspect. J’ai déjà eu toutes les peines du monde à protéger Shen de ses avances, ces dernières années… et c’est un homme dangereux ! N’avez‑vous pas vu ce qu’il a fait à Hénew ? Sitôt qu’il a repéré en lui une trace de ma magie, il l’a retournée en lui pour le déchirer… »

Martinelle poussa un juron. Puis, furibonde, elle se retourna pour montrer à Hori ses bras ligotés ; bien qu’elle nourrît encore contre lui de la colère, elle avait besoin de lui pour lutter contre une menace bien plus grande. Celui‑ci s’approcha pour inspecter son poignet puis, rassuré par sa souplesse, lui prit doucement la serpe des mains. Il saurait mieux s’en servir qu’elle, quoiqu’elle brûlât tout autant que lui de la planter dans le cou de Nakht. Aucun dieu ne leur en aurait tenu rigueur. Elle s’indigna :

« Pourquoi ne l’a‑t‑on pas mis aux arrêts ?

— Parce que lui et son oncle sont les seuls conjureurs dont l’impératrice dispose depuis la mort du prince Nahky, pardi ! Leur lignée se transmet les techniques d’exorciste de génération en génération. Paneb n’entend pas former d’autres apprentis… Il défend son neveu corps et âme, jusqu’au déni. Si ces deux‑là venaient à mourir, Ankhti se retrouverait sans défense contre tout mage qui lui voudrait du mal. C’est comme ça qu’ils la tiennent, comprenez‑vous ? Alors elle passe l’éponge sur nombre des manigances de Nakht… Et elle vous l’aurait offert en mariage, si la Hache ne l’avait pas davantage inquiété à l’époque ! »

Tout en écoutant le clanarque, elle l’avait laissé la relever, dos à lui, pour couper les cordes qui retenaient ses membres. Heureusement, personne ne les avait encore retrouvés. Ses avant‑bras meurtris se remplirent de fourmis furieuses. Tandis qu’elle les massait, son sauveur nu en vint enfin à la question qui le tiraillait :

« Où est Shen ?

— Toujours coincé avec ses ravisseurs, j’en ai peur. Je n’ai rien pu faire…

— Où sont‑ils ?

— En train de nous chercher, j’imagine ?

— Nakht ne tuera pas Shen, réfléchit Hori à haute voix. Pas pour l’instant. Il tient à ses jouets. Commençons déjà par vous mettre à l’abri.

— Quoi ? Mais ce qu’il lui fait subir en ce moment est pire que la…

— Ne me tentez pas », s’étrangla‑t‑il soudain.

Sa résignation la bouleversa. Elle savait combien ce sacrifice lui coûtait. Elle ne voyait pas même ses pupilles dans cette obscurité, et pourtant plus rien en lui ne se dissimulait. Maintenant qu’il lui parlait sans ambages, Hori lui semblait presque vulnérable. Tandis qu’ils claudiquaient entre les algues et les rochers pour rejoindre la rive, elle se surprit à lui murmurer :

« Pourquoi m’avez‑vous secourue ?

— Je somnolais, attaché au piquet de ma cellule, lorsque j’ai entendu une voix. J’ai rêvé de vous, mademoiselle. Quelqu’un m’ordonnait d’aller vous aider. Un des Mânes qui ont fondé mon clan, peut‑être ? Ou une forme de prémonition liée à mes pouvoirs, peu importe. Ma seconde peau m’a aidé à déchirer mes liens… Les gardes n’ont rien compris lorsque je me suis échappé de la tente, car ils cherchaient un homme plutôt qu’une bête. Le reste fut facile… L’odorat du felne est des plus développés à la base, alors, avec ma magie…

— Vous m’avez mal comprise, Hori. Je vous demandais pourquoi vous vous mettiez en danger pour aider une femme qui… vous a fait tant de mal.

— C’est le devoir de tout mari, lâcha‑t‑il sur le ton de l’évidence. Deux époux qui se haïssent ne sont pas libérés de leurs serments pour autant. »

L’absence d’arrogance dans sa voix fit naître dans la poitrine de Martinelle une étrange bouffée d’air. Elle se rendait compte maintenant que, si leurs caractères restaient aux antipodes, ils partageaient tous deux la même vision de l’honneur et du devoir. Au fond, Hori avait tout du romantique forcené. Ses idéaux épousaient si bien ses désirs qu’on ne pouvait distinguer les uns des autres. Il n’avait pour ambition que de rester aux côtés de Shen en qualité de chevalier servant, consumé tout entier dans l’amour courtois jusqu’à chasser toute autre émotion, refuser tout autre attachement. Jamais elle n’avait rencontré pareil individu. Sa mère et ses frères ne lui paraissaient pas capables d’une telle dévotion.

« Vous aviez raison le jour où je vous ai frappé, admit‑il alors qu’ils mettaient pied sur la terre argileuse du rivage. Votre idylle avec Shen me torture. Toutefois sachez que, malgré ce malaise, j’entends ne pas contrevenir aux engagements que…

— Couchez‑vous », l’interrompit Martinelle qui se jetait sur lui.

Un coup de feu retentit aussitôt. Elle sentit la balle de pistolet frôler son épaule, mais ils atterrirent l’un contre l’autre dans un bosquet de papyrus. L’homme qu’elle avait aperçu derrière Hori rechargeait déjà son fusil et criait :

« Ils sont là ! »

C’était l’imbécile auquel elle avait faussé compagnie. À quatre pattes dans la vase, Martinelle et Hori profitèrent des ajoncs alentours pour patauger hors de vue. Néanmoins ils n’iraient pas loin. Ils commençaient tous deux à s’essouffler, il leur faudrait se relever pour rejoindre la rive. Elle serrait fort la main qu’Hori tendait derrière lui. Leurs pieds s’enfonçaient dans la vase, bravaient les flots tumultueux.

« Nous ne faisons pas le poids dans cet état, s’inquiéta‑t‑elle entre deux claquements de dents. Qu’attendez‑vous pour vous retransformer ? Si je pouvais monter sur votre dos…

— Je n’y arrive plus, se plaignit‑il d’une voix trop aigüe. Ça me fait trop mal… C’est Nakht. Je crois qu’il perturbe l’énergie magique autour de lui. »

Elle n’insista pas. Lorsque Sœur Morgane avait tenté d’utiliser ses pouvoirs contre l’apprenti‑conjureur, celui‑ci l’avait hachée menue en retournant contre elle son miracle. Hori lui indiqua un buisson où ils s’arrêtèrent quelques secondes. Là, il vérifia à l’aveugle le barillet de son pistolet. Toujours ruisselant d’eau souillée, il le tendit par la crosse à Martinelle.

« Je vais l’occuper, décida‑t‑il d’un ton grave. Profitez de ces quelques secondes pour le contourner, et visez le cœur. Il reste une balle.

— Ne soyez pas stupide, s’horrifia‑t‑elle. Il vous tuera !

— Que m’importe ma vie ? Si vous crevez ici, ce sera la guerre entre la Verlande et l’Orgélie, la sermonna‑t‑il. Oserez‑vous mener des milliers de vos compatriotes à la mort ? Non ? Alors défendez votre peau, princesse.

— Martinelle, s’exaspéra‑t‑elle. Je m’appelle Martinelle. »

Elle ne savait pas pourquoi elle lui disait cela. C’étaient sans doute les derniers mots qu’ils échangeraient. Les dents serrées, le corps endolori, elle se contraignit pourtant à exécuter ce plan désespéré. Ses doigts glacés se refermèrent lentement sur l’arme, plus froide encore. Hori lui lança un dernier regard. Elle aurait aimé le déchiffrer, mais l’obscurité ne le lui permit pas. Il se contenta de ces derniers mots :

« Adieu, Martinelle. »

Et il partit.

Les yeux de cette dernière, embués, l’avaient déjà perdu au milieu des buissons. S’élançant dans la direction opposée, elle tenta de retrouver son chemin. Un bosquet bordait la sente près de la rivière. Elle pourrait sans doute se dissimuler derrière les arbres. Alors qu’elle s’appuyait contre un tronc mort, elle entendit un cri :

« Prince, attention ! Il va… »

Un autre coup de feu vint couvrir la fin de cette phrase. Martinelle crut la dernière heure d’Hori arrivée. Cependant elle entendit un bruit spongieux et visqueux : a priori celui d’une serpe enfoncée dans de la chair humaine. L’acolyte de Nakht venait sûrement de faire rempart de son corps pour protéger son maître une dernière fois. Un hurlement masculin retentit entre les branches, et une colonie d’oiseaux apeurés s’envola. Le cri évolua en gargouillis infâmes. Les feuilles mortes bruissèrent alors qu’y chutait le corps agonisant.

Sans demander son reste, Martinelle reprit sa course parmi les racines et les massifs de fleurs sauvages. Nakht n’était pas loin, mais où exactement ?

« Que tu es laid, se plaignit ce dernier au meilleur moment.

— Tu devras te contenter de ce spectacle avant de mourir, cria Hori d’un air bravache. Pour une fois qu’un homme nu vient à toi de son plein gré ! »

Elle cracha de côté la salive accumulée par ses efforts. Ronces et épines lui barraient le passage. Elle ne trouvait pas d’interstice entre ces épines rocheuses et ces vieux chênes. Pourtant il lui fallait retrouver l’endroit où les deux combattants se faisaient face. Leurs voix retentissaient sur sa droite :

« Tu es indigne de porter cette arme, sale petit parvenu… On la réserve aux hommes de ma maison.

— Je manie trop bien la hache… Pour que le combat soit loyal, il fallait bien te donner un h‑handicap, chevrota la voix du clanarque à moitié asphyxié. Affronte‑moi à la loyale, Nakht ! »

Il n’y avait plus aucune conviction dans sa voix. Ses pieds nus, lacérés par les cailloux et les échardes, compromettraient sa vitesse et sa mobilité. Pourtant la provocation fonctionna. Dans un cri guerrier, le prince se jeta sur son ennemi. Déjà leurs serpes sifflaient dans l’air, s’entrechoquaient, crissaient… Quelques coups de poings et de pieds furent échangés, puis le métal se remit à crier. Martinelle, au dernier moment, aperçut à quelques toises un rai de lumière. Bien sûr, c’était la lune qui se révélait aux abords d’une clairière ! Elle courut de toutes ses forces, s’exclamant à pleins poumons :

« Hori, tenez bon ! J’arrive ! »

Elle manqua de trébucher sur une taupinière, mais se rattrapa juste à temps au lierre qui pendait d’un arbre. Sa frénésie lui fit oublier la douleur. Elle bondit au‑dessus d’un fossé.

Ses yeux s’écarquillèrent de l’autre côté. Une clairière s’ouvrait devant elle, grande comme l’arène d’un cirque. Au milieu s’y débattaient deux hommes, leurs corps confondus dans une mêlée terrible. Incapable de les identifier, elle leva son arme, prête à tuer. Cependant le canon de son pistolet ne trouva devant lui qu’un dos bossu, difforme en sa hauteur. C’était celui d’Hori. Pour atteindre sa véritable cible, il lui aurait fallu transpercer d’une balle la nuque du guerrier.

Elle hésita une seconde de trop. D’un coup sec, Nakht planta sa serpe dans le ventre de son adversaire. La lame en ressortit dans un déferlement de sang courroucé. Le corps du clanarque sombra, en révélant le torse du prince. Sous son manteau somptueux et désormais débraillé brillait une cotte de maille de la meilleure qualité. Hori n’avait réussi qu’à l’arracher, sans la percer. Toute à sa rage, Martinelle s’écria :

« Que les Dieux me pardonnent ! »

Elle tira enfin, droit vers la tête. Toutefois la balle ne parvint pas même à destination. L’arme lui explosa dans les mains. Brûlée sur toute la largeur de ses paumes, elle dut la lâcher. L’objet atterrit en même temps que Martinelle dans les feuillages, inutilisable. À chaudes larmes, elle maudit sa bêtise et l’empressement du clanarque. L’arme, mouillée lors de la précédente rixe au milieu du fleuve, avait fait long feu. L’utiliser plus tôt ou plus tard n’y aurait rien changé.

À genoux devant Nakht, elle le vit jubiler au‑dessus du corps blessé d’Hori. Ce dernier se recroquevillait comme un nouveau‑né sur sa blessure. Peut‑être voulait‑il comprimer sa plaie, empêcher quelque organe de s’échapper de son torse. Le prince n’avait pas encore essuyé le sang du clanarque sur son visage. Sans doute voulait‑il en savourer le goût.

À côté reposait un corps immobile, celui de l’officier stupide. Martinelle se souvint alors qu’il possédait un pistolet, lui aussi. Elle scruta les alentours, hagarde, à la recherche d’une ligne de métal étincelante.

Soudain, elle la trouva. À quatre pattes, elle se précipita vers cette arme providentielle.

Dans le meilleur des mondes, elle aurait ramassé le fusil juste à temps, levé le bras et éclaté en mille morceaux la figure hallucinée du félon. Néanmoins Martinelle ne vivait pas dans le meilleur des mondes. Nakht se souvint de sa présence au pire moment, comprit ce qu’elle tentait de faire, et abattit un pied sur son poignet gauche. Elle se tordit de douleur. Elle s’était mordue la langue, et était passée à quelques pouces de son objectif. La bouche remplie de sang, elle vit en toute impuissance son ennemi ramasser l’arme à feu et en vérifier l’état. Celle‑là n’était pas tombée dans la Lymphide. Ses balles porteraient à coup sûr.

D’une suprême indifférence pour les déboires de sa captive, il reporta son attention sur Hori qui restait prostré sur lui‑même et luttait pour sa vie. Goguenard, il lui formula ses conditions :

« La décence m’obligerait à t’accorder une mort rapide, au lieu de te laisser souffrir… Qu’on ne dise pas que je manque d’humanité ! Convaincs‑moi de t’achever, petite hache. »

Sa botte atteignit la nuque du blessé. Celui‑ci gémit, mains sur la tête.

« Allez, trouve les bons mots ! Supplie‑moi, très cher Hori. »

Martinelle l’aurait bien fait à sa place, mais sa bouche à demi‑remplie de terre l’en retenait. Elle toussait, et ne put empêcher le pied de Nakht de frapper à nouveau.

« Supplie‑moi, fichu meurtrier. Demande pardon pour mon père. »

Plus il s’acharnait, plus les geignements de sa victime faiblissaient. Sa fureur redoubla au point qu’il éructa :

« SUPPLIE‑MOI !

— Laisse‑le », demanda Shen avec calme.

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