VICTOR
Par Richard Darko
- Victor
Victor s’était réveillé dans son lit, ce qui en soi n’avait absolument rien d’étonnant, mais pas à l’heure habituelle de six heures vingt-neuf. Et ça, c’était inattendu. Ce qui, le concernant, était un gentil euphémisme.
Réglé tel une horloge suisse, week-end, jours fériés, vacances et jours de semaine, sa conscience se mettait sous tension immanquablement à cet horaire précis, juste avant le réveil qu’il réglait sans faute tous les soirs en se couchant sur six heures trente. Ce qui, au demeurant, était parfaitement inutile puisqu’il ne connaissait même pas le son de l’alarme de son réveil, acheté 10 ans auparavant.
Il resta un moment à regarder les chiffres digitaux rouges indiquant l’heure :
Onze heures vingt-trois.
Il saisit son téléphone portable (branché et chargé, au moins une chose rassurante) soigneusement posé sur sa table de nuit, encombrée d’un unique livre de poche. Il lui fallait vérifier. Vérifier quelque chose qu’il savait déjà pertinemment : le réveil ne mentait pas… La luminosité de la chambre, due au soleil maintenant presque en face de ses fenêtres aux volets ouverts, ne lui mentait pas.
Il fixa l’écran du dernier modèle de smartphone de la société à la pomme. Il le fixa longtemps. Assez longtemps pour que les chiffres affichés changent.
Enfin son cerveau commença à produire des liens logiques en réaction à ce qui se passait. Car il se passait bien quelque chose, n’est-ce pas ? Il s’était forcément passé une chose ou même des choses terribles pour qu’un tel bouleversement se produise.
Assis en jean sur son lit, pieds nus sur le parquet et enveloppé de la lueur acide du jour, il se mit en quête de ses souvenirs de la veille. Mauvaise idée : la douleur que lui infligea sa tête fut fulgurante, sans préavis. Ni indemnités.
Il se prit la tête dans les mains, seul et plié en deux au milieu de sa chambre spacieuse.
Au milieu du calvaire que lui infligeait son pauvre crâne il fut pris de panique : et si la douleur ne s’arrêtait pas ? Alors il mettrait fin à cela lui-même. Rapidement. Il sauterait par la fenêtre pour la fuir (son cerveau n’était pas en mesure de lui rappeler qu’il se trouvait au rez-de-chaussée).
Au moment où il prit conscience que quelqu’un hurlait, et que, ce quelqu’un, c’était lui, la douleur cessa. Elle ne s’atténua pas comme peuvent le faire des migraines ou de simples maux de tête. Elle stoppa aussi vite qu’elle était partie. Et la mémoire lui revint brutalement.
Ce qui arriva ensuite fut un flash-back. Quasiment au sens cinématographique du terme. Une image nette, avec le son de la circulation ambiante du boulevard : Elle. Au volant de sa voiture (une épave coréenne bordel !). Avec un homme assis à côté d’elle. Un homme qui lui parlait (ou l’embrassait, lui souffla une part de lui qu’il connaissait bien) au niveau de l’oreille. Et le pire du pire, la cerise sur ce gâteau de C4, son sourire à elle. Il ne se rappelait pas l’avoir vu sourire de cette façon depuis… Eh bien… Là c’était le trou. Il ne savait plus... Probablement au lycée, longtemps avant qu’il ne la séduise enfin. En tout cas dans ses souvenirs, elle était encore plus belle, un peu plus belle que ce que mérite un homme.
Alex. Elle allait le regretter cette salope.
L’image continuait à tourner en boucle dans sa tête. Il avait besoin d’un verre… Il se rendit compte qu’une bouteille de whisky l’attendait sagement par terre, à côté du lit. Encore quelque chose qui n’était pas à sa place mais on s’habitue à tout non ? Il la saisit par le goulot, et sans réfléchir, bu une longue gorgée.
La première sensation physique qui se découpa très nettement fut celle de la chaleur de l’alcool glissant dans sa bouche puis sa gorge et enfin son estomac. Il lui arrivait de boire occasionnellement, surtout pendant les repas de famille ou les grandes occasions. Et parfois il s’était, pour employer l’expression de son abruti de frangin, « mis sur le toit ». Pourtant, avec son physique imposant, il tenait bien la distance. Il avait donc connu quelques gueules de bois majeures, passant la journée entre lit et canapé pendant que Alex se moquait sans vergogne aucune de son état pathétique (ce qui parvenait à redonner un semblant de sourire à Victor). Mais là, ce n’était pas du tout la même chose.
Il était clairement encore bourré.
Il ne l’avait pas compris avant parce que (quelle ironie) il était encore trop bourré pour même s’en rendre compte ! N’avait-il pas passé plusieurs minutes à fixer son téléphone comme une connasse de collégienne défoncée à la colle ? Quelle quantité héroïque d’alcool avait-il ingurgité pour obtenir un résultat aussi « spectaculaire » ? Son œsophage lui faisait l’effet d’un tuyau chauffé au rouge, la faute à ces excès de la veille, et il remettait ça de plus belle… « débande pas Victor »se dit-il amèrement en s’enfilant une nouvelle rasade, se donnant l’impression d’avoir fait ça toute sa vie.
La deuxième sensation lui fit l’effet d’une violente baffe en pleine tronche. Quelque chose d’énorme se réveillait en lui. Ses muscles se tendirent. Sa bouche, déjà altérée par la déshydratation induite par la boisson, se chargea d’un goût métallique, presque cuivré. Comme du sang. Sa mâchoire se changea en étau. Et une boule chaude apparut dans son ventre. Cette sensation était extrêmement violente et paradoxalement, pas désagréable, car son corps retrouva de l’énergie d’un seul coup.
Il comprit alors que cette sensation éminemment physique était due à une émotion qu’il éprouvait souvent, mais qu’il cachait précieusement au fond de lui : de la rage, de la haine à l’état brut. Limpide et bouillante. Pointue et affûtée.
Même lorsque son frère aîné avait cassé son Optimus Prime (il adorait ce truc, il avait passé des heures entières à le transformer) délibérément sous son pied, alors qu’il était âgé de 12 ans et lui-même de 8 ans, il n’avait pas atteint ces sommets immaculés de fureur blanche comparable à la neige d’un blizzard.
Pourtant ce jour-là restait ancré profondément dans sa mémoire. Car il avait eu l’intention, c’était un fait, de faire du mal à son frère. De Lui faire très mal. Il avait réussi : ce dernier avait fini aux urgences avec le nez cassé, un léger trauma crânien et de multiples ecchymoses sur le corps. Victor avait également réussi à obtenir la punition la plus lourde de sa vie, sa famille d’accueil l’obligeant pendant 1 mois à faire des voyages entre sa chambre et l’école. Cela ne l’avait pas dérangé outre-mesure, étant donné qu’il ne sortait en général que contraint et forcé depuis que sa mère… Enfin, depuis un moment déjà.
Mais cette fois c’était… Quoi exactement ? Oui, voilà : C’était massif ! Le mot convenait à la perfection. Il restituait avec exactitude ce qui montait en lui.
Il se demanda un instant si ses muscles n’allaient pas se rompre à cause de la tension engendrée, voire se gonfler comme dans un de ces animés japonais débiles que son frère affectionnait tout particulièrement… Mais non. Il se remit à respirer (haleter tel une bête serait plus proche de la vérité) et son corps se déverrouilla légèrement. Du moins pour un temps.
Son visage avait pris une teinte écarlate pour le moins alarmante mais il était loin (très loin) de tels considérations esthétiques. Il porta la bouteille à sa bouche.
Ses muscles étaient toujours en tension.
2- Alex, Quelques heures plus tard
Alex était en train de se rhabiller dans les vestiaires du vieux gymnase fleurant bon la sueur et la bonne humeur propre au sortir de la séance de Krav-Maga du vendredi soir. Cela faisait dix ans qu’elle s’y était inscrite pour soutenir une amie qui s’était faite agressée en sortant d’une boîte de nuit. Une agression sans conséquences physiques (un videur était intervenu à temps) mais qui avait néanmoins laissé ses marques invisibles sur Gwen, sa copine. Syndrome de stress post-traumatique comme on disait dans son service. C’était tristement courant.
Alex se souvenait toujours, un sourire malicieux aux lèvres, de la tête de sa mère quand elle lui avait expliqué que le Krav était un ensemble de techniques de self-défense (certaines potentiellement dangereuses, voire létales) développé par l’armée israélienne et classé secret défense jusque dans les années soixante. Elle l’avait regardée comme si elle découvrait que sa propre fille était une martienne. Les yeux comme des soucoupes. Elle s’était retenue pour ne pas exploser de rire. Elle adorait sa maman, mais celle-ci avait des idées bien arrêtées sur les sports (et autres activités) qu’une jeune femme « bien comme il faut » devrait pratiquer ou pas. Et l’apprentissage d’un style de combat violent de par sa nature même, avec des garçons qui plus était (« seigneur aidez-nous » rigola-t-elle intérieurement), n’en faisait manifestement pas partie.
Son premier réflexe en sortant des vestiaires du dojo était, comme la plupart des personnes inscrites à ce cours, de sortir le sacro-saint smartphone. Celui avec le symbole de la nouvelle idole païenne à la pomme. Et, chose inhabituelle, le voyant indiquant des messages non-lus n’était pas allumé. Ce n’était pas un fait incroyable à proprement parler mais depuis qu’elle était avec Victor elle n’avait pas souvenir d’être sortie de son entraînement sans que celui-ci ne lui ait envoyé de SMS. D’ailleurs, depuis hier il n’avait pas donné signe de vie. Voilà qui était étrange. Victor était aussi régulier qu’une horloge atomique.
Donc, il arrivait un événement inattendu (?!) dans la vie de Victor : CQFD.
Elle sentit une pointe d’anxiété (d’angoisse ?) lui traverser le ventre. Dans ce genre de situation, beaucoup de gens s’imaginent le pire. Un accident ou autre évènement funeste. Alex ne dérogeait pas à la règle. Elle appuya sur l’écran pour appeler Victor…
- Victor, Au même moment
Le cellulaire de Victor sonnait seul. Par séries de plusieurs répétitions. Abandonné dans la poche de son manteau. Il aurait pu l’entendre s’il avait été attentif, mais à ce moment il ne prêtait aucune attention à son environnement direct. Et ce, pour deux raisons majeures. La première étant son état d’ébriété plus qu’avancé. Il se sentait tout juste en état de donner son nom et de commander un autre verre mais c’était à peu près tout.
De l’autre côté du comptoir, Paul, le barman, était fortement inquiet depuis qu’il avait servi le premier verre de son client mystère. En temps normal, Paul aurait refusé de servir un type qui se parle à lui-même dans le coin du bar mais quand il s’était approché pour lui expliquer qu’il allait bientôt fermer (mensonge éhonté, étant donné qu’il était dix-neuf heures en ce vendredi soir hivernal et que les affaires n’allaient pas tarder à battre leur plein, mais les poivrots gravement imbibés savaient rarement quelle heure du jour ou de la nuit il était, pas vrai ?), Paul avait vite changé d’avis en voyant ses yeux.
Pas question de contrarier le monsieur. Oh, non. Au fond des orbites du gars, il y avait un truc qui lui foutait drôlement les miquettes ; certes, comme la plupart des ivrognes de haut vol, ses yeux étaient d’un beau rouge Ferrari bien brillant, et il y avait quelques vaisseaux sanguins qui avaient dus péter parce qu’une tache uniforme se trouvait au coin de son œil droit (si Paul avait connu le mot, il aurait pu vous dire que Victor présentait des pétéchies, mais son expertise était limitée, médicalement parlant). En soit ça n’était pas forcément super flippant, un barman en voit d’autres dans son job, mais ce type le mettait mal à l’aise.
Quand Monsieur « je-marmonne-tout-seul-dans-mon-coin » avait daigné lever la tête dans sa direction pour finalement annoncer sa commande, Paul avait eu un imperceptible mouvement de recul et son corps entier s’était raidi, apparemment de son propre chef.
Comme si ce dernier avait compris avant son proprio que là, mon très cher barman ramollo de mes deux, il y avait danger.
Qu’il y avait danger mortel.
Mais le pire n’était pas ses yeux. C’était à l’intérieur de ses yeux. Le type, en demandant un « triple-whisky-sec-s’il-vous-plaît-monsieur » fixait un point derrière Paul. Il avait même l’impression qu’il regardait à travers lui. Rien à voir avec les yeux vidés d’espoirs de ses meilleurs piliers de comptoir. Et pourtant, dans leur genre, c’était flippant à voir… Paul se prit à espérer que son client partirait rapidement après son verre.
Il ne fut pas complètement exaucé.
- Alex
Le téléphone sonnait dans le vide et la voix de Victor continuait de lui débiter de façon méthodique qu’il « était-injoignable-pour-le-moment-merci-de-bien-vouloir-laisser-un-message-en-laissant-vos-coordonnées-je-vous-recontacterai-si-besoin-bonne-journée ».
Après plusieurs essais infructueux. Alex prit donc la décision d’aller à la maison de Victor. Elle commençait à être (elle ne comprenait pas pourquoi) en colère après lui. Ce qui était parfaitement injuste puisque Victor ne lui avait jamais fait faux bond en quatre ans. Donc elle aurait dû être plus inquiète qu’autre chose. Mais ça ne changeait rien à ce qu’elle ressentait. Aussi incohérent que cela puisse paraître. La vérité c’est qu’elle était morte de peur et son mécanisme psychologique par défaut dans ces cas-là était la colère.
Elle monta dans sa Hyundai avec force gestes brusques, démarra en tournant la clé sèchement. Le moteur démarra docilement avec des bruits feutrés, presque polis.
Puis Alex appuya sur l’accélérateur et relâcha la pédale d’embrayage façon pilote de rallye, le son du moteur et des pneus agressant la chaussée n’eurent rien de « polis » lorsque la voiture sortit de sa place de parking. Les phares n’étaient pas allumés alors qu’il faisait nuit. Mais les lampadaires, qui se reflétaient dans un dangereux orange sur l’humidité du bitume de la ville, éclairaient suffisamment pour qu’Alex ne se rende pas compte de son oubli.
Les personnes qui déambulaient dans la rue tournèrent tous vivement la tête pour regarder la furie passer en trombe, grillant le stop au passage, pour tourner au coin de la rue dans un couinement qui présageait habituellement un froissement de tôle. Mais aucun choc métallique ne se fit entendre. Seul le moteur qui enchaînait les rapports hauts dans les tours en s’éloignant fut audible. Puis disparu peu à peu.
Les piétons tournèrent la tête ailleurs...
- Victor
Malgré tout l’alcool que Victor avait pu avaler, son esprit refusait obstinément de le laisser en paix.
Les sentiments de rage et de jalousie qui l’habitaient avaient été atténués un peu dans l’après-midi grâce à son automédication éthylique, mais, avant ça, en sortant de chez lui pour prendre l’air (en titubant légèrement), le monde était redevenu d’une blancheur inquiétante.
Il avait suffi qu’il croise un jeune couple.
Elle avait tout ce que la jeunesse peut donner de mieux à une femme déjà belle de naissance. Ce qui n’est pas peu dire. L’assurance d’un avenir radieux se lisait dans le sourire qu’elle offrait à son compagnon. Ses yeux pétillants faisaient que l’on pouvait se demander si une personne pouvait avoir l’air plus comblé par la vie sur cette terre. Elle avait une silhouette parfaite (du point de vue de Victor) et sans aucun doute pas encore la moindre ride.
Le mec avec elle était plutôt beau garçon (« mais pas de quoi casser des briques », pensa Victor) et avait la même assurance que la femme. Quoique teintée d’arrogance...
Comme s’il n’avait aucune reconnaissance envers la chance qu’il avait à se trouver ici et maintenant, dans cet après-midi d’automne légèrement venteux, en compagnie de ce que la nature peut créer de plus merveilleux.
Comme s’il n’avait aucunement conscience, dans sa bêtise, de tous les paramètres absolument improbables (depuis la création de l’univers jusqu’à la mèche de cheveux parfaite de sa compagne qui restait collée à son visage parfait dans un souffle de vent apparemment parfait, lui aussi, nom de Dieu !) qui étaient réunis pour lui à cet instant. En quoi ce type avait droit à ça ? En quoi est-ce qu’il méritait plus que lui d’avoir le bonheur en face de sa sale gueule (une gueule laissant entrevoir un léger attardement ?) et manifestement n’en profitait pas plus que ça !? Comme si tout lui était dû !? Mais pour qui se prenait ce gros débile avec son pull moulant de merde !!!
Il y avait eu un moment de flottement.
Un moment ou la vie du jeune homme (et peut-être celle de la jeune femme) n’avait tenu qu’à un fil.
Victor s’était vu passer à côté du gars et l’attraper par surprise pour lui briser la nuque. Dans une exécution nette et rapide. Il savait comment faire. Alex lui avait appris (son prof de Krav lui avait montré une fois, au cours d’une soirée dans un bar où ils avaient un peu trop picolé), et ils avaient joués à faire semblant de se tuer mutuellement une fois. Au lit.
Victor se souvenait de la manœuvre. Très bien même. Et les muscles de son corps pétrifiés par la rage n’attendaient que le feu vert pour passer à l’action.
La jeune femme jeta un regard dans sa direction, et ce moment passa. Car il avait lu de l’inquiétude dans ses yeux. Mais pas de l’inquiétude pour elle ou son abruti de mec, non, il y avait eu de l’inquiétude pour lui, Victor.
Et il s’était demandé de quoi il pouvait avoir l’air à les fixer de son regard imbibé dans ses fringues de la veille (il ne se rendait pas vraiment compte de l’image effroyable qu’il renvoyait : un grand type avec des cernes noirs, yeux morts, cheveux décoiffés, bouche entrouverte avec un charmant filet de bave qui coulait le long de son menton) et il avait eu envie de se cacher de ce regard trop difficile à supporter.
Il avait donc fini par décider de se rendre dans un bar. Le premier qu’il croiserait en route...
Il avait finalement terminé sa course dans l’établissement hautement « classieux » de Paul.
Paul qui était en train de se demander quelle solution il pourrait mettre en place pour virer ce type manifestement gravement perché dans sa tête. Et qui le faisait un peu flipper. Tout de même.
- Alex
Alex se gara dans l’allée de chez Victor.
La colère qu’elle avait ressentie en partant du centre-ville tout à l’heure s’était éteinte à mesure qu’elle se dirigeait vers la maison de son compagnon. Elle avait exorcisé une bonne part de celle-ci dans les rugissements indignés de sa voiture qui n’était pas familière de ce genre de traitement. Elle avait roulé à tombeau ouvert en ville. Dépassant par moments les 100 km/h. Par chance (ou par malheur comme elle se dirait rétrospectivement), elle n’avait pas été interpellée par la police ou provoqué d’accident.
Pendant le trajet qui avait duré environ une vingtaine de minutes, elle avait commencé à réfléchir et mettre en place des pièces du « puzzle Victor », comme elle l’appelait dans sa tête. Et jamais devant lui... Et ce qui prenait doucement (mais sûrement) forme dans sa conscience avait des relents franchement nauséabonds. Elle décida de fermer cette porte en toute conscience, en espérant (mais sachant au fond d’elle que c’était très improbable) qu’elle n’aurait pas à la rouvrir un jour.
Elle descendit de la voiture, créature élancée sans pour autant être grande (elle culminait à 1,65m mais avait un corps athlétique). Le soir avait une fraîcheur désagréable, qui vous incisez glacialement, apportée par le vent soufflant continuellement depuis deux jours. Des feuilles d’automne tombaient autour d’elle dans le lotissement si calme.
Alex hésita un instant. Puis prit une décision qui la hanterait pour le restant de ses jours : elle se dirigea vers la porte de la maison de Victor en prenant ses clés (qu’il lui avait données 3 ans auparavant) dans son sac à main. Il n’y avait aucune lumière, la maison semblait morte, abandonnée sur le bord de la route. Un chien aboya quelque part, appel dérisoire raisonnant dans les ténèbres.
Dans la semi-pénombre, Alex engagea sa clé dans la serrure et, en évitant de réfléchir, elle la tourna...
7-Victor
Assis au comptoir, contemplant sans vraiment les voir les reflets marbrés de son verre de whisky, Victor avait le tournis.
Il avait le tournis parce que dans sa tête les mêmes images revenaient sans cesse dans une spirale qui l’envahissait, absorbait la totalité de son être. Une spirale où le temps et l’espace étaient des notions abolies. L’alcool, qui l’avait soulagé dans un premier temps de sa douleur, avait maintenant l’effet pervers d’obstruer d’autres pensées qui auraient pu avoir un effet un tant soit peu constructif pour son esprit malade. Car il n’y avait pas d’autre mot.
Il était malade, autant physiquement que mentalement.
Il en avait vaguement conscience au milieu du tourbillon apparemment infini de tortures psychiques qu’il endurait. Son corps était un concept assez lointain ; il était là, mais en veille, comme un écran LED devenu noir, mais dont la petite veilleuse rouge indique qu’il est tout de même encore bel et bien branché.
Les images douloureuses se succédaient dans une chaîne infernale et sans fin, à la fois belles et terriblement destructrices pour son âme.
Ses premières rencontres avec Alex, lorsqu’ils étaient plus jeunes et que l’avenir semblait ne posséder aucune limite. Il la revoyait sans cesse. Elle, telle qu’elle était à l’âge de dix-huit ans, la puissance de sa jeunesse et la beauté de son visage et de sa silhouette. Toujours habillée de façon un peu bohème mais terriblement attirante, ses vêtements semblant choisis ingénieusement pour laisser paraître un corps aux proportions d’une intolérable cruauté pour les yeux de n’importe quel homme qui avait la chance (et le malheur) de poser les yeux dessus. Un visage effilé, des yeux souriant d’une malice enfantine et rieuse, semblant n’avoir connu aucune corruption ni souffrance de leur existence. Et ce tic qu’elle avait... Elle retroussait son petit nez pour rire, sourire, jouer, jouir parfois...
Ce mouvement infime à l’échelle de la création mais qui pourtant devenait votre monde lorsque vous l’aviez remarqué. Ce mouvement que lui n’avait pas remarqué de façon consciente au début, puis quand Alex avait commencé à envahir son esprit (comme le font les femmes dans les pensées d’un garçon amoureux), cette image d’elle était ce qui revenait chaque fois.
Cette image l’avait suivi pendant dix-sept années. Le temps qu’il avait mis pour la recontacter après le lycée. Et elle le suivait encore aujourd’hui.
Il avait compris avec cette réminiscence, cet écho qui n’en finissait pas, pourquoi des hommes entraient en guerre. Emmenant avec eux des milliers de leurs compatriotes au carnage sans aucun scrupule. Il comprenait comment Hélène de Troie avait été le nœud central et le moteur d’une guerre entre valeureux guerriers et grands héros... Il n’avait qu’à rappeler à lui ce froncement de nez et plonger dans ce moment suspendu par la grâce pour savoir qu’il ferait tout, absolument tout pour revoir cette merveille sans pareille, et si possible, la contempler à jamais. Il savait, de façon plus ou moins consciente dix-sept ans auparavant, qu’il tuerait (et bien pire encore lui chuchotait une autre part de lui) pour garder Alex auprès de lui. Quand il en arrivait à ce moment de la boucle de ses ruminations, la tête du gars à côté d’Alex dans la voiture revenait aussi immanquablement. Et là...
Son imagination semblait ne possédait aucun filtre pour ce qui était de lui balancer des séquences violentes qui semblaient teintées d’un rouge écarlate sans concession. Les différents scénarios se succédaient, et tous avaient une fin terrible pour Mr. L’Enculé-de-service-je-vole-l’Amour-des-autres ; La plupart impliquant son visage déstructuré, détruit, pulvérisé et des tortures innommables qu’il espérait lui infliger.
Il ne se rendait pas compte qu’à ces moments son visage se contractait involontairement en un rictus. Certains monstres à l’apparence humaine, qui se cachent parmi nous depuis l’aube de l’humanité, tels que les tyrans ou les psychopathes, auraient compris la provenance primaire de ce rictus planté sur sa face.
C’est précisément pendant qu’un de ces rictus apparaissait que Paul, le barman, choisit d’aller voir son client pour lui demander de quitter les lieux...
8-Alex
En pénétrant silencieusement dans l’obscurité de la petite maison de Victor, l’odorat d’Alex fut immédiatement mis en alerte.
Lorsque l’on rentre chez quelqu’un que l’on connaît bien, il y a toujours un effluve, plus ou moins agréable, que l’on reconnaît immédiatement. Même si l’on ne le conscientise pas nécessairement.
Les sens d’Alex se trouvèrent ainsi mis à mal par les stimulations paradoxales entre ce que son corps percevait et ce à quoi son cerveau était habitué : la maison était quasiment toujours bien éclairée lorsqu’elle venait chez son fiancé.
Ce soir, la nuit dominait ; les meubles et la décoration (dont le peu venait d’elle, si elle avait laissé Victor faire, son lieu de vie aurait eu tout le minimalisme d’une maison japonaise) se découpaient noir sur fond de lumière orange pâle venant des lampadaires à l’extérieur de la maison. Le parquet reflétait cette teinte habituellement invisible.
Le bruit du vent dehors, sifflement habituellement si agréable lorsqu’elle se trouvait sous une couette, remplaçait la musique, le son de la télévision ou des conversations qui emplissait l’espace dans cette partie de chez Victor la plupart du temps.
Et surtout, ce fût l’odeur qui acheva de bouleverser les perceptions d’Alex. En temps normal, il régnait une senteur de bougies parfumées et de propreté, ainsi qu’une touche de « Victor ».
Odeur indéfinissable par des mots mais que son cerveau reptilien associait directement à lui et aux moments de bien-être partagés qu’ils avaient vécus ensemble ; une odeur rassurante...
Mais là, à cet instant précis, ce que son nez lui renvoyait comme information était tout, sauf rassurant. Une exhalaison d’alcool emplissait le séjour où elle s’était avancée sans même s’en rendre compte. Mais ce qui était caché
(tapi)
Derrière cet âcre relent fermenté était inquiétant. D’autant plus inquiétant lorsqu’on connaissait bien le propriétaire des lieux, pour qui l’hygiène était pratiquement une religion. De la sueur.
Une odeur de celle qui vous prend au nez et vous rend vaguement nauséeux : « Rien à voir avec ce qu’il dégage après une bonne séance d’entraînement » pensa-t-elle. Elle le savait, il existait différentes nuances dans la sueur dégagée par une personne, et celle-ci était celle de la maladie. D’une bonne grosse fièvre à patauger dans sa sueur toute une nuit à 40° en l’occurrence. Une odeur purement fauve dont l’épicentre était à priori, dans la chambre
(tanière)
à coucher sur sa gauche.
Et il y avait un autre parfum derrière, plus discret celui-ci, mais bien présent. Quelque chose de cuivré peut-être ?
Ses yeux commençaient à s’habituer à la faible luminosité ambiante et elle croyait discerner un désordre qu’elle avait rarement observé dans cette maison, excepté les soirs de beuverie entre potes, qui se faisaient de plus en plus rares ces derniers temps.
« Il a fait la fête avec qui, le Grand ? » se demanda-t-elle d’abord...
Puis sa voix croassa un pitoyable appel : « Nounours ?! »
L’assurance donnée par la colère qu’elle éprouvait en arrivant s’était complétement éteinte.
La maison plongée dans l’obscurité ne lui répondit pas. En entendant sa propre voix, Alex prit conscience de la peur qui s’était subrepticement insinuée en elle et qui maintenant était impossible à ignorer.
Elle chercha l’interrupteur le plus proche en marmonnant quelques paroles rassurantes pour elle-même. Elle le trouva de sa main droite en tâtonnant contre le mur.
Pendant de longues secondes son corps, guidé par son esprit en ébullition, s’attendit à ce que quelque chose s’attaqua à sa main, mais elle se força à continuer de chercher le bouton. Elle tremblait légèrement. Mais indéniablement.
« Qu’est-ce qui t’arrive ma grosse ? On dirait une lycéenne apeurée dans un Wes Craven...» se dit-elle avec une intonation de défi lancée contre elle-même. Ses doigts rencontrèrent enfin ce qu’ils cherchaient et firent basculer l’interrupteur.
La lumière aurait dû être la bienvenue, mais ce ne fût pas le cas. La puissante sensation que les choses clochaient fût rapidement transformée en certitude lorsque ses yeux se posèrent sur le bordel sans nom qui l’entourait.
Elle avait les dents serrées et un regard reflétant une intense concentration au moment où le lustre du salon s’illumina. Son corps affûté était en position défensive sans même qu’elle ait eu à lui à lui demander : un peu ramassé sur lui-même, campé solidement sur ses appuis, prêt à bondir et à se défendre si la situation l’exigeait.
En un court moment, cette attitude disparut. Sa bouche commença à s’ouvrir mollement, lui donnant un air perplexe, voire celui d’une personne ayant un léger dysfonctionnement mental (mais n’était-ce pas le cas après tout ? les choses dysfonctionnaient grave là, non ?).
Ses yeux, que la concentration avait plissés (lui donnant l’œil de faucon que n’aurait pas renié un Clint Eastwood dans « Pour une poignée de dollars ») s’agrandirent progressivement en même temps que sa mâchoire s’ouvrait.
Un jaillissement d’adrénaline contribua à les pousser délicatement hors de leurs orbites et à les faire briller plus que de coutume. Et son corps, lui, de manière paradoxale, ne bougea pas. Il resta en position, les muscles se contractant encore plus que dans le noir.
Si, à cet instant précis, quelqu’un s’était avisé de lui taper sur l’épaule par surprise (chose très peu probable étant donné les circonstances présentes, sauf peut-être dans un film d’horreur, où les gens semblaient se dire bonjour en se faisant sursauter beaucoup trop souvent), cette personne se serait très certainement vue, à son grand inconfort, dans l’obligation de faire un séjour longue durée à l’hôpital, peut-être même à la morgue ; car la mémoire musculaire d’Alex, combinée avec la force qu’elle aurait développée (en partie de par son entraînement rigoureux, et en partie par l’adrénaline qu’elle sécrétait) aurait presque à coup sûr provoqué une riposte rapide et très brutale sur une des parties vitales de l’anatomie de ladite personne.
Mais là, pour le moment, il n’y avait pas d’adversaire à combattre physiquement. Juste le chaos. Beaucoup plus difficile à appréhender qu’un homme seul...
9-David, client chez Paul
Ce soir-là, comme tous les vendredis, David était assis au comptoir de chez Paul, sirotant avec une lenteur calculée sa 3ème bière de la soirée. Au contraire des 2 premières qu’il avait pour habitude de s’envoyer rapidement pour ressentir les effets de l’alcool dans son organisme et la légère euphorie qui allait avec.
En entrant, il n’avait pas remarqué le type bizarre à l’autre bout du bar.
Normal. David concentrait essentiellement son attention sur un groupe de jeunes femmes qu’il avait repéré directement en entrant dans la salle éclairée comme un bloc opératoire (David ne comprenait pas pourquoi Paul voulait que son trou à rat soit ainsi mis en évidence aux yeux de tous, mais bon. Les goûts et les couleurs... Et du moment qu’il avait droit à un verre à l’œil de temps en temps...). De futures conquêtes ? Il aurait bien aimé ne serait-ce que l’espérer.
Malheureusement, ces derniers temps, force était de constater que la gent féminine ne s’intéressait plus beaucoup à lui et que l’inverse devenait vrai aussi. Et de toute façon, lui s’intéressait de plus en plus à sa loyale copine depuis plusieurs années déjà : la bouteille. Elle, elle ne vous brisait pas le cœur au moins. Si on avait de quoi payer, elle était présente pour vous changer les idées. Magique ! En tout cas ça avait le mérite d’être plus simple que les femmes.
Telles étaient ses pensées lorsque, aspirant machinalement du bout des lèvres la mousse qui était restée sur sa moustache, il aperçut le type en question.
Le gars semblait déjà grand et pourtant il était comme ramassé sur lui-même, piteux, comme prostré dans le coin du bar. Un coup d’œil à sa morphologie suffisait à David pour dire que cet individu avoisinait les 90 kilos, « et pourtant il est tout recroquevillé le copain », se dit-il, « si ça trouve il est encore plus massif qu’il en a l’air ». Un autre coup d’œil par-dessus son verre lui permit de discerner deux autres détails : d’une part, son visage était long et affûté comme une lame de couteau et les muscles de sa mâchoire semblaient contractés, comme en attestaient les bosses qui se dessinaient de part et d’autre de sa bouche serrée.
Cela signifiait très certainement que le monsieur était non pas gros, mais baraqué…
Pas de double menton ou de graisse apparente sur le cou mis en évidence par la lumière blanchâtre des néons.
D’autre part, son regard était parfaitement flippant. David aurait dit que la couleur de ses globes oculaires était proche d’une nuance écarlate. Et d’un bleu sombre au milieu. Il semblait fixer un vide que lui seul pouvait contempler.
Comme Paul, il avait l’habitude de voir des pochetrons gravement endommagés par la picole (notamment en se regardant dans le miroir), et celui-ci était différent des cas d’école que l’on observait au sein de la faune des habitués de comptoir.
Après de (très) longues heures passées accoudé au comptoir des bistrots, David avait développé au moins une chose (à défaut d’avoir développé ses capacités cognitives ou physiques) : le sens de l’observation. Et une chose était certaine, le « big guy » du bar n’était pas un habitué des cuites à répétition. Du moins pas de longue date car son visage n’avait aucune des caractéristiques inhérentes au difficile boulot d’alcoolo à temps plein. Pas de teint rougeau, de tâches ou de trace de vieillissement prématuré. Seuls ses yeux étaient typiques d’une forte concentration d’éthanol dans le système. « Donc, pas un joueur pro. Du moins pas encore… » marmonna pour lui-même David avec une certaine amertume.
Ensuite il s’attarda sur ses mains… Et ce qu’il vit alluma un signal d’alarme dans sa tête, pourtant agréablement légère après ses premiers verres : La peau recouvrant les phalanges du client mystère, alias « big guy », était blanche.
« Pas bon ça… » se dit-il en voyant avec un malaise grandissant qu’un rictus était en train de naître sur les lèvres pincées, tandis que le regard demeurait, clairement à des années lumières de la planète Terre. Possiblement de notre galaxie. Son malaise empirant de secondes en secondes, il observa, comme détaché de son corps, Paul se diriger résolument vers le big guy, avec une démarche qu’il voulait assurée mais qui n’était qu’un piètre simulacre de mâle Alpha en mode défense territoriale.
David voulut appeler Paul et lui dire de ne pas s’approcher de ce client qui était, de toute évidence, le véritable mâle Alpha au sein du rade. Et un Alpha vraisemblablement très, très nerveux et fortement imbibé : le cocktail idéal si vous vouliez vous assurer une soirée arrosée de sang sur le plancher.
Mais aucun son ne franchit ses lèvres. Peut-être aurait-il pu sauver Paul d’une mort ignoble s’il avait dit quelque chose. Mais non. Ainsi donc il fût témoin de la scène qui le hanterait pour le restant de ses jours sans pouvoir dire ou faire quoique ce soit.
Tout alla très vite, sauf si l’on se place du point de vue du pauvre Paul.
Ce dernier, après avoir fait résonner ses pas sur le plancher comme un éléphanteau pour annoncer son arrivée au big guy (qui manifestement ne soupçonnait même pas qu’un patron de bistrot contrarié du nom de Paul vivait dans le même espace-temps que lui) posa violemment ses mains de chaque côté du verre de whisky de son bourreau.
Paul eût simplement le temps de dire « écoute mon gars… », avant que sa voix finisse dans un cri strident de fillette brutalisée.
10- Alex
Il est difficile de concevoir ce qu’Alex ressentit en découvrant l’intérieur de la maison de celui qu’elle considérait comme Son Homme.
De la confusion serait un mot trop faible pour rendre justice aux émotions terrifiantes qui l’assaillirent à cet instant. Son esprit équilibré n’ayant rien vécu d’approchant de toute sa vie, Alex n’avait aucun point de repère auquel elle aurait pu comparer ce qui se passait en elle.
Certes elle avait eu son lot de chagrin et de douleurs psychiques et physiques, comme n’importe qui sur cette terre, mais elle avait toujours eu la chance de passer au large de la folie. Les deuils humains et amoureux qu’elle avait expérimentés n’avaient jamais été inattendus et, de plus, avaient été soigneusement pansés et digérés dans des cocons d’amour offerts par ses proches et son propre équilibre.
Ici, elle était seule face à quelque chose qui la dépassait, et elle commençait, bien malgré elle, à apercevoir des mécanismes enfouis profondément sous la surface de son quotidien. Bien entendu, elle aurait préféré ne jamais se rendre compte que cette mécanique monstrueuse, au-delà de tout entendement, régissait son existence dans le noir. Sans aucune notion de pitié ni de remords.
Pourtant, force était de constater que celle-ci était à l’ouvrage au sein même de sa vie. De sa vie de couple bordel !
Les nombreuses traces de sang semblaient le lui hurler à la figure en tout cas…
Alex fût prise d’une nausée brutale. Elle dégobilla ce qui restait de son goûter sur ses jolies baskets roses et or. Sans même avoir le temps de se pencher complétement pour évacuer les oursons en chocolats qu’elle s’était enfilés (avec une pointe de culpabilité mêlée de jubilation, comme d’habitude) dans ce qui semblait être un autre monde. « a long time ago, in a galaxy far, far away » pensa-t-elle, bizarrement hilare, entre deux contractions de son système digestif.
« alors c’est possible de dégueuler et de se marrer comme une tordue en même temps », se dit-elle, « j’avais vu des potes de Victor le faire mais que ça m’arrive à moi… J’aurais pas cru ». Des larmes brûlantes coulaient sur son visage dénué de tout maquillage. Elle commença à se rendre compte qu’elle ne respirait plus depuis un moment déjà et essaya d’avaler une goulée d’air frais pour y remédier mais une autre de ces contractions révoltantes l’en empêcha. Du coup aucune bribe d’air n’entra. Mais de la bile brûlante sortit.
La panique fit son apparition.
11- David, témoin oculaire
Il avait beau observer le grand type au type du bar depuis un moment, et avoir remarqué sa nature potentiellement explosive ; David ne se serait jamais attendu à ce qu’un homme de la taille et du poids de Victor, et de toute évidence correctement imbibé, puisse bouger avec cette rapidité.
David enregistra, pour son malheur, chaque détail de la scène avec une acuité aiguisée par le choc : la main droite du client jaillit dans un mouvement si vif qu’elle donna l’impression de devenir floue. Dans le même temps son regard se fixa d’un coup (sans plus être vague du tout cette fois), dans les yeux de Paul. Et, toujours en un seul mouvement qui ne pris finalement que quelques dixièmes de secondes, agrippa la nuque de Paul et abattît sa tête sur le comptoir avec une force proprement monstrueuse. Plus précisément sur le verre de whisky presque vide entre eux 2.
David n’avait jamais entendu un bruit comme celui-ci.
Et il ne voulait plus jamais en entendre de semblable.
Le puissant choc sourd sur le comptoir fût accompagné du son du verre brisé… Et d’un autre… Difficilement définissable, mais qui devait être le bruit de morceaux de verre endommageant et raclant un crâne humain entouré de peau.
Un crâne manifestement vivant. Lequel se mit à produire un autre son que David n’avait jamais entendu non plus. Un hululement sortait de la gorge de Paul, et il ne semblait pas vouloir s’arrêter, au mépris de la quantité d’air normalement disponible dans ses poumons.
Le cinglé ne s’était même pas levé en fusionnant le visage de Paul avec son verre et le comptoir.
Tout en maintenant, et même en renforçant, son étreinte sur l’arrière du cou de ce malheureux, il se campa sur ces jambes (parfaitement stables à présent), le tabouret giclant littéralement de sous lui.
Le bar entier s’arrêta. Simplement s’arrêta. La dizaine de personnes présentes ce soir-là se tut simultanément.
Les chopines restèrent en l’air. Les clients étaient tous pétrifiés. Les regards étaient tournés vers la scène de massacre qui avait lieu en exclusivité sous leurs yeux effarés.
La bande-son était assurée par Paul seul. Un cri apparemment sans fin sortant de lui. Big guy le regardait. Le rictus exsudant la sauvagerie emplissant son visage. Sa main le plaquant toujours sur le comptoir qui commençait à suinter du sang.
Puis Paul dût prendre une goulée d’air (accompagnée de verre pilé probablement). Le silence ne fût pas long et la suite s’enchaîna dans une chorégraphie qu’on aurait pu croire parfaitement rodée tellement elle fût fluide : les clients se levèrent et se jetèrent vers la sortie. Sans autres effets sonores que le grincement et la chute de chaises (« tiens ? même pas une connasse pour sortir un cri comme dans les films ? » eût le temps de penser David, tétanisé sur son tabouret) et les claquements de chaussures sur le plancher.
Le psychopathe (dont le nom était Victor, David l’apprendrait plus tard, au poste de police), commençait à manifestement être irrité par le tapage de Paul, qui tressautait de façon désordonnée (sans que la poigne d’acier de son bourreau en fût aucunement affectée, ce qui avait pour résultat que le haut du corps du barman, qui était plaqué au comptoir, et le reste de son anatomie semblaient indépendants l’un de l’autre) probablement pour échapper à son calvaire en même temps qu’il continuait (sans avoir l’intention d’arrêter semblait-il) à produire quantités de sons sortis en direct de l’Enfer dans lequel il se trouvait.
David comprit ce qui allait se passer. Il sut que le type avait prit la résolution de détruire ce qui provoquait cette gêne. Il le vit se ramasser sur lui-même, agrippant dans le même temps la tête de Paul avec ses deux mains cette fois, il releva le corps convulsé du barman de toute la longueur de ses bras, prenant son élan. Le visage du barman n’était déjà qu’une plaie, ses yeux, sa bouche et son nez en bouillie. David remarqua, avec horreur, qu’un œil pendouillait au bout de son nerf optique et descendait vers la bouche élargie par un sourire éternel, qui semblait faire passer celui du Joker pour être chirurgical.
Et Victor aplatit à nouveau sa victime sur la surface dure et criblée d’éclat coupant du bar. Avec plus de puissance encore qu’à la première tournée. Et cette fois en y mettant tout le poids de son propre corps.
Quelque chose cassa. « Un tas de choses même », pensa David.
Des éclats de bois verni, de sang et de whisky giclèrent en tous sens. Le corps de Paul encaissa ce nouveau choc avec soulagement, semble-t-il, car il se relâcha d’un coup. Et, surtout, les affreux hululements cessèrent (Paul essayait apparemment d’appeler sa maman dans les derniers effroyables instants de sa courte vie, il avait 26 ans).
La chose en forme d’homme qui avait fait ça sembla satisfaite (le rictus effroyable se détendît un peu), et se dirigea doucement vers la sortie. Sans un regard pour l’atrocité qu’elle venait de commettre, et sans même remarquer David qui, immobilisé et tremblant sur son tabouret, sentit la mort l’effleurer très concrètement lorsqu’elle passa à côté de lui pour se diriger vers la porte.
12- Alex
Rien n’existait excepté le manque d’oxygène. Et avec lui la terreur. Si elle ne parvenait pas à prendre une goulée d’air dans les prochaines secondes, elle allait s’évanouir et probablement mourir sur le carrelage. Sa cage thoracique lui donnait l’impression d’être comprimée au point de ne rien plus rien contenir si ce n’était son cœur pompant la douleur. Ses yeux semblaient essayer de s’échapper de leurs orbites tandis qu’elle tentait d’inspirer pour sa vie. Sa bouche qui contenait de la bile brûlante se déformait pour faire passer ne serait-ce qu’un mince filet d’air.
A plusieurs reprises, elle concentra toute sa volonté pour respirer. Mobilisant chaque parcelle d’elle-même pour y parvenir. Mais rien ne semblait y faire. A bout de forces, elle tomba à genoux sans réellement s’en apercevoir.
Venu de nulle part un disque blanc s’épanouit à une vitesse alarmante dans son champ de vision, signifiant très clairement qu’Alex touchait à sa fin. Elle pensa : « Pas déjà. Non. C’est pas possible », et soudainement, son corps se débloqua.
D’abord une très petite quantité d’oxygène trouva son chemin, sa gorge se décontractant légèrement pour le permettre. Le disque blanc arrêta sa progression. Alex continuait à lutter pour respirer mais elle sut qu’elle avait remporter cette manche.
Puis vint la libération. Agitée de soubresauts, elle fût capable de prendre une énorme inspiration. Telle une naufragée frôlant la noyade. Le blanc qui envahissait sa vue quelques secondes plus tôt retourna au néant auquel il appartenait.
Le temps reprit un cours qui s’était stoppé. « Quel genre de Démiurge sadique a décidé que la peur et la douleur s’étiraient pour prendre des airs d’éternité à l’instant où ils se produisent ?» fût la question que se posa Alex pendant qu’elle reprenait son souffle avec une amère gratitude.
Ses pas la menèrent droit vers la salle de bains. Rétrospectivement, elle se demanderait ce qui l’avait poussée à y aller. Et la réponse était très prosaïque : c’est simplement le premier endroit dans une maison où l’on va lorsque les choses dérapent, ne serait-ce qu’un tout petit peu. C’est là que maman ou papa vous soignent les bobos. C’est dans ce sanctuaire que l’on se réfugie pour se débarrasser des fluides corporels qui cherchent à sortir ou pour avaler les médicaments qui vous soulageront. Bref, c’est sensément une douce oasis de repos et de réconfort qui fait partie de notre quotidien.
Alex allait découvrir qu’il vaut mieux éviter de prendre ce genre de choses pour acquise.
13- Victor
Victor errait sur les trottoirs humides baignés de la faible lueur orangée de l’éclairage de la petite ville. Son esprit lui avait offert un moment de repos après être sorti du bar. Quoiqu’il se soit passé là-bas, cela lui avait fait du bien. Il avait discuté avec le barman non ? La boucle infinie de ses ruminations aux allures de cauchemar de rêve éveillé s’était stoppée. Sans doute l’alcool qui faisait enfin l’effet qu’on attendait de lui, même si à cet instant il sentait étrangement moins ivre. Il était certes confus mais également plus léger. Il parlerait à Alex et elle lui expliquerait ce qui ne pouvait être qu’un malentendu.
« Un malentendu qui a failli flinguer ma santé mentale, j’en ai bien peur ! » et il rit fort. Seul avec le bruit de ses pas sur le bitume.
Des sirènes de police hurlaient au loin. Victor riait. Ses pas, inéluctables et aussi mécaniques que les rouages du destin, le ramenaient vers sa maison.
14- Alex
Comme la plupart des gens en allumant la lumière de la salle de bain, Alex ne s’attendait pas à découvrir un corps. Pourtant il ne faisait aucun doute qu’une personne se trouvait dans la baignoire. Et elle était positivement certaine, au premier coup d’œil, que la personne en question était décédée. Et pas de sa belle mort.
Les restes de la femme semblaient avoir été jetés nonchalamment ici. « Peut-être parce qu’elle faisait désordre dans le salon » pensa Alex, qui était dans le monde merveilleux de l’état de choc : ou rien ne semblait réel et ou rien n’avait d’importance. Pourquoi un rêve en aurait ?
Le visage du cadavre était partiellement détruit. Littéralement enfoncé par endroits, donnant à sa tête une forme des plus étranges, contre-nature. Et il semblait qu’il manquait de la peau au niveau du cou. Vu la forme des mutilations, elle pensa immédiatement à des morsures.
Comme elle était nue, elle restait facilement identifiable en tant que femme, mais seulement à l’aide de son corps, relativement intact excepté là encore quelques bouchées manquantes, son bras droit qui formait un angle inhabituel et les hématomes sur ses côtes et son ventre. Il y avait du sang un peu partout mais pas en grande quantité. La boule de vêtements au sol en était un peu imbibée. Mais c’était à peu près tout niveau hémoglobine. Elle ne saignait plus en arrivant dans la baignoire.
La mise à mort avait eu lieu ailleurs apparemment.
Dans la pile de vêtements en question, elle crut en reconnaître qui appartenaient à Victor… C’est fou les détails que l’on remarque au sein même d’un mauvais rêve parfois ! « Fascinant » souffla Alex, l’air sincèrement perplexe.
Elle était là, avec la sensation d’être en apesanteur, les bras stupidement collés le long de son corps, ses yeux écarquillés fixant le corps entassé sous la lumière cruelle du puissant néon fixé au-dessus du miroir quand une partie d’elle-même essaya de l’avertir qu’elle ne dormait pas, mais était au contraire bien éveillée.
Elle essaya de faire taire cette voix qui lui assénait une vérité qu’elle refusait d’accepter. Pourquoi une femme morte se trouverait-elle chez Victor ? Cela n’avait strictement aucun sens. Pourtant des pièces du puzzle commençait à se mettre en place.
« Pour un rêve, c’est drôlement réaliste tu ne trouves pas ma chérie ? » intervint une voix dans sa tête, « L’odeur de décomposition et le léger bourdonnement du néon… Tes produits de beautés bien en ordre sur l’étagère à côté du miroir… Sans compter l’arrière-goût de vomi dans ta bouche. Ça commence à faire beaucoup de détails particulièrement réalistes quand même… Moi je m’inquiéterais. Je paniquerais si j’étais toi, Alex » la voix ressemblait à s’y méprendre à celle de sa mère quand elle lui expliquait des choses simples, et qu’elle prenait ce ton indiquant qu’elle s’adressait à une personne ne possédant pas toutes les facultés mentales qu’on attend d’une jeune fille bien élevée… Ce qu’elle haïssait cette voix !
« Lâche-moi maman, s’il te plaît » articula-t-elle sans réelle conviction. Sans s’en rendre compte elle était en train de reculer. Son pied se posa sur quelque chose de non-identifié qui produisit un crissement désagréable contre le carrelage. Elle baissa les yeux et écarta sa jolie basket vers l’extérieur et vis des dents baignant dans une minuscule quantité de sang.
La phase de déni induite par l’état de choc se fractura. Son cœur sembla bondir dans sa poitrine, là où elle l’avait oublié. Elle prit une grande inspiration chevrotante, le regard fixé sur les dents par terre. Elle ressentait à nouveau son corps dans son ensemble et la confusion provoquée par les prises de conscience successives était vertigineuse. Il n’y avait pas trente-six raisons pour qu’un corps se trouve ici. Un meurtrier l’avait mis là. Un fou dangereux. Et un pas très organisé manifestement.
Je refuse de croire que c’est Victor. Non m’man. Pas moyen sur ce coup-là.
Elle referma encore une fois la porte noire qui ouvrait sur le « puzzle Victor ». Puis la verrouilla.
La question était de savoir qui était ce malade. Et probablement plus important encore : où était-il à cet instant ?
Le bruit d’une clé pénétrant dans la serrure de la porte d’entrée répondit à sa question muette.
15- Victor
En arrivant à proximité de son lotissement, Victor savait que quelque chose était sur le point de terminer.
Il aurait été bien en mal de savoir comment ni pourquoi, mais le sentiment était là, indéniable, et lui apportant un soulagement qu’il avait attendu sa vie entière sans même en avoir conscience.
Une part de lui, qui avait été constamment sur le fil, était libérée. Toutes ses compulsions et ses obsessions qui formaient auparavant son unique et puissant moteur n’étaient plus. Il marchait seul dans la nuit venteuse, sans se soucier de son emploi du temps, de son ménage ou même de son entraînement qui confinaient au fanatisme. Seul dans une rue où les fenêtres éclairées abritaient des vies qui étaient le résultat de conflits immémoriaux entre Lumière et Ténèbres. Un monde renfermant d’autres mondes intérieurs, innombrables, dont l’essence même étaient la lutte constante de forces opposées. Cette friction perpétuelle ne servait pas un objectif précis ou défini. Bien sûr que non. Puisqu’un univers sans Mal serait vain, sans relief ni passion. Tout comme il le serait si le Bien le quittait et que seule subsistait une Nuit uniforme et infinie. La raison d’être de toute chose était ce combat sans fin. Les étincelles qui jaillissaient entre l’Ordre et le Chaos étaient la Vie.
Il n’était qu’une de ces étincelles. Propulsée sans destination apparente mais habitée d’une conscience elle-même en constante guerre intérieure. Pour lui, cette guerre prenait fin ce soir. D’une manière ou d’une autre. Il acceptait sa nature éphémère. Et que la fin soit douce ou brutale, il l’accueillerait comme il se devait. En embrassant son être profond. Quel qu’il fût.
Mais malgré cette épiphanie temporaire qui faisait disparaître les chaînes enserrant son cœur, malgré la subite acceptation de sa destinée, il demeurait comme étranger à lui-même. Le doute subsistait en lui : la conscience de ce qu’il était, de ce qu’il devenait, et des choses qu’il avait faites (notamment au cours des dernières vingt-quatre heures) lui était inaccessible. Une ultime serrure était soigneusement posée sur ses souvenirs. Il savait qu’elle sauterait en temps voulu mais il n’en demeurait pas moins que cette obscurité irrévélée le dérangeait.
Son corps semblait détaché de son esprit à présent. Il se voyait avancer sans pour autant être aux commandes. Une pulsation sombre et pourtant agréablement familière couvait dans son ventre. Il comprit que c’était elle qui ferait sauter le verrou qui l’empêchait d’être complet. Il en éprouva de la gratitude.
Peu importait que sa mémoire soit brouillée, son esprit altéré et son corps comme doué d’une volonté propre. Il savait, en remontant son allée et en sortant ses clés, que tout était à sa place.
16- Alex et Victor
Alex se faufila vers le garage, aussi rapide et silencieuse qu’une musaraigne.
Victor ouvrit la porte qui finalement n’était pas fermée à la clé et s’aperçut que la lumière était allumée. Aucune surprise ne se lisait sur son visage apparemment paisible quand il referma derrière lui. Il s’arrêta dans le corridor menant au salon et là il renifla ostensiblement le nez en l’air ; instantanément son visage se durcit. Ses yeux, qui quelques secondes plus tôt respiraient le calme et la tranquillité d’esprit, devinrent comme vidés de leur substance. Ses iris claires s’assombrirent et son buste puissant commença à se soulever. Fort et régulier. Il se dirigea lentement devant lui.
Alex était en train de refermer doucement derrière elle la porte du garage, au fond du salon, hors de vue depuis l’entrée quand elle entendit les pas de Victor dans la maison. Un soulagement indéniable se lut sur son visage et elle rebroussa chemin pour aller à la rencontre de l’homme en qui elle avait le plus confiance sur cette terre.
« Nounours ! Oh putain t’es là ! Je sais pas ce qui… », Alex se figea, son soulagement audible dans son débit précipité fit place à la perplexité quand son regard se posa sur l’homme devant elle : « Victor ? Qu’est-ce que… »
Victor lui faisait face depuis l’autre côté du salon. Le canapé et le capharnaüm composé de bières vides, de bouts de chair, de sang et de vomissures les séparait. Soit environ 5 mètres. Ses cheveux blonds mi-longs habituellement bien coiffés se répandaient sur les côtés rasés de son crâne. Ses yeux rougis semblaient avoir cessé de cligner et leur joli bleu clair s’était changé en un bleu profond que l’on trouve seulement en descendant vers les abysses d’un lac profond. Et puis il y avait le sang sur son visage. Du sang qui ne semblait venir d’aucune coupure ou écorchure visible. Et du sang sur ses mains.
La perplexité d’Alex se mua progressivement en horreur à mesure que l’évidence lui apparaissait.
Ceci dit, son instinct ne l’avait pas trompé. Il y avait bien une bête sauvage tapie dans l’ombre quelque part. Et elle lui faisait face. Seule.
17- Victor
La sensation de paix intérieure que ressentait Victor en rentrant chez lui se brisa nette au moment où il détecta le parfum d’Alex dans le corridor. Alors qu’une seconde plus tôt il était animé des meilleures intentions qui furent, l’odeur, elle, se fraya un chemin directement vers son cerveau reptilien.
Ses pensées, qu’il imaginait cohérentes, étaient fragmentées de telle sorte qu’elles ne pouvaient pas réellement interagir entre elles, et ainsi construire un schéma synthétique qui lui aurait montré la vérité sur ce qu’il devenait.
Malheureusement pour Alex, c’était la partie la plus enfouie du cerveau de Victor qui lui dictait ses impératifs monstrueux. Et cette partie réagissait violemment sous l’effet de la senteur sucrée de son parfum qui flottait.
Celle-ci lui avait rappelé la profonde morsure de la trahison qu’il avait ressentie la veille, en la voyant dans la voiture avec un autre homme. Cette morsure qui avait creusé un trou si profond dans son cœur lorsqu’il était enfant et que sa mère l’avait, elle aussi, trahi et abandonné.
Son existence avait été, depuis lors, une fuite en avant de 30 années. Il avait consciencieusement comblé le vide en lui en travaillant dur, en s’entraînant et en prenant soin de ne pas s’arrêter en route et de se retrouver seul face à lui-même pendant trop longtemps. Alex était une de ses nombreuses obsessions qui le poussaient en avant.
Mais le vide a cette fâcheuse particularité de ne pouvoir être rempli. Et cette douleur, enfouie il y a longtemps, avait pourrie. Elle était à présent devenue un poison létal et était revenue à la surface. Elle avait pris la forme de la fureur blanche et aveugle de Victor. Par un processus implacable, celle-ci était attisée jusqu’à ses racines par l’apparition d’Alex devant lui : le fait de la voir, de l’entendre et de la sentir le renvoyait au petit garçon désemparé et sans défenses qu’il était. Ce petit garçon était meurtri de la pire des manières possible. Il était seul au milieu des autres dans un foyer d’adoption sans amour. Il n’avait personne vers qui se tourner si ce n’était lui-même et le vide béant qu’il portait. Il n’y avait pas de réconfort ou d’échappatoire. Pas de solution ou de raison.
Ce petit garçon réclamait une compensation pour la souffrance qu’il subissait sans cesse. Et la chose qu’était devenue Victor comptait bien la lui offrir. En broyant cet ange d’os et de chair qui osait se tenir devant lui.
18- Alex
Alors qu’elle avait cru le cauchemar terminé en identifiant sans doute possible les pas de Nounours dans le couloir, Alex avait compris en quelques instants de terrible lucidité qu’il n’en était rien.
Car l’homme qui se tenait dans le salon n’était pas Nounours.
Certes il en avait partiellement l’apparence ; mais à un niveau qu’elle ne comprenait pas, elle sentait l’altérité fondamentale de la personne
(La bête)
qui se tenait dans l’entrée. Si elle reconnaissait sans peine les traits du visage ainsi que le corps ou les vêtements, la ressemblance s’arrêtait là ; le regard, la posture et la façon de se mouvoir étaient révélateurs de ce qu’elle sentait au fond d’elle.
Elle faisait partie des rares personnes qui parvenait à s’inscrire dans l’instant présent sans difficulté, accueillant naturellement les nouvelles difficultés qui se présentaient et ne s’attardant que très peu sur le passé. C’était une des choses qui avaient séduites Victor il y avait de nombreuses années. Maintenant que la menace était tangible, Alex avait retrouvé un curieux calme (plus rien à voir avec la panique qu’elle avait ressentie plus tôt) et commençait à jauger la situation et la personne qui venait d’entrer.
Le regard était teinté de rouge, sombre malgré le clair de ses yeux. Il la fixait avec un mélange d’avidité et de dégoût qu’elle n’avait jamais vu dans ces yeux. Elle ne souvenait pas avoir vu cela avec une telle intensité chez qui que ce soit d’ailleurs. Et même si la chose avec l’apparence de Victor ne semblait pas complètement stable sur ses pieds, elle était prête à bondir. Elle semblait ramassée sur elle-même mais, par des signaux contradictoires, le manque apparent de stabilité (une légère oscillation du haut du corps) semblait comme feint, ou exagéré. Les appuis restaient en fin de compte souples et dangereux, elle en était persuadée. Le fléchissement maîtrisé des articulations en témoignait. Ainsi que cette manière de rester comme fixé sur un objectif, qui par le plus grand des hasards s’appellerait Alexandra Boucher par exemple.
« Pas un objectif : une proie. Tu peux le dire carrément ma grande, faut voir les choses en face maintenant » pensa-t-elle, la perception acérée acquise par l’entraînement prenant de plus en plus le pas sur la peur qu’elle éprouvait.
L’impression générale dégagée par la Chose ou la Bête (elle se refusait à y penser comme à Victor, impossible) était donc une singulière étrangeté, difficile à appréhender car faite de paradoxes, mais elle était dangereuse. Et cette fois elle venait la chercher.
19- Victor vs Alex
Victor se mit en mouvement par un appui brutal sur le plancher du salon qui résonna sourdement sous sa masse. Il chargea directement Alex, sans stratégie apparente, les veines son cou et de son front gonflées et palpitantes. Chaque fibre musculaire de son corps tendue vers un but unique : la briser.
L’espace du salon était suffisant pour permettre à Alex de manœuvrer et d’esquiver son adversaire.
Elle feinta sur sa gauche, faisant mine de retourner vers la porte du garage, et Victor suivit cette trajectoire pour essayer de la couper, heurtant au passage la table basse en bois de son tibia. Il en fut légèrement déséquilibré, et Alex fit basculer son centre de gravité vers la droite pour s’élancer vers le couloir au bout duquel se trouvait la seule sortie disponible. Déboussolé par le changement de direction subit d’Alex, Victor tenta lui aussi de modifier sa course mais cela acheva son équilibre déjà précaire et il se retrouva avec un genou au sol. Son corps ne lui répondait pas comme il aurait dû sans qu’il en comprenne les raisons. L’alcool faisait son œuvre. Mais cela n’avait aucune importance car sa cible avait le champ libre pour s’enfuir et c’est ce qu’elle faisait. Alex avait commencé son sprint, à la fois sèche et aérienne, et d’ici deux ou trois enjambées elle serait hors de portée derrière le mur du couloir. Toujours sans réfléchir, il saisit le premier objet à sa portée sur la table basse, qui s’avéra être un lourd cendrier en marbre qu’Alex lui avait offert il y a deux ans, et le lança dans sa direction avec toute la force, induite par la frustration, que lui permettait sa position au sol.
Il l’atteignit au genou.
La douleur explosa au-dessus du tibia et le corps d’Alex refusa de continuer à utiliser sa jambe droite. Elle s’emplafonna dans le mur à sa droite, s’enfonçant dans le placoplâtre jusqu’ à sentir le léger amorti de la laine de verre. Elle hurla, plus de rage que de douleur et tenta de se remettre immédiatement debout. Elle était en train de s’arracher au trou dans le mur, du sang commençant à s’écouler des coupures provoquées par des fragments de mur sur son visage, quand elle vit la grande silhouette au bout du salon se relever et se diriger vers elle. Sans courir et le rictus aux lèvres.
Alex produisait des sons qui tenait plus de l’animal que de l’humain tandis qu’elle s’extirpait de sa position plus que délicate. En s’entendant pousser ces éructations, qui, peu importe le contexte (à part peut-être un concert de Death Metal), étaient terrifiantes, une pensée totalement improbable, mais pourtant très claire, lui traversa l’esprit :
« ça fait pas très jeune fille comme il faut ça ? Hein maman ? ».
Quelque chose qui ressemblait vaguement à un ricanement sorti de sa gorge. Puis elle réussit, dans sa pure volonté de survie, à se sortir du trou et à s’appuyer sur ses deux jambes. La douleur, après avoir été éclatante pendant quelques instants, était en sourdine pour le moment, mais sous son survêtement, le genou commençait déjà à enfler méchamment… Elle ne pourrait peut-être pas sprinter mais…
Victor l’attrapa par derrière, lui plaquant les bras le long du corps en l’enserrant de ses deux bras puissants. Il n’y a pas si longtemps, ce doux entremêlement de leurs deux corps était agréable et réconfortant pour eux deux. En cette soirée, où l’entropie prouvait une fois de plus qu’elle avait le dernier mot, leur contact était froid et révoltant.
La riposte fut rapide et brutale.
Alors qu’il commençait à la lever du sol, Alex, du plat de chaque main, claqua l’entrejambe de son agresseur, porta un coup de talon droite au tibia, puis un second coup de talon gauche sur l’autre pied. L’emprise se desserra suffisamment pour qu’elle dégage son bras droit par-dessus celui qui la tenait et le coude jaillit, précis et affuté, dans le nez qui craqua. Elle profita de l’ouverture ainsi créée pour lui saisir la main droite de ses deux mains et, en se retournant, porta une clé qui lui plia les doigts d’une façon que la nature n’avait pas prévue. Autre craquement sec de brindilles qui cèdent. Alors que le corps du prédateur était à présent devant elle, amené à genoux par sa manipulation virtuose, elle enchaîna avec un coup de tibia dans les côtes (pas aussi puissant qu’elle aurait voulu à cause de son genou droit), un direct du droit encore sur le nez d’où du sang jaillissait et enfin un crochet du gauche parfaitement exécuté sur l’œil droite.
Ce dernier coup venait des tripes. Toute la tension de son corps induite par l’adrénaline ainsi que son poids porté sur un point précis. L’arcade sourcilière s’effondra en fermant l’œil dessous. La vélocité de l’enchaînement et la pure violence du crochet final mirent l’homme, proche du quintal, au sol.
Pourtant il tenta aussitôt de se remettre sur ses jambes. Mal lui en pris car Alex s’attendait à une telle réaction. La pointe de son coude droit le cueillit juste sur le coin gauche de la mâchoire. Là encore, la frappe fut dévastatrice. Un claquement mat et presque dérisoire se fit entendre lorsque celle-ci se décrocha. Elle aurait normalement utilisé son genou mais la douleur l’avait instinctivement poussée à utiliser cette option. Elle était correctement en appui sur sa jambe gauche et le mouvement de torsion de son buste était affûté depuis des années sur des sacs de frappe.
Victor s’écroula bruyamment au sol.
Elle l’avait mis au tapis en 8 secondes.
20- Alex
Alex ressentit une joie noire et bestiale, héritière directe de la Femme des Cavernes qui était en elle. Elle hurla des sons inarticulés au visage du type au sol. De grosses larmes coulaient sur son visage déformé par la folie sans même qu’elle s’en rende compte.
Un court moment après, ayant vidé ses poumons, elle contemplait son œuvre, qui se tortillait au sol, essayant de se relever en tenant son visage ensanglanté d’une main et son entrejambe de l’autre. La main droite de son agresseur était tremblante et prolongée par des doigts déformés. C’est alors qu’elle prit de plein fouet la réalité de ce qui arrivait entre ces murs.
Si son instinct lui avait hurlé que le dangereux individu qu’elle affrontait n’était définitivement pas le garçon dont elle était tombée amoureuse quatre ans plus tôt en le revoyant à une fête foraine, ce que ses sens lui racontaient était une autre histoire. Le type qui s’était jeté sur elle dans l’intention évidente de la mettre en morceaux était bien Victor. Autre hypothèse : un jumeau dont elle n’auarait jamais entendu parler, habillé avec les vêtements de son frère, et qui passait par la maison de ce même frère par hasard ? Non. Elle savait déjà, au fond d’elle, que c’était Victor. Son cerveau avait simplement fermé cette fenêtre car elle était un frein à sa survie. Un luxe qu’on ne pouvait pas se payer lorsque l’on découvre un cadavre et celui qui l’avait fabriqué au même endroit. Pas le temps de résoudre des puzzles.
Quelle ignoble transformation s’était produite dans ce corps torturé ? Comment un homme discret, tendre et attentionné devenait du jour au lendemain une bête assoiffée de sang et douleur ? Elle osait à peine l’entrevoir. C’était un concept totalement hors de sa portée. « Et tant mieux » se dit-elle, le regard fixe et dans le vague, le visage baigné de larmes. Pourtant il n’était pas encore temps de pleurer. Il lui restait des choses à faire. Mais lesquelles ? Il fallait qu’elle réfléchisse alors qu’une immense fatigue s’emparait d’elle et que son genou commençait à lui hurler sa douleur au travers de son système nerveux encore hébété par les événements.
21- Victor
La douleur était abominable, multiple et elle lui donnait carrément la nausée. Il aurait volontiers voulu tomber inconscient pour lui échapper.
Mais cette douleur n’était rien en comparaison de ce qui arrivait à son esprit.
La violente raclée au premier round qu’il avait reçue avait eu pour effet d’éteindre sa folie furieuse et de défragmenter sa mémoire.
Et les vérités qu’il devait affronter étaient bien trop terribles pour être appréhendées. Il était un monstre. Un pur cinglé sadique et incontrôlable. Les souvenirs de la veille au soir affluaient en même temps que ceux de sa journée. Et c’était l’enfer. Même les choses qu’il pensait au moment des faits lui revenaient, mais à présent avec le recul de quelqu’un qui serait comme étranger aux scènes qui s’étaient déroulées. Cette pauvre fille qu’il avait ramenée chez lui hier soir, bien décidé qu’il était à se mettre une cuite pour oublier et baiser pour se venger. Elle pourrissait dans une baignoire parce qu’elle avait eu une mimique identique à celle d’Alex lorsqu’ils faisaient l’amour. Son nez. Son putain de nez s’était retroussé.
Certains points restaient néanmoins flous (pas assez à son goût) mais il savait qu’il avait voulu la dévorer à même le lit (« oui. Tu as voulu la bouffer. Comme une putain de bête sauvage, Victor ») et que, à un moment, il en avait eu marre qu’elle se débatte. Et… Il avait fallu la faire taire. Et le barman de ce soir ? Il l’avait tué pas vrai ? (« tu l’as pulvérisé sur son comptoir Victor. Bien sûr qu’il est mort. Ça te revient comme ça ? »).
« Seigneur Dieu, Tuez-moi sur le champ je vous en supplie » essaya-t-il d’articuler au travers du sang qui coulait de sa bouche, son nez et son œil, juste avant de dégobiller devant les pieds d’Alex qui le regardait, avec l’air perdu, triste et lointain de quelqu’un en deuil.
22- Alex
Il fallait qu’elle prenne son téléphone et qu’elle appelle la Police. Voilà ce qu’elle devait faire.
Mais pour le moment elle était immobile. Elle se sentait comme étrangère à la situation et à son corps douloureux. Quelque part en elle, un autre combat se déroulait pour essayer de comprendre ce qui s’était produit dans cette maison. Ce qui s’était produit en Victor.
Il y avait des éléments qu’elle avait volontairement occultés aux cours des quatre années passées avec Lui. Maintenant qu’elle y repensait sous un nouvel éclairage, il semblait qu’il savait des choses sur ce qui lui était arrivé entre le lycée puis leurs retrouvailles, dix-sept ans plus tard. Elle s’était dit qu’elle avait mentionné ces faits devant lui à un moment ou à un autre et était passée à autre chose à chaque fois qu’il lui arrivait de parler de telle voiture qu’elle avait eue ou de l’appartement qu’elle habité à telle époque. Elle était naturellement confiante envers les gens. Et n’avait pas relevé. Et il semblait étrange et distant lorsqu’elle lui parlait de son ex-amoureux, qui était mort dans un étrange accident de la route quelques années plus tôt… Elle s’était dit qu’il ne savait pas quoi lui dire, qu’il était gêné. Et si…
Les réponses qu’elle entrevoyait ne lui plaisaient pas du tout. En fait elles l’horrifiaient carrément. Elles remettaient en cause le monde tel qu’elle l’appréhendait. Révélant les mécanismes qu’elle refusait de voir, et encore moins de comprendre.
Elle le regardait régurgiter un liquide bileux et alcoolisé à ses pieds. Du sang s’y mélangeait en de petits chemins sinueux et torturés sous ses yeux éteints. Elle ne recula pas au moment où l’odieuse matière atteignit ses chaussures et que l’odeur agressa littéralement ses narines ; ce soir elle semblait immunisée contre ces inconforts, qui, en temps normal, suscitait chez elle une aversion viscérale. Victor semblait essayer de parler mais elle ne comprenait pas les mots qu’il essayer de formuler entre deux hoquets sanglotant.
Que lui avait fait la femme dans la baignoire ? Et elle, Alex, que lui avait-elle fait bon sang ?! On ne massacre pas les gens pour une contrariété pas vrai ? Quelle quantité de haine et de colère faut-il avoir en soi pour en arriver à prendre la vie de quelqu’un ? De cette façon !? C’était totalement fou. Oui c’était ça. Il avait été atteint de folie ! Bon d’accord, mais ce n’était pas comme choper un virus n’est-ce pas ? Il y a des signes précurseurs, des événements déclencheurs… On ne se mettait pas à faire de telles choses du jour au lendemain sans raison.
« c’est lui qui a causé l’accident de Christian ma chérie ». Elle ne sut pas quoi répondre à la voix de sa mère cette fois.
Même ces gamins américains totalement cintrés ne débarquaient pas un jour dans leur école avec des fusils automatiques, abattant méthodiquement profs et élèves, juste parce que la météo du jour était mauvaise, pas vrai ? Il y avait tout un tas de facteurs qui conditionnaient ces gens à passer à l’acte : certains étaient tout à fait obscures mais ils avaient souvent en commun de profondes souffrances dans leur vécu qui expliquaient (au moins en partie) leur geste.
Elle n’avait rien vu. Comme les victimes de ces tueries.
« Qu’est-ce que je t’ai fait Victor ? ». Les mots étaient sortis de sa bouche sans qu’elle en ait eu l’intention. Il ne semblait percer aucune émotion particulière dans cette question. Comme une enfant hébétée ne comprenant pas pourquoi on venait de lui faire mal. Elle ne s’attendait pas à une réponse mais Victor essaya pourtant de parler :
« Ou-oi u ma a-an-o-é ? », puis après avoir craché encore un peu de bile, »u ma é maaaaal A-eeeex !» qui se termina en un pathétique gémissement douloureux à entendre. Sa mâchoire rendait sa diction plus qu’approximative, et le ton était celui d’un gosse blessé, pourtant Alex comprit (« pourquoi tu m’as abandonné ? Tu m’as fait mal Alex ! ») :
« De quoi tu parles ? Je ne t’ai pas abandonné, enfin ?! », elle-même se sentait stupidement sur le point de s’excuser pour l’avoir brutalisé. Mais c’était n’importe quoi ! C’était lui le meurtrier ! Dans quel état serait-elle si elle l’avait laissé faire ? Dans les toilettes à côté de la brune morte de la salle de bain ?
« C’est toi qui est devenu… » elle semblait se parler à elle-même, essayant de se convaincre de la légitimité de la violence dont elle avait dû user pour sauver sa peau…
Victor sembla se reprendre un peu, s’essuya la bouche avec le dos de sa manche, la bouche de travers, son un œil valide fixé sur elle et articula :
« u l’aime ? eu gars an a oi-ure ? »
(« Tu l’aimes le gars dans ta voiture ? »)
Elle comprit les mots, mais tout d’abord elle se dit que ça n’avait aucun sens. Qu’elle avait sans doute mal compris, ou interprété… Il débloquait complètement et l’odeur de la folie et de l’alcool l’entourait comme un halo répugnant…
Et puis elle comprit. Aussi tordu et improbable que cela put paraître, elle sut de quoi il parlait. Son cousin Vincent. Vinz, hier dans sa voiture.
« Mais qu’est-ce que ? Quoi ? Hein ? », Alex n’en revenait pas. C’était un rêve. Un cauchemar qui semblait atrocement réel. Il avait pété un câble par jalousie envers un membre de sa famille ? Il avait tué et s’était changé en animal meurtrier et vicieux (« il l’était déjà ma puce ») à cause de ça ? C’était complétement ridicule ! Victor était un homme équilibré (« vraiment ? »). Pas un foutu psychopathe de film de série B ! Elle refusait d’accepter ça. Il y avait forcément autre chose.
De toute façon elle décida que ce n’était qu’un rêve, donc ça ne mangeait pas de pain d’essayer d’en savoir plus.
« Tu as cru que je te trompais avec mon cousin Vinz ? C’est ça ? C’est pour ça que tu as fait… » Elle désigna la maison méconnaissable : le trou dans le mur, le bazar sans nom dans le salon, les différents fluides corporels et surtout la porte de la salle de bain… Elle balaya toute la scène d’un ample geste de la main : « …ça ?! » finit-elle en ayant l’air d’avoir mordu dans un citron et avec un ton qui laissait suggérer qu’elle s’adressait à une personne qui n’était pas en totale possession de ses moyens. Ce qui était le cas, de façon évidente si on y réfléchissait un peu.
Complétement ahurie, sa bouche légèrement entrouverte et les yeux rouges mais secs à présent, Alex gardait sa main en suspens, comme si cette dernière ne comprenait pas non plus les implications insensées à la réponse de Victor. Celui-ci semblait régresser. Il émettait des sons incompréhensibles, probablement pour lui-même, et continuait de chouiner. C’était, de bien des façons, une scène parfaitement intolérable. Alex sentait la douleur prendre toute sa jambe droite. Elle devenait de plus en plus aigüe dans son genou abîmé. Elle lui montait à la tête.
« Tu m’as explosé le genou… »
Le ton était soigneusement neutre.
« J’étais dans le mur. Bordel. »
La voix posée, énonçant un fait. Les yeux fixés devant. Pas sur lui.
Elle entendit des sirènes dans la nuit au-dehors. Elle n’avait pas encore appelé pourtant ? Ou si ? Elle s’aperçut qu’elle s’en moquait. Dans les rêves les choses se passaient sans raison. Quelque chose de blanc s’emparait d’elle peu à peu. Elle avait du mal à définir ce que c’était, mais, réelle ou non, cette sensation lui faisait du bien.
Des veines palpitantes se dessinaient sur son front et dans son cou.
Victor, à un moment, avait réussi à se mettre sur ses genoux, et se relevait en essayant de sécher ses larmes. Il regardait Alex avec l’air d’un labrador qui s’est soulagé dans le salon (« c’est plus ou moins l’idée non ? » pensa-t-elle) et regrette-profondément-maîtresse-je-sais-pas-ce-qui-m’a-pris-tu-m’aimes-quand-même ?
Au moment où les flics remontaient la rue (une voisine les avait appelés, alertée par des hurlements « franchement pas normaux »), Victor voulut prendre Alex dans ses bras et y trouver chaleur et réconfort. Il était simplement très fatigué.
Alex l’accueillit en retirant son torse et sa jambe droite, lui attrapa un bras avec sa main gauche, exerça une légère torsion et l’attira vers elle. En même temps elle déclencha un coup de poing du droit, pouce vers le haut. Son poing et le larynx de Victor se rencontrèrent violemment à l’aide des tensions opposées qui s’exerçaient.
Victor luttait pour ne s’étouffer dans son propre sang lorsque les hommes en uniforme pénétrèrent dans le couloir. Alex leur avait obligeamment ouvert la porte.
Le 29 janvier 2021 à Saint-Germain-du-Corbéis
VICTOR
Gaylord Surblé
- Victor
Victor s’était réveillé dans son lit, ce qui en soi n’avait absolument rien d’étonnant, mais pas à l’heure habituelle de six heures vingt-neuf. Et ça, c’était inattendu. Ce qui, le concernant, était un gentil euphémisme.
Réglé tel une horloge suisse, week-end, jours fériés, vacances et jours de semaine, sa conscience se mettait sous tension immanquablement à cet horaire précis, juste avant le réveil qu’il réglait sans faute tous les soirs en se couchant sur six heures trente. Ce qui, au demeurant, était parfaitement inutile puisqu’il ne connaissait même pas le son de l’alarme de son réveil, acheté 10 ans auparavant.
Il resta un moment à regarder les chiffres digitaux rouges indiquant l’heure :
Onze heures vingt-trois.
Il saisit son téléphone portable (branché et chargé, au moins une chose rassurante) soigneusement posé sur sa table de nuit, encombrée d’un unique livre de poche. Il lui fallait vérifier. Vérifier quelque chose qu’il savait déjà pertinemment : le réveil ne mentait pas… La luminosité de la chambre, due au soleil maintenant presque en face de ses fenêtres aux volets ouverts, ne lui mentait pas.
Il fixa l’écran du dernier modèle de smartphone de la société à la pomme. Il le fixa longtemps. Assez longtemps pour que les chiffres affichés changent.
Enfin son cerveau commença à produire des liens logiques en réaction à ce qui se passait. Car il se passait bien quelque chose, n’est-ce pas ? Il s’était forcément passé une chose ou même des choses terribles pour qu’un tel bouleversement se produise.
Assis en jean sur son lit, pieds nus sur le parquet et enveloppé de la lueur acide du jour, il se mit en quête de ses souvenirs de la veille. Mauvaise idée : la douleur que lui infligea sa tête fut fulgurante, sans préavis. Ni indemnités.
Il se prit la tête dans les mains, seul et plié en deux au milieu de sa chambre spacieuse.
Au milieu du calvaire que lui infligeait son pauvre crâne il fut pris de panique : et si la douleur ne s’arrêtait pas ? Alors il mettrait fin à cela lui-même. Rapidement. Il sauterait par la fenêtre pour la fuir (son cerveau n’était pas en mesure de lui rappeler qu’il se trouvait au rez-de-chaussée).
Au moment où il prit conscience que quelqu’un hurlait, et que, ce quelqu’un, c’était lui, la douleur cessa. Elle ne s’atténua pas comme peuvent le faire des migraines ou de simples maux de tête. Elle stoppa aussi vite qu’elle était partie. Et la mémoire lui revint brutalement.
Ce qui arriva ensuite fut un flash-back. Quasiment au sens cinématographique du terme. Une image nette, avec le son de la circulation ambiante du boulevard : Elle. Au volant de sa voiture (une épave coréenne bordel !). Avec un homme assis à côté d’elle. Un homme qui lui parlait (ou l’embrassait, lui souffla une part de lui qu’il connaissait bien) au niveau de l’oreille. Et le pire du pire, la cerise sur ce gâteau de C4, son sourire à elle. Il ne se rappelait pas l’avoir vu sourire de cette façon depuis… Eh bien… Là c’était le trou. Il ne savait plus... Probablement au lycée, longtemps avant qu’il ne la séduise enfin. En tout cas dans ses souvenirs, elle était encore plus belle, un peu plus belle que ce que mérite un homme.
Alex. Elle allait le regretter cette salope.
L’image continuait à tourner en boucle dans sa tête. Il avait besoin d’un verre… Il se rendit compte qu’une bouteille de whisky l’attendait sagement par terre, à côté du lit. Encore quelque chose qui n’était pas à sa place mais on s’habitue à tout non ? Il la saisit par le goulot, et sans réfléchir, bu une longue gorgée.
La première sensation physique qui se découpa très nettement fut celle de la chaleur de l’alcool glissant dans sa bouche puis sa gorge et enfin son estomac. Il lui arrivait de boire occasionnellement, surtout pendant les repas de famille ou les grandes occasions. Et parfois il s’était, pour employer l’expression de son abruti de frangin, « mis sur le toit ». Pourtant, avec son physique imposant, il tenait bien la distance. Il avait donc connu quelques gueules de bois majeures, passant la journée entre lit et canapé pendant que Alex se moquait sans vergogne aucune de son état pathétique (ce qui parvenait à redonner un semblant de sourire à Victor). Mais là, ce n’était pas du tout la même chose.
Il était clairement encore bourré.
Il ne l’avait pas compris avant parce que (quelle ironie) il était encore trop bourré pour même s’en rendre compte ! N’avait-il pas passé plusieurs minutes à fixer son téléphone comme une connasse de collégienne défoncée à la colle ? Quelle quantité héroïque d’alcool avait-il ingurgité pour obtenir un résultat aussi « spectaculaire » ? Son œsophage lui faisait l’effet d’un tuyau chauffé au rouge, la faute à ces excès de la veille, et il remettait ça de plus belle… « débande pas Victor »se dit-il amèrement en s’enfilant une nouvelle rasade, se donnant l’impression d’avoir fait ça toute sa vie.
La deuxième sensation lui fit l’effet d’une violente baffe en pleine tronche. Quelque chose d’énorme se réveillait en lui. Ses muscles se tendirent. Sa bouche, déjà altérée par la déshydratation induite par la boisson, se chargea d’un goût métallique, presque cuivré. Comme du sang. Sa mâchoire se changea en étau. Et une boule chaude apparut dans son ventre. Cette sensation était extrêmement violente et paradoxalement, pas désagréable, car son corps retrouva de l’énergie d’un seul coup.
Il comprit alors que cette sensation éminemment physique était due à une émotion qu’il éprouvait souvent, mais qu’il cachait précieusement au fond de lui : de la rage, de la haine à l’état brut. Limpide et bouillante. Pointue et affûtée.
Même lorsque son frère aîné avait cassé son Optimus Prime (il adorait ce truc, il avait passé des heures entières à le transformer) délibérément sous son pied, alors qu’il était âgé de 12 ans et lui-même de 8 ans, il n’avait pas atteint ces sommets immaculés de fureur blanche comparable à la neige d’un blizzard.
Pourtant ce jour-là restait ancré profondément dans sa mémoire. Car il avait eu l’intention, c’était un fait, de faire du mal à son frère. De Lui faire très mal. Il avait réussi : ce dernier avait fini aux urgences avec le nez cassé, un léger trauma crânien et de multiples ecchymoses sur le corps. Victor avait également réussi à obtenir la punition la plus lourde de sa vie, sa famille d’accueil l’obligeant pendant 1 mois à faire des voyages entre sa chambre et l’école. Cela ne l’avait pas dérangé outre-mesure, étant donné qu’il ne sortait en général que contraint et forcé depuis que sa mère… Enfin, depuis un moment déjà.
Mais cette fois c’était… Quoi exactement ? Oui, voilà : C’était massif ! Le mot convenait à la perfection. Il restituait avec exactitude ce qui montait en lui.
Il se demanda un instant si ses muscles n’allaient pas se rompre à cause de la tension engendrée, voire se gonfler comme dans un de ces animés japonais débiles que son frère affectionnait tout particulièrement… Mais non. Il se remit à respirer (haleter tel une bête serait plus proche de la vérité) et son corps se déverrouilla légèrement. Du moins pour un temps.
Son visage avait pris une teinte écarlate pour le moins alarmante mais il était loin (très loin) de tels considérations esthétiques. Il porta la bouteille à sa bouche.
Ses muscles étaient toujours en tension.
2- Alex, Quelques heures plus tard
Alex était en train de se rhabiller dans les vestiaires du vieux gymnase fleurant bon la sueur et la bonne humeur propre au sortir de la séance de Krav-Maga du vendredi soir. Cela faisait dix ans qu’elle s’y était inscrite pour soutenir une amie qui s’était faite agressée en sortant d’une boîte de nuit. Une agression sans conséquences physiques (un videur était intervenu à temps) mais qui avait néanmoins laissé ses marques invisibles sur Gwen, sa copine. Syndrome de stress post-traumatique comme on disait dans son service. C’était tristement courant.
Alex se souvenait toujours, un sourire malicieux aux lèvres, de la tête de sa mère quand elle lui avait expliqué que le Krav était un ensemble de techniques de self-défense (certaines potentiellement dangereuses, voire létales) développé par l’armée israélienne et classé secret défense jusque dans les années soixante. Elle l’avait regardée comme si elle découvrait que sa propre fille était une martienne. Les yeux comme des soucoupes. Elle s’était retenue pour ne pas exploser de rire. Elle adorait sa maman, mais celle-ci avait des idées bien arrêtées sur les sports (et autres activités) qu’une jeune femme « bien comme il faut » devrait pratiquer ou pas. Et l’apprentissage d’un style de combat violent de par sa nature même, avec des garçons qui plus était (« seigneur aidez-nous » rigola-t-elle intérieurement), n’en faisait manifestement pas partie.
Son premier réflexe en sortant des vestiaires du dojo était, comme la plupart des personnes inscrites à ce cours, de sortir le sacro-saint smartphone. Celui avec le symbole de la nouvelle idole païenne à la pomme. Et, chose inhabituelle, le voyant indiquant des messages non-lus n’était pas allumé. Ce n’était pas un fait incroyable à proprement parler mais depuis qu’elle était avec Victor elle n’avait pas souvenir d’être sortie de son entraînement sans que celui-ci ne lui ait envoyé de SMS. D’ailleurs, depuis hier il n’avait pas donné signe de vie. Voilà qui était étrange. Victor était aussi régulier qu’une horloge atomique.
Donc, il arrivait un événement inattendu (?!) dans la vie de Victor : CQFD.
Elle sentit une pointe d’anxiété (d’angoisse ?) lui traverser le ventre. Dans ce genre de situation, beaucoup de gens s’imaginent le pire. Un accident ou autre évènement funeste. Alex ne dérogeait pas à la règle. Elle appuya sur l’écran pour appeler Victor…
- Victor, Au même moment
Le cellulaire de Victor sonnait seul. Par séries de plusieurs répétitions. Abandonné dans la poche de son manteau. Il aurait pu l’entendre s’il avait été attentif, mais à ce moment il ne prêtait aucune attention à son environnement direct. Et ce, pour deux raisons majeures. La première étant son état d’ébriété plus qu’avancé. Il se sentait tout juste en état de donner son nom et de commander un autre verre mais c’était à peu près tout.
De l’autre côté du comptoir, Paul, le barman, était fortement inquiet depuis qu’il avait servi le premier verre de son client mystère. En temps normal, Paul aurait refusé de servir un type qui se parle à lui-même dans le coin du bar mais quand il s’était approché pour lui expliquer qu’il allait bientôt fermer (mensonge éhonté, étant donné qu’il était dix-neuf heures en ce vendredi soir hivernal et que les affaires n’allaient pas tarder à battre leur plein, mais les poivrots gravement imbibés savaient rarement quelle heure du jour ou de la nuit il était, pas vrai ?), Paul avait vite changé d’avis en voyant ses yeux.
Pas question de contrarier le monsieur. Oh, non. Au fond des orbites du gars, il y avait un truc qui lui foutait drôlement les miquettes ; certes, comme la plupart des ivrognes de haut vol, ses yeux étaient d’un beau rouge Ferrari bien brillant, et il y avait quelques vaisseaux sanguins qui avaient dus péter parce qu’une tache uniforme se trouvait au coin de son œil droit (si Paul avait connu le mot, il aurait pu vous dire que Victor présentait des pétéchies, mais son expertise était limitée, médicalement parlant). En soit ça n’était pas forcément super flippant, un barman en voit d’autres dans son job, mais ce type le mettait mal à l’aise.
Quand Monsieur « je-marmonne-tout-seul-dans-mon-coin » avait daigné lever la tête dans sa direction pour finalement annoncer sa commande, Paul avait eu un imperceptible mouvement de recul et son corps entier s’était raidi, apparemment de son propre chef.
Comme si ce dernier avait compris avant son proprio que là, mon très cher barman ramollo de mes deux, il y avait danger.
Qu’il y avait danger mortel.
Mais le pire n’était pas ses yeux. C’était à l’intérieur de ses yeux. Le type, en demandant un « triple-whisky-sec-s’il-vous-plaît-monsieur » fixait un point derrière Paul. Il avait même l’impression qu’il regardait à travers lui. Rien à voir avec les yeux vidés d’espoirs de ses meilleurs piliers de comptoir. Et pourtant, dans leur genre, c’était flippant à voir… Paul se prit à espérer que son client partirait rapidement après son verre.
Il ne fut pas complètement exaucé.
- Alex
Le téléphone sonnait dans le vide et la voix de Victor continuait de lui débiter de façon méthodique qu’il « était-injoignable-pour-le-moment-merci-de-bien-vouloir-laisser-un-message-en-laissant-vos-coordonnées-je-vous-recontacterai-si-besoin-bonne-journée ».
Après plusieurs essais infructueux. Alex prit donc la décision d’aller à la maison de Victor. Elle commençait à être (elle ne comprenait pas pourquoi) en colère après lui. Ce qui était parfaitement injuste puisque Victor ne lui avait jamais fait faux bond en quatre ans. Donc elle aurait dû être plus inquiète qu’autre chose. Mais ça ne changeait rien à ce qu’elle ressentait. Aussi incohérent que cela puisse paraître. La vérité c’est qu’elle était morte de peur et son mécanisme psychologique par défaut dans ces cas-là était la colère.
Elle monta dans sa Hyundai avec force gestes brusques, démarra en tournant la clé sèchement. Le moteur démarra docilement avec des bruits feutrés, presque polis.
Puis Alex appuya sur l’accélérateur et relâcha la pédale d’embrayage façon pilote de rallye, le son du moteur et des pneus agressant la chaussée n’eurent rien de « polis » lorsque la voiture sortit de sa place de parking. Les phares n’étaient pas allumés alors qu’il faisait nuit. Mais les lampadaires, qui se reflétaient dans un dangereux orange sur l’humidité du bitume de la ville, éclairaient suffisamment pour qu’Alex ne se rende pas compte de son oubli.
Les personnes qui déambulaient dans la rue tournèrent tous vivement la tête pour regarder la furie passer en trombe, grillant le stop au passage, pour tourner au coin de la rue dans un couinement qui présageait habituellement un froissement de tôle. Mais aucun choc métallique ne se fit entendre. Seul le moteur qui enchaînait les rapports hauts dans les tours en s’éloignant fut audible. Puis disparu peu à peu.
Les piétons tournèrent la tête ailleurs...
- Victor
Malgré tout l’alcool que Victor avait pu avaler, son esprit refusait obstinément de le laisser en paix.
Les sentiments de rage et de jalousie qui l’habitaient avaient été atténués un peu dans l’après-midi grâce à son automédication éthylique, mais, avant ça, en sortant de chez lui pour prendre l’air (en titubant légèrement), le monde était redevenu d’une blancheur inquiétante.
Il avait suffi qu’il croise un jeune couple.
Elle avait tout ce que la jeunesse peut donner de mieux à une femme déjà belle de naissance. Ce qui n’est pas peu dire. L’assurance d’un avenir radieux se lisait dans le sourire qu’elle offrait à son compagnon. Ses yeux pétillants faisaient que l’on pouvait se demander si une personne pouvait avoir l’air plus comblé par la vie sur cette terre. Elle avait une silhouette parfaite (du point de vue de Victor) et sans aucun doute pas encore la moindre ride.
Le mec avec elle était plutôt beau garçon (« mais pas de quoi casser des briques », pensa Victor) et avait la même assurance que la femme. Quoique teintée d’arrogance...
Comme s’il n’avait aucune reconnaissance envers la chance qu’il avait à se trouver ici et maintenant, dans cet après-midi d’automne légèrement venteux, en compagnie de ce que la nature peut créer de plus merveilleux.
Comme s’il n’avait aucunement conscience, dans sa bêtise, de tous les paramètres absolument improbables (depuis la création de l’univers jusqu’à la mèche de cheveux parfaite de sa compagne qui restait collée à son visage parfait dans un souffle de vent apparemment parfait, lui aussi, nom de Dieu !) qui étaient réunis pour lui à cet instant. En quoi ce type avait droit à ça ? En quoi est-ce qu’il méritait plus que lui d’avoir le bonheur en face de sa sale gueule (une gueule laissant entrevoir un léger attardement ?) et manifestement n’en profitait pas plus que ça !? Comme si tout lui était dû !? Mais pour qui se prenait ce gros débile avec son pull moulant de merde !!!
Il y avait eu un moment de flottement.
Un moment ou la vie du jeune homme (et peut-être celle de la jeune femme) n’avait tenu qu’à un fil.
Victor s’était vu passer à côté du gars et l’attraper par surprise pour lui briser la nuque. Dans une exécution nette et rapide. Il savait comment faire. Alex lui avait appris (son prof de Krav lui avait montré une fois, au cours d’une soirée dans un bar où ils avaient un peu trop picolé), et ils avaient joués à faire semblant de se tuer mutuellement une fois. Au lit.
Victor se souvenait de la manœuvre. Très bien même. Et les muscles de son corps pétrifiés par la rage n’attendaient que le feu vert pour passer à l’action.
La jeune femme jeta un regard dans sa direction, et ce moment passa. Car il avait lu de l’inquiétude dans ses yeux. Mais pas de l’inquiétude pour elle ou son abruti de mec, non, il y avait eu de l’inquiétude pour lui, Victor.
Et il s’était demandé de quoi il pouvait avoir l’air à les fixer de son regard imbibé dans ses fringues de la veille (il ne se rendait pas vraiment compte de l’image effroyable qu’il renvoyait : un grand type avec des cernes noirs, yeux morts, cheveux décoiffés, bouche entrouverte avec un charmant filet de bave qui coulait le long de son menton) et il avait eu envie de se cacher de ce regard trop difficile à supporter.
Il avait donc fini par décider de se rendre dans un bar. Le premier qu’il croiserait en route...
Il avait finalement terminé sa course dans l’établissement hautement « classieux » de Paul.
Paul qui était en train de se demander quelle solution il pourrait mettre en place pour virer ce type manifestement gravement perché dans sa tête. Et qui le faisait un peu flipper. Tout de même.
- Alex
Alex se gara dans l’allée de chez Victor.
La colère qu’elle avait ressentie en partant du centre-ville tout à l’heure s’était éteinte à mesure qu’elle se dirigeait vers la maison de son compagnon. Elle avait exorcisé une bonne part de celle-ci dans les rugissements indignés de sa voiture qui n’était pas familière de ce genre de traitement. Elle avait roulé à tombeau ouvert en ville. Dépassant par moments les 100 km/h. Par chance (ou par malheur comme elle se dirait rétrospectivement), elle n’avait pas été interpellée par la police ou provoqué d’accident.
Pendant le trajet qui avait duré environ une vingtaine de minutes, elle avait commencé à réfléchir et mettre en place des pièces du « puzzle Victor », comme elle l’appelait dans sa tête. Et jamais devant lui... Et ce qui prenait doucement (mais sûrement) forme dans sa conscience avait des relents franchement nauséabonds. Elle décida de fermer cette porte en toute conscience, en espérant (mais sachant au fond d’elle que c’était très improbable) qu’elle n’aurait pas à la rouvrir un jour.
Elle descendit de la voiture, créature élancée sans pour autant être grande (elle culminait à 1,65m mais avait un corps athlétique). Le soir avait une fraîcheur désagréable, qui vous incisez glacialement, apportée par le vent soufflant continuellement depuis deux jours. Des feuilles d’automne tombaient autour d’elle dans le lotissement si calme.
Alex hésita un instant. Puis prit une décision qui la hanterait pour le restant de ses jours : elle se dirigea vers la porte de la maison de Victor en prenant ses clés (qu’il lui avait données 3 ans auparavant) dans son sac à main. Il n’y avait aucune lumière, la maison semblait morte, abandonnée sur le bord de la route. Un chien aboya quelque part, appel dérisoire raisonnant dans les ténèbres.
Dans la semi-pénombre, Alex engagea sa clé dans la serrure et, en évitant de réfléchir, elle la tourna...
7-Victor
Assis au comptoir, contemplant sans vraiment les voir les reflets marbrés de son verre de whisky, Victor avait le tournis.
Il avait le tournis parce que dans sa tête les mêmes images revenaient sans cesse dans une spirale qui l’envahissait, absorbait la totalité de son être. Une spirale où le temps et l’espace étaient des notions abolies. L’alcool, qui l’avait soulagé dans un premier temps de sa douleur, avait maintenant l’effet pervers d’obstruer d’autres pensées qui auraient pu avoir un effet un tant soit peu constructif pour son esprit malade. Car il n’y avait pas d’autre mot.
Il était malade, autant physiquement que mentalement.
Il en avait vaguement conscience au milieu du tourbillon apparemment infini de tortures psychiques qu’il endurait. Son corps était un concept assez lointain ; il était là, mais en veille, comme un écran LED devenu noir, mais dont la petite veilleuse rouge indique qu’il est tout de même encore bel et bien branché.
Les images douloureuses se succédaient dans une chaîne infernale et sans fin, à la fois belles et terriblement destructrices pour son âme.
Ses premières rencontres avec Alex, lorsqu’ils étaient plus jeunes et que l’avenir semblait ne posséder aucune limite. Il la revoyait sans cesse. Elle, telle qu’elle était à l’âge de dix-huit ans, la puissance de sa jeunesse et la beauté de son visage et de sa silhouette. Toujours habillée de façon un peu bohème mais terriblement attirante, ses vêtements semblant choisis ingénieusement pour laisser paraître un corps aux proportions d’une intolérable cruauté pour les yeux de n’importe quel homme qui avait la chance (et le malheur) de poser les yeux dessus. Un visage effilé, des yeux souriant d’une malice enfantine et rieuse, semblant n’avoir connu aucune corruption ni souffrance de leur existence. Et ce tic qu’elle avait... Elle retroussait son petit nez pour rire, sourire, jouer, jouir parfois...
Ce mouvement infime à l’échelle de la création mais qui pourtant devenait votre monde lorsque vous l’aviez remarqué. Ce mouvement que lui n’avait pas remarqué de façon consciente au début, puis quand Alex avait commencé à envahir son esprit (comme le font les femmes dans les pensées d’un garçon amoureux), cette image d’elle était ce qui revenait chaque fois.
Cette image l’avait suivi pendant dix-sept années. Le temps qu’il avait mis pour la recontacter après le lycée. Et elle le suivait encore aujourd’hui.
Il avait compris avec cette réminiscence, cet écho qui n’en finissait pas, pourquoi des hommes entraient en guerre. Emmenant avec eux des milliers de leurs compatriotes au carnage sans aucun scrupule. Il comprenait comment Hélène de Troie avait été le nœud central et le moteur d’une guerre entre valeureux guerriers et grands héros... Il n’avait qu’à rappeler à lui ce froncement de nez et plonger dans ce moment suspendu par la grâce pour savoir qu’il ferait tout, absolument tout pour revoir cette merveille sans pareille, et si possible, la contempler à jamais. Il savait, de façon plus ou moins consciente dix-sept ans auparavant, qu’il tuerait (et bien pire encore lui chuchotait une autre part de lui) pour garder Alex auprès de lui. Quand il en arrivait à ce moment de la boucle de ses ruminations, la tête du gars à côté d’Alex dans la voiture revenait aussi immanquablement. Et là...
Son imagination semblait ne possédait aucun filtre pour ce qui était de lui balancer des séquences violentes qui semblaient teintées d’un rouge écarlate sans concession. Les différents scénarios se succédaient, et tous avaient une fin terrible pour Mr. L’Enculé-de-service-je-vole-l’Amour-des-autres ; La plupart impliquant son visage déstructuré, détruit, pulvérisé et des tortures innommables qu’il espérait lui infliger.
Il ne se rendait pas compte qu’à ces moments son visage se contractait involontairement en un rictus. Certains monstres à l’apparence humaine, qui se cachent parmi nous depuis l’aube de l’humanité, tels que les tyrans ou les psychopathes, auraient compris la provenance primaire de ce rictus planté sur sa face.
C’est précisément pendant qu’un de ces rictus apparaissait que Paul, le barman, choisit d’aller voir son client pour lui demander de quitter les lieux...
8-Alex
En pénétrant silencieusement dans l’obscurité de la petite maison de Victor, l’odorat d’Alex fut immédiatement mis en alerte.
Lorsque l’on rentre chez quelqu’un que l’on connaît bien, il y a toujours un effluve, plus ou moins agréable, que l’on reconnaît immédiatement. Même si l’on ne le conscientise pas nécessairement.
Les sens d’Alex se trouvèrent ainsi mis à mal par les stimulations paradoxales entre ce que son corps percevait et ce à quoi son cerveau était habitué : la maison était quasiment toujours bien éclairée lorsqu’elle venait chez son fiancé.
Ce soir, la nuit dominait ; les meubles et la décoration (dont le peu venait d’elle, si elle avait laissé Victor faire, son lieu de vie aurait eu tout le minimalisme d’une maison japonaise) se découpaient noir sur fond de lumière orange pâle venant des lampadaires à l’extérieur de la maison. Le parquet reflétait cette teinte habituellement invisible.
Le bruit du vent dehors, sifflement habituellement si agréable lorsqu’elle se trouvait sous une couette, remplaçait la musique, le son de la télévision ou des conversations qui emplissait l’espace dans cette partie de chez Victor la plupart du temps.
Et surtout, ce fût l’odeur qui acheva de bouleverser les perceptions d’Alex. En temps normal, il régnait une senteur de bougies parfumées et de propreté, ainsi qu’une touche de « Victor ».
Odeur indéfinissable par des mots mais que son cerveau reptilien associait directement à lui et aux moments de bien-être partagés qu’ils avaient vécus ensemble ; une odeur rassurante...
Mais là, à cet instant précis, ce que son nez lui renvoyait comme information était tout, sauf rassurant. Une exhalaison d’alcool emplissait le séjour où elle s’était avancée sans même s’en rendre compte. Mais ce qui était caché
(tapi)
Derrière cet âcre relent fermenté était inquiétant. D’autant plus inquiétant lorsqu’on connaissait bien le propriétaire des lieux, pour qui l’hygiène était pratiquement une religion. De la sueur.
Une odeur de celle qui vous prend au nez et vous rend vaguement nauséeux : « Rien à voir avec ce qu’il dégage après une bonne séance d’entraînement » pensa-t-elle. Elle le savait, il existait différentes nuances dans la sueur dégagée par une personne, et celle-ci était celle de la maladie. D’une bonne grosse fièvre à patauger dans sa sueur toute une nuit à 40° en l’occurrence. Une odeur purement fauve dont l’épicentre était à priori, dans la chambre
(tanière)
à coucher sur sa gauche.
Et il y avait un autre parfum derrière, plus discret celui-ci, mais bien présent. Quelque chose de cuivré peut-être ?
Ses yeux commençaient à s’habituer à la faible luminosité ambiante et elle croyait discerner un désordre qu’elle avait rarement observé dans cette maison, excepté les soirs de beuverie entre potes, qui se faisaient de plus en plus rares ces derniers temps.
« Il a fait la fête avec qui, le Grand ? » se demanda-t-elle d’abord...
Puis sa voix croassa un pitoyable appel : « Nounours ?! »
L’assurance donnée par la colère qu’elle éprouvait en arrivant s’était complétement éteinte.
La maison plongée dans l’obscurité ne lui répondit pas. En entendant sa propre voix, Alex prit conscience de la peur qui s’était subrepticement insinuée en elle et qui maintenant était impossible à ignorer.
Elle chercha l’interrupteur le plus proche en marmonnant quelques paroles rassurantes pour elle-même. Elle le trouva de sa main droite en tâtonnant contre le mur.
Pendant de longues secondes son corps, guidé par son esprit en ébullition, s’attendit à ce que quelque chose s’attaqua à sa main, mais elle se força à continuer de chercher le bouton. Elle tremblait légèrement. Mais indéniablement.
« Qu’est-ce qui t’arrive ma grosse ? On dirait une lycéenne apeurée dans un Wes Craven...» se dit-elle avec une intonation de défi lancée contre elle-même. Ses doigts rencontrèrent enfin ce qu’ils cherchaient et firent basculer l’interrupteur.
La lumière aurait dû être la bienvenue, mais ce ne fût pas le cas. La puissante sensation que les choses clochaient fût rapidement transformée en certitude lorsque ses yeux se posèrent sur le bordel sans nom qui l’entourait.
Elle avait les dents serrées et un regard reflétant une intense concentration au moment où le lustre du salon s’illumina. Son corps affûté était en position défensive sans même qu’elle ait eu à lui à lui demander : un peu ramassé sur lui-même, campé solidement sur ses appuis, prêt à bondir et à se défendre si la situation l’exigeait.
En un court moment, cette attitude disparut. Sa bouche commença à s’ouvrir mollement, lui donnant un air perplexe, voire celui d’une personne ayant un léger dysfonctionnement mental (mais n’était-ce pas le cas après tout ? les choses dysfonctionnaient grave là, non ?).
Ses yeux, que la concentration avait plissés (lui donnant l’œil de faucon que n’aurait pas renié un Clint Eastwood dans « Pour une poignée de dollars ») s’agrandirent progressivement en même temps que sa mâchoire s’ouvrait.
Un jaillissement d’adrénaline contribua à les pousser délicatement hors de leurs orbites et à les faire briller plus que de coutume. Et son corps, lui, de manière paradoxale, ne bougea pas. Il resta en position, les muscles se contractant encore plus que dans le noir.
Si, à cet instant précis, quelqu’un s’était avisé de lui taper sur l’épaule par surprise (chose très peu probable étant donné les circonstances présentes, sauf peut-être dans un film d’horreur, où les gens semblaient se dire bonjour en se faisant sursauter beaucoup trop souvent), cette personne se serait très certainement vue, à son grand inconfort, dans l’obligation de faire un séjour longue durée à l’hôpital, peut-être même à la morgue ; car la mémoire musculaire d’Alex, combinée avec la force qu’elle aurait développée (en partie de par son entraînement rigoureux, et en partie par l’adrénaline qu’elle sécrétait) aurait presque à coup sûr provoqué une riposte rapide et très brutale sur une des parties vitales de l’anatomie de ladite personne.
Mais là, pour le moment, il n’y avait pas d’adversaire à combattre physiquement. Juste le chaos. Beaucoup plus difficile à appréhender qu’un homme seul...
9-David, client chez Paul
Ce soir-là, comme tous les vendredis, David était assis au comptoir de chez Paul, sirotant avec une lenteur calculée sa 3ème bière de la soirée. Au contraire des 2 premières qu’il avait pour habitude de s’envoyer rapidement pour ressentir les effets de l’alcool dans son organisme et la légère euphorie qui allait avec.
En entrant, il n’avait pas remarqué le type bizarre à l’autre bout du bar.
Normal. David concentrait essentiellement son attention sur un groupe de jeunes femmes qu’il avait repéré directement en entrant dans la salle éclairée comme un bloc opératoire (David ne comprenait pas pourquoi Paul voulait que son trou à rat soit ainsi mis en évidence aux yeux de tous, mais bon. Les goûts et les couleurs... Et du moment qu’il avait droit à un verre à l’œil de temps en temps...). De futures conquêtes ? Il aurait bien aimé ne serait-ce que l’espérer.
Malheureusement, ces derniers temps, force était de constater que la gent féminine ne s’intéressait plus beaucoup à lui et que l’inverse devenait vrai aussi. Et de toute façon, lui s’intéressait de plus en plus à sa loyale copine depuis plusieurs années déjà : la bouteille. Elle, elle ne vous brisait pas le cœur au moins. Si on avait de quoi payer, elle était présente pour vous changer les idées. Magique ! En tout cas ça avait le mérite d’être plus simple que les femmes.
Telles étaient ses pensées lorsque, aspirant machinalement du bout des lèvres la mousse qui était restée sur sa moustache, il aperçut le type en question.
Le gars semblait déjà grand et pourtant il était comme ramassé sur lui-même, piteux, comme prostré dans le coin du bar. Un coup d’œil à sa morphologie suffisait à David pour dire que cet individu avoisinait les 90 kilos, « et pourtant il est tout recroquevillé le copain », se dit-il, « si ça trouve il est encore plus massif qu’il en a l’air ». Un autre coup d’œil par-dessus son verre lui permit de discerner deux autres détails : d’une part, son visage était long et affûté comme une lame de couteau et les muscles de sa mâchoire semblaient contractés, comme en attestaient les bosses qui se dessinaient de part et d’autre de sa bouche serrée.
Cela signifiait très certainement que le monsieur était non pas gros, mais baraqué…
Pas de double menton ou de graisse apparente sur le cou mis en évidence par la lumière blanchâtre des néons.
D’autre part, son regard était parfaitement flippant. David aurait dit que la couleur de ses globes oculaires était proche d’une nuance écarlate. Et d’un bleu sombre au milieu. Il semblait fixer un vide que lui seul pouvait contempler.
Comme Paul, il avait l’habitude de voir des pochetrons gravement endommagés par la picole (notamment en se regardant dans le miroir), et celui-ci était différent des cas d’école que l’on observait au sein de la faune des habitués de comptoir.
Après de (très) longues heures passées accoudé au comptoir des bistrots, David avait développé au moins une chose (à défaut d’avoir développé ses capacités cognitives ou physiques) : le sens de l’observation. Et une chose était certaine, le « big guy » du bar n’était pas un habitué des cuites à répétition. Du moins pas de longue date car son visage n’avait aucune des caractéristiques inhérentes au difficile boulot d’alcoolo à temps plein. Pas de teint rougeau, de tâches ou de trace de vieillissement prématuré. Seuls ses yeux étaient typiques d’une forte concentration d’éthanol dans le système. « Donc, pas un joueur pro. Du moins pas encore… » marmonna pour lui-même David avec une certaine amertume.
Ensuite il s’attarda sur ses mains… Et ce qu’il vit alluma un signal d’alarme dans sa tête, pourtant agréablement légère après ses premiers verres : La peau recouvrant les phalanges du client mystère, alias « big guy », était blanche.
« Pas bon ça… » se dit-il en voyant avec un malaise grandissant qu’un rictus était en train de naître sur les lèvres pincées, tandis que le regard demeurait, clairement à des années lumières de la planète Terre. Possiblement de notre galaxie. Son malaise empirant de secondes en secondes, il observa, comme détaché de son corps, Paul se diriger résolument vers le big guy, avec une démarche qu’il voulait assurée mais qui n’était qu’un piètre simulacre de mâle Alpha en mode défense territoriale.
David voulut appeler Paul et lui dire de ne pas s’approcher de ce client qui était, de toute évidence, le véritable mâle Alpha au sein du rade. Et un Alpha vraisemblablement très, très nerveux et fortement imbibé : le cocktail idéal si vous vouliez vous assurer une soirée arrosée de sang sur le plancher.
Mais aucun son ne franchit ses lèvres. Peut-être aurait-il pu sauver Paul d’une mort ignoble s’il avait dit quelque chose. Mais non. Ainsi donc il fût témoin de la scène qui le hanterait pour le restant de ses jours sans pouvoir dire ou faire quoique ce soit.
Tout alla très vite, sauf si l’on se place du point de vue du pauvre Paul.
Ce dernier, après avoir fait résonner ses pas sur le plancher comme un éléphanteau pour annoncer son arrivée au big guy (qui manifestement ne soupçonnait même pas qu’un patron de bistrot contrarié du nom de Paul vivait dans le même espace-temps que lui) posa violemment ses mains de chaque côté du verre de whisky de son bourreau.
Paul eût simplement le temps de dire « écoute mon gars… », avant que sa voix finisse dans un cri strident de fillette brutalisée.
10- Alex
Il est difficile de concevoir ce qu’Alex ressentit en découvrant l’intérieur de la maison de celui qu’elle considérait comme Son Homme.
De la confusion serait un mot trop faible pour rendre justice aux émotions terrifiantes qui l’assaillirent à cet instant. Son esprit équilibré n’ayant rien vécu d’approchant de toute sa vie, Alex n’avait aucun point de repère auquel elle aurait pu comparer ce qui se passait en elle.
Certes elle avait eu son lot de chagrin et de douleurs psychiques et physiques, comme n’importe qui sur cette terre, mais elle avait toujours eu la chance de passer au large de la folie. Les deuils humains et amoureux qu’elle avait expérimentés n’avaient jamais été inattendus et, de plus, avaient été soigneusement pansés et digérés dans des cocons d’amour offerts par ses proches et son propre équilibre.
Ici, elle était seule face à quelque chose qui la dépassait, et elle commençait, bien malgré elle, à apercevoir des mécanismes enfouis profondément sous la surface de son quotidien. Bien entendu, elle aurait préféré ne jamais se rendre compte que cette mécanique monstrueuse, au-delà de tout entendement, régissait son existence dans le noir. Sans aucune notion de pitié ni de remords.
Pourtant, force était de constater que celle-ci était à l’ouvrage au sein même de sa vie. De sa vie de couple bordel !
Les nombreuses traces de sang semblaient le lui hurler à la figure en tout cas…
Alex fût prise d’une nausée brutale. Elle dégobilla ce qui restait de son goûter sur ses jolies baskets roses et or. Sans même avoir le temps de se pencher complétement pour évacuer les oursons en chocolats qu’elle s’était enfilés (avec une pointe de culpabilité mêlée de jubilation, comme d’habitude) dans ce qui semblait être un autre monde. « a long time ago, in a galaxy far, far away » pensa-t-elle, bizarrement hilare, entre deux contractions de son système digestif.
« alors c’est possible de dégueuler et de se marrer comme une tordue en même temps », se dit-elle, « j’avais vu des potes de Victor le faire mais que ça m’arrive à moi… J’aurais pas cru ». Des larmes brûlantes coulaient sur son visage dénué de tout maquillage. Elle commença à se rendre compte qu’elle ne respirait plus depuis un moment déjà et essaya d’avaler une goulée d’air frais pour y remédier mais une autre de ces contractions révoltantes l’en empêcha. Du coup aucune bribe d’air n’entra. Mais de la bile brûlante sortit.
La panique fit son apparition.
11- David, témoin oculaire
Il avait beau observer le grand type au type du bar depuis un moment, et avoir remarqué sa nature potentiellement explosive ; David ne se serait jamais attendu à ce qu’un homme de la taille et du poids de Victor, et de toute évidence correctement imbibé, puisse bouger avec cette rapidité.
David enregistra, pour son malheur, chaque détail de la scène avec une acuité aiguisée par le choc : la main droite du client jaillit dans un mouvement si vif qu’elle donna l’impression de devenir floue. Dans le même temps son regard se fixa d’un coup (sans plus être vague du tout cette fois), dans les yeux de Paul. Et, toujours en un seul mouvement qui ne pris finalement que quelques dixièmes de secondes, agrippa la nuque de Paul et abattît sa tête sur le comptoir avec une force proprement monstrueuse. Plus précisément sur le verre de whisky presque vide entre eux 2.
David n’avait jamais entendu un bruit comme celui-ci.
Et il ne voulait plus jamais en entendre de semblable.
Le puissant choc sourd sur le comptoir fût accompagné du son du verre brisé… Et d’un autre… Difficilement définissable, mais qui devait être le bruit de morceaux de verre endommageant et raclant un crâne humain entouré de peau.
Un crâne manifestement vivant. Lequel se mit à produire un autre son que David n’avait jamais entendu non plus. Un hululement sortait de la gorge de Paul, et il ne semblait pas vouloir s’arrêter, au mépris de la quantité d’air normalement disponible dans ses poumons.
Le cinglé ne s’était même pas levé en fusionnant le visage de Paul avec son verre et le comptoir.
Tout en maintenant, et même en renforçant, son étreinte sur l’arrière du cou de ce malheureux, il se campa sur ces jambes (parfaitement stables à présent), le tabouret giclant littéralement de sous lui.
Le bar entier s’arrêta. Simplement s’arrêta. La dizaine de personnes présentes ce soir-là se tut simultanément.
Les chopines restèrent en l’air. Les clients étaient tous pétrifiés. Les regards étaient tournés vers la scène de massacre qui avait lieu en exclusivité sous leurs yeux effarés.
La bande-son était assurée par Paul seul. Un cri apparemment sans fin sortant de lui. Big guy le regardait. Le rictus exsudant la sauvagerie emplissant son visage. Sa main le plaquant toujours sur le comptoir qui commençait à suinter du sang.
Puis Paul dût prendre une goulée d’air (accompagnée de verre pilé probablement). Le silence ne fût pas long et la suite s’enchaîna dans une chorégraphie qu’on aurait pu croire parfaitement rodée tellement elle fût fluide : les clients se levèrent et se jetèrent vers la sortie. Sans autres effets sonores que le grincement et la chute de chaises (« tiens ? même pas une connasse pour sortir un cri comme dans les films ? » eût le temps de penser David, tétanisé sur son tabouret) et les claquements de chaussures sur le plancher.
Le psychopathe (dont le nom était Victor, David l’apprendrait plus tard, au poste de police), commençait à manifestement être irrité par le tapage de Paul, qui tressautait de façon désordonnée (sans que la poigne d’acier de son bourreau en fût aucunement affectée, ce qui avait pour résultat que le haut du corps du barman, qui était plaqué au comptoir, et le reste de son anatomie semblaient indépendants l’un de l’autre) probablement pour échapper à son calvaire en même temps qu’il continuait (sans avoir l’intention d’arrêter semblait-il) à produire quantités de sons sortis en direct de l’Enfer dans lequel il se trouvait.
David comprit ce qui allait se passer. Il sut que le type avait prit la résolution de détruire ce qui provoquait cette gêne. Il le vit se ramasser sur lui-même, agrippant dans le même temps la tête de Paul avec ses deux mains cette fois, il releva le corps convulsé du barman de toute la longueur de ses bras, prenant son élan. Le visage du barman n’était déjà qu’une plaie, ses yeux, sa bouche et son nez en bouillie. David remarqua, avec horreur, qu’un œil pendouillait au bout de son nerf optique et descendait vers la bouche élargie par un sourire éternel, qui semblait faire passer celui du Joker pour être chirurgical.
Et Victor aplatit à nouveau sa victime sur la surface dure et criblée d’éclat coupant du bar. Avec plus de puissance encore qu’à la première tournée. Et cette fois en y mettant tout le poids de son propre corps.
Quelque chose cassa. « Un tas de choses même », pensa David.
Des éclats de bois verni, de sang et de whisky giclèrent en tous sens. Le corps de Paul encaissa ce nouveau choc avec soulagement, semble-t-il, car il se relâcha d’un coup. Et, surtout, les affreux hululements cessèrent (Paul essayait apparemment d’appeler sa maman dans les derniers effroyables instants de sa courte vie, il avait 26 ans).
La chose en forme d’homme qui avait fait ça sembla satisfaite (le rictus effroyable se détendît un peu), et se dirigea doucement vers la sortie. Sans un regard pour l’atrocité qu’elle venait de commettre, et sans même remarquer David qui, immobilisé et tremblant sur son tabouret, sentit la mort l’effleurer très concrètement lorsqu’elle passa à côté de lui pour se diriger vers la porte.
12- Alex
Rien n’existait excepté le manque d’oxygène. Et avec lui la terreur. Si elle ne parvenait pas à prendre une goulée d’air dans les prochaines secondes, elle allait s’évanouir et probablement mourir sur le carrelage. Sa cage thoracique lui donnait l’impression d’être comprimée au point de ne rien plus rien contenir si ce n’était son cœur pompant la douleur. Ses yeux semblaient essayer de s’échapper de leurs orbites tandis qu’elle tentait d’inspirer pour sa vie. Sa bouche qui contenait de la bile brûlante se déformait pour faire passer ne serait-ce qu’un mince filet d’air.
A plusieurs reprises, elle concentra toute sa volonté pour respirer. Mobilisant chaque parcelle d’elle-même pour y parvenir. Mais rien ne semblait y faire. A bout de forces, elle tomba à genoux sans réellement s’en apercevoir.
Venu de nulle part un disque blanc s’épanouit à une vitesse alarmante dans son champ de vision, signifiant très clairement qu’Alex touchait à sa fin. Elle pensa : « Pas déjà. Non. C’est pas possible », et soudainement, son corps se débloqua.
D’abord une très petite quantité d’oxygène trouva son chemin, sa gorge se décontractant légèrement pour le permettre. Le disque blanc arrêta sa progression. Alex continuait à lutter pour respirer mais elle sut qu’elle avait remporter cette manche.
Puis vint la libération. Agitée de soubresauts, elle fût capable de prendre une énorme inspiration. Telle une naufragée frôlant la noyade. Le blanc qui envahissait sa vue quelques secondes plus tôt retourna au néant auquel il appartenait.
Le temps reprit un cours qui s’était stoppé. « Quel genre de Démiurge sadique a décidé que la peur et la douleur s’étiraient pour prendre des airs d’éternité à l’instant où ils se produisent ?» fût la question que se posa Alex pendant qu’elle reprenait son souffle avec une amère gratitude.
Ses pas la menèrent droit vers la salle de bains. Rétrospectivement, elle se demanderait ce qui l’avait poussée à y aller. Et la réponse était très prosaïque : c’est simplement le premier endroit dans une maison où l’on va lorsque les choses dérapent, ne serait-ce qu’un tout petit peu. C’est là que maman ou papa vous soignent les bobos. C’est dans ce sanctuaire que l’on se réfugie pour se débarrasser des fluides corporels qui cherchent à sortir ou pour avaler les médicaments qui vous soulageront. Bref, c’est sensément une douce oasis de repos et de réconfort qui fait partie de notre quotidien.
Alex allait découvrir qu’il vaut mieux éviter de prendre ce genre de choses pour acquise.
13- Victor
Victor errait sur les trottoirs humides baignés de la faible lueur orangée de l’éclairage de la petite ville. Son esprit lui avait offert un moment de repos après être sorti du bar. Quoiqu’il se soit passé là-bas, cela lui avait fait du bien. Il avait discuté avec le barman non ? La boucle infinie de ses ruminations aux allures de cauchemar de rêve éveillé s’était stoppée. Sans doute l’alcool qui faisait enfin l’effet qu’on attendait de lui, même si à cet instant il sentait étrangement moins ivre. Il était certes confus mais également plus léger. Il parlerait à Alex et elle lui expliquerait ce qui ne pouvait être qu’un malentendu.
« Un malentendu qui a failli flinguer ma santé mentale, j’en ai bien peur ! » et il rit fort. Seul avec le bruit de ses pas sur le bitume.
Des sirènes de police hurlaient au loin. Victor riait. Ses pas, inéluctables et aussi mécaniques que les rouages du destin, le ramenaient vers sa maison.
14- Alex
Comme la plupart des gens en allumant la lumière de la salle de bain, Alex ne s’attendait pas à découvrir un corps. Pourtant il ne faisait aucun doute qu’une personne se trouvait dans la baignoire. Et elle était positivement certaine, au premier coup d’œil, que la personne en question était décédée. Et pas de sa belle mort.
Les restes de la femme semblaient avoir été jetés nonchalamment ici. « Peut-être parce qu’elle faisait désordre dans le salon » pensa Alex, qui était dans le monde merveilleux de l’état de choc : ou rien ne semblait réel et ou rien n’avait d’importance. Pourquoi un rêve en aurait ?
Le visage du cadavre était partiellement détruit. Littéralement enfoncé par endroits, donnant à sa tête une forme des plus étranges, contre-nature. Et il semblait qu’il manquait de la peau au niveau du cou. Vu la forme des mutilations, elle pensa immédiatement à des morsures.
Comme elle était nue, elle restait facilement identifiable en tant que femme, mais seulement à l’aide de son corps, relativement intact excepté là encore quelques bouchées manquantes, son bras droit qui formait un angle inhabituel et les hématomes sur ses côtes et son ventre. Il y avait du sang un peu partout mais pas en grande quantité. La boule de vêtements au sol en était un peu imbibée. Mais c’était à peu près tout niveau hémoglobine. Elle ne saignait plus en arrivant dans la baignoire.
La mise à mort avait eu lieu ailleurs apparemment.
Dans la pile de vêtements en question, elle crut en reconnaître qui appartenaient à Victor… C’est fou les détails que l’on remarque au sein même d’un mauvais rêve parfois ! « Fascinant » souffla Alex, l’air sincèrement perplexe.
Elle était là, avec la sensation d’être en apesanteur, les bras stupidement collés le long de son corps, ses yeux écarquillés fixant le corps entassé sous la lumière cruelle du puissant néon fixé au-dessus du miroir quand une partie d’elle-même essaya de l’avertir qu’elle ne dormait pas, mais était au contraire bien éveillée.
Elle essaya de faire taire cette voix qui lui assénait une vérité qu’elle refusait d’accepter. Pourquoi une femme morte se trouverait-elle chez Victor ? Cela n’avait strictement aucun sens. Pourtant des pièces du puzzle commençait à se mettre en place.
« Pour un rêve, c’est drôlement réaliste tu ne trouves pas ma chérie ? » intervint une voix dans sa tête, « L’odeur de décomposition et le léger bourdonnement du néon… Tes produits de beautés bien en ordre sur l’étagère à côté du miroir… Sans compter l’arrière-goût de vomi dans ta bouche. Ça commence à faire beaucoup de détails particulièrement réalistes quand même… Moi je m’inquiéterais. Je paniquerais si j’étais toi, Alex » la voix ressemblait à s’y méprendre à celle de sa mère quand elle lui expliquait des choses simples, et qu’elle prenait ce ton indiquant qu’elle s’adressait à une personne ne possédant pas toutes les facultés mentales qu’on attend d’une jeune fille bien élevée… Ce qu’elle haïssait cette voix !
« Lâche-moi maman, s’il te plaît » articula-t-elle sans réelle conviction. Sans s’en rendre compte elle était en train de reculer. Son pied se posa sur quelque chose de non-identifié qui produisit un crissement désagréable contre le carrelage. Elle baissa les yeux et écarta sa jolie basket vers l’extérieur et vis des dents baignant dans une minuscule quantité de sang.
La phase de déni induite par l’état de choc se fractura. Son cœur sembla bondir dans sa poitrine, là où elle l’avait oublié. Elle prit une grande inspiration chevrotante, le regard fixé sur les dents par terre. Elle ressentait à nouveau son corps dans son ensemble et la confusion provoquée par les prises de conscience successives était vertigineuse. Il n’y avait pas trente-six raisons pour qu’un corps se trouve ici. Un meurtrier l’avait mis là. Un fou dangereux. Et un pas très organisé manifestement.
Je refuse de croire que c’est Victor. Non m’man. Pas moyen sur ce coup-là.
Elle referma encore une fois la porte noire qui ouvrait sur le « puzzle Victor ». Puis la verrouilla.
La question était de savoir qui était ce malade. Et probablement plus important encore : où était-il à cet instant ?
Le bruit d’une clé pénétrant dans la serrure de la porte d’entrée répondit à sa question muette.
15- Victor
En arrivant à proximité de son lotissement, Victor savait que quelque chose était sur le point de terminer.
Il aurait été bien en mal de savoir comment ni pourquoi, mais le sentiment était là, indéniable, et lui apportant un soulagement qu’il avait attendu sa vie entière sans même en avoir conscience.
Une part de lui, qui avait été constamment sur le fil, était libérée. Toutes ses compulsions et ses obsessions qui formaient auparavant son unique et puissant moteur n’étaient plus. Il marchait seul dans la nuit venteuse, sans se soucier de son emploi du temps, de son ménage ou même de son entraînement qui confinaient au fanatisme. Seul dans une rue où les fenêtres éclairées abritaient des vies qui étaient le résultat de conflits immémoriaux entre Lumière et Ténèbres. Un monde renfermant d’autres mondes intérieurs, innombrables, dont l’essence même étaient la lutte constante de forces opposées. Cette friction perpétuelle ne servait pas un objectif précis ou défini. Bien sûr que non. Puisqu’un univers sans Mal serait vain, sans relief ni passion. Tout comme il le serait si le Bien le quittait et que seule subsistait une Nuit uniforme et infinie. La raison d’être de toute chose était ce combat sans fin. Les étincelles qui jaillissaient entre l’Ordre et le Chaos étaient la Vie.
Il n’était qu’une de ces étincelles. Propulsée sans destination apparente mais habitée d’une conscience elle-même en constante guerre intérieure. Pour lui, cette guerre prenait fin ce soir. D’une manière ou d’une autre. Il acceptait sa nature éphémère. Et que la fin soit douce ou brutale, il l’accueillerait comme il se devait. En embrassant son être profond. Quel qu’il fût.
Mais malgré cette épiphanie temporaire qui faisait disparaître les chaînes enserrant son cœur, malgré la subite acceptation de sa destinée, il demeurait comme étranger à lui-même. Le doute subsistait en lui : la conscience de ce qu’il était, de ce qu’il devenait, et des choses qu’il avait faites (notamment au cours des dernières vingt-quatre heures) lui était inaccessible. Une ultime serrure était soigneusement posée sur ses souvenirs. Il savait qu’elle sauterait en temps voulu mais il n’en demeurait pas moins que cette obscurité irrévélée le dérangeait.
Son corps semblait détaché de son esprit à présent. Il se voyait avancer sans pour autant être aux commandes. Une pulsation sombre et pourtant agréablement familière couvait dans son ventre. Il comprit que c’était elle qui ferait sauter le verrou qui l’empêchait d’être complet. Il en éprouva de la gratitude.
Peu importait que sa mémoire soit brouillée, son esprit altéré et son corps comme doué d’une volonté propre. Il savait, en remontant son allée et en sortant ses clés, que tout était à sa place.
16- Alex et Victor
Alex se faufila vers le garage, aussi rapide et silencieuse qu’une musaraigne.
Victor ouvrit la porte qui finalement n’était pas fermée à la clé et s’aperçut que la lumière était allumée. Aucune surprise ne se lisait sur son visage apparemment paisible quand il referma derrière lui. Il s’arrêta dans le corridor menant au salon et là il renifla ostensiblement le nez en l’air ; instantanément son visage se durcit. Ses yeux, qui quelques secondes plus tôt respiraient le calme et la tranquillité d’esprit, devinrent comme vidés de leur substance. Ses iris claires s’assombrirent et son buste puissant commença à se soulever. Fort et régulier. Il se dirigea lentement devant lui.
Alex était en train de refermer doucement derrière elle la porte du garage, au fond du salon, hors de vue depuis l’entrée quand elle entendit les pas de Victor dans la maison. Un soulagement indéniable se lut sur son visage et elle rebroussa chemin pour aller à la rencontre de l’homme en qui elle avait le plus confiance sur cette terre.
« Nounours ! Oh putain t’es là ! Je sais pas ce qui… », Alex se figea, son soulagement audible dans son débit précipité fit place à la perplexité quand son regard se posa sur l’homme devant elle : « Victor ? Qu’est-ce que… »
Victor lui faisait face depuis l’autre côté du salon. Le canapé et le capharnaüm composé de bières vides, de bouts de chair, de sang et de vomissures les séparait. Soit environ 5 mètres. Ses cheveux blonds mi-longs habituellement bien coiffés se répandaient sur les côtés rasés de son crâne. Ses yeux rougis semblaient avoir cessé de cligner et leur joli bleu clair s’était changé en un bleu profond que l’on trouve seulement en descendant vers les abysses d’un lac profond. Et puis il y avait le sang sur son visage. Du sang qui ne semblait venir d’aucune coupure ou écorchure visible. Et du sang sur ses mains.
La perplexité d’Alex se mua progressivement en horreur à mesure que l’évidence lui apparaissait.
Ceci dit, son instinct ne l’avait pas trompé. Il y avait bien une bête sauvage tapie dans l’ombre quelque part. Et elle lui faisait face. Seule.
17- Victor
La sensation de paix intérieure que ressentait Victor en rentrant chez lui se brisa nette au moment où il détecta le parfum d’Alex dans le corridor. Alors qu’une seconde plus tôt il était animé des meilleures intentions qui furent, l’odeur, elle, se fraya un chemin directement vers son cerveau reptilien.
Ses pensées, qu’il imaginait cohérentes, étaient fragmentées de telle sorte qu’elles ne pouvaient pas réellement interagir entre elles, et ainsi construire un schéma synthétique qui lui aurait montré la vérité sur ce qu’il devenait.
Malheureusement pour Alex, c’était la partie la plus enfouie du cerveau de Victor qui lui dictait ses impératifs monstrueux. Et cette partie réagissait violemment sous l’effet de la senteur sucrée de son parfum qui flottait.
Celle-ci lui avait rappelé la profonde morsure de la trahison qu’il avait ressentie la veille, en la voyant dans la voiture avec un autre homme. Cette morsure qui avait creusé un trou si profond dans son cœur lorsqu’il était enfant et que sa mère l’avait, elle aussi, trahi et abandonné.
Son existence avait été, depuis lors, une fuite en avant de 30 années. Il avait consciencieusement comblé le vide en lui en travaillant dur, en s’entraînant et en prenant soin de ne pas s’arrêter en route et de se retrouver seul face à lui-même pendant trop longtemps. Alex était une de ses nombreuses obsessions qui le poussaient en avant.
Mais le vide a cette fâcheuse particularité de ne pouvoir être rempli. Et cette douleur, enfouie il y a longtemps, avait pourrie. Elle était à présent devenue un poison létal et était revenue à la surface. Elle avait pris la forme de la fureur blanche et aveugle de Victor. Par un processus implacable, celle-ci était attisée jusqu’à ses racines par l’apparition d’Alex devant lui : le fait de la voir, de l’entendre et de la sentir le renvoyait au petit garçon désemparé et sans défenses qu’il était. Ce petit garçon était meurtri de la pire des manières possible. Il était seul au milieu des autres dans un foyer d’adoption sans amour. Il n’avait personne vers qui se tourner si ce n’était lui-même et le vide béant qu’il portait. Il n’y avait pas de réconfort ou d’échappatoire. Pas de solution ou de raison.
Ce petit garçon réclamait une compensation pour la souffrance qu’il subissait sans cesse. Et la chose qu’était devenue Victor comptait bien la lui offrir. En broyant cet ange d’os et de chair qui osait se tenir devant lui.
18- Alex
Alors qu’elle avait cru le cauchemar terminé en identifiant sans doute possible les pas de Nounours dans le couloir, Alex avait compris en quelques instants de terrible lucidité qu’il n’en était rien.
Car l’homme qui se tenait dans le salon n’était pas Nounours.
Certes il en avait partiellement l’apparence ; mais à un niveau qu’elle ne comprenait pas, elle sentait l’altérité fondamentale de la personne
(La bête)
qui se tenait dans l’entrée. Si elle reconnaissait sans peine les traits du visage ainsi que le corps ou les vêtements, la ressemblance s’arrêtait là ; le regard, la posture et la façon de se mouvoir étaient révélateurs de ce qu’elle sentait au fond d’elle.
Elle faisait partie des rares personnes qui parvenait à s’inscrire dans l’instant présent sans difficulté, accueillant naturellement les nouvelles difficultés qui se présentaient et ne s’attardant que très peu sur le passé. C’était une des choses qui avaient séduites Victor il y avait de nombreuses années. Maintenant que la menace était tangible, Alex avait retrouvé un curieux calme (plus rien à voir avec la panique qu’elle avait ressentie plus tôt) et commençait à jauger la situation et la personne qui venait d’entrer.
Le regard était teinté de rouge, sombre malgré le clair de ses yeux. Il la fixait avec un mélange d’avidité et de dégoût qu’elle n’avait jamais vu dans ces yeux. Elle ne souvenait pas avoir vu cela avec une telle intensité chez qui que ce soit d’ailleurs. Et même si la chose avec l’apparence de Victor ne semblait pas complètement stable sur ses pieds, elle était prête à bondir. Elle semblait ramassée sur elle-même mais, par des signaux contradictoires, le manque apparent de stabilité (une légère oscillation du haut du corps) semblait comme feint, ou exagéré. Les appuis restaient en fin de compte souples et dangereux, elle en était persuadée. Le fléchissement maîtrisé des articulations en témoignait. Ainsi que cette manière de rester comme fixé sur un objectif, qui par le plus grand des hasards s’appellerait Alexandra Boucher par exemple.
« Pas un objectif : une proie. Tu peux le dire carrément ma grande, faut voir les choses en face maintenant » pensa-t-elle, la perception acérée acquise par l’entraînement prenant de plus en plus le pas sur la peur qu’elle éprouvait.
L’impression générale dégagée par la Chose ou la Bête (elle se refusait à y penser comme à Victor, impossible) était donc une singulière étrangeté, difficile à appréhender car faite de paradoxes, mais elle était dangereuse. Et cette fois elle venait la chercher.
19- Victor vs Alex
Victor se mit en mouvement par un appui brutal sur le plancher du salon qui résonna sourdement sous sa masse. Il chargea directement Alex, sans stratégie apparente, les veines son cou et de son front gonflées et palpitantes. Chaque fibre musculaire de son corps tendue vers un but unique : la briser.
L’espace du salon était suffisant pour permettre à Alex de manœuvrer et d’esquiver son adversaire.
Elle feinta sur sa gauche, faisant mine de retourner vers la porte du garage, et Victor suivit cette trajectoire pour essayer de la couper, heurtant au passage la table basse en bois de son tibia. Il en fut légèrement déséquilibré, et Alex fit basculer son centre de gravité vers la droite pour s’élancer vers le couloir au bout duquel se trouvait la seule sortie disponible. Déboussolé par le changement de direction subit d’Alex, Victor tenta lui aussi de modifier sa course mais cela acheva son équilibre déjà précaire et il se retrouva avec un genou au sol. Son corps ne lui répondait pas comme il aurait dû sans qu’il en comprenne les raisons. L’alcool faisait son œuvre. Mais cela n’avait aucune importance car sa cible avait le champ libre pour s’enfuir et c’est ce qu’elle faisait. Alex avait commencé son sprint, à la fois sèche et aérienne, et d’ici deux ou trois enjambées elle serait hors de portée derrière le mur du couloir. Toujours sans réfléchir, il saisit le premier objet à sa portée sur la table basse, qui s’avéra être un lourd cendrier en marbre qu’Alex lui avait offert il y a deux ans, et le lança dans sa direction avec toute la force, induite par la frustration, que lui permettait sa position au sol.
Il l’atteignit au genou.
La douleur explosa au-dessus du tibia et le corps d’Alex refusa de continuer à utiliser sa jambe droite. Elle s’emplafonna dans le mur à sa droite, s’enfonçant dans le placoplâtre jusqu’ à sentir le léger amorti de la laine de verre. Elle hurla, plus de rage que de douleur et tenta de se remettre immédiatement debout. Elle était en train de s’arracher au trou dans le mur, du sang commençant à s’écouler des coupures provoquées par des fragments de mur sur son visage, quand elle vit la grande silhouette au bout du salon se relever et se diriger vers elle. Sans courir et le rictus aux lèvres.
Alex produisait des sons qui tenait plus de l’animal que de l’humain tandis qu’elle s’extirpait de sa position plus que délicate. En s’entendant pousser ces éructations, qui, peu importe le contexte (à part peut-être un concert de Death Metal), étaient terrifiantes, une pensée totalement improbable, mais pourtant très claire, lui traversa l’esprit :
« ça fait pas très jeune fille comme il faut ça ? Hein maman ? ».
Quelque chose qui ressemblait vaguement à un ricanement sorti de sa gorge. Puis elle réussit, dans sa pure volonté de survie, à se sortir du trou et à s’appuyer sur ses deux jambes. La douleur, après avoir été éclatante pendant quelques instants, était en sourdine pour le moment, mais sous son survêtement, le genou commençait déjà à enfler méchamment… Elle ne pourrait peut-être pas sprinter mais…
Victor l’attrapa par derrière, lui plaquant les bras le long du corps en l’enserrant de ses deux bras puissants. Il n’y a pas si longtemps, ce doux entremêlement de leurs deux corps était agréable et réconfortant pour eux deux. En cette soirée, où l’entropie prouvait une fois de plus qu’elle avait le dernier mot, leur contact était froid et révoltant.
La riposte fut rapide et brutale.
Alors qu’il commençait à la lever du sol, Alex, du plat de chaque main, claqua l’entrejambe de son agresseur, porta un coup de talon droite au tibia, puis un second coup de talon gauche sur l’autre pied. L’emprise se desserra suffisamment pour qu’elle dégage son bras droit par-dessus celui qui la tenait et le coude jaillit, précis et affuté, dans le nez qui craqua. Elle profita de l’ouverture ainsi créée pour lui saisir la main droite de ses deux mains et, en se retournant, porta une clé qui lui plia les doigts d’une façon que la nature n’avait pas prévue. Autre craquement sec de brindilles qui cèdent. Alors que le corps du prédateur était à présent devant elle, amené à genoux par sa manipulation virtuose, elle enchaîna avec un coup de tibia dans les côtes (pas aussi puissant qu’elle aurait voulu à cause de son genou droit), un direct du droit encore sur le nez d’où du sang jaillissait et enfin un crochet du gauche parfaitement exécuté sur l’œil droite.
Ce dernier coup venait des tripes. Toute la tension de son corps induite par l’adrénaline ainsi que son poids porté sur un point précis. L’arcade sourcilière s’effondra en fermant l’œil dessous. La vélocité de l’enchaînement et la pure violence du crochet final mirent l’homme, proche du quintal, au sol.
Pourtant il tenta aussitôt de se remettre sur ses jambes. Mal lui en pris car Alex s’attendait à une telle réaction. La pointe de son coude droit le cueillit juste sur le coin gauche de la mâchoire. Là encore, la frappe fut dévastatrice. Un claquement mat et presque dérisoire se fit entendre lorsque celle-ci se décrocha. Elle aurait normalement utilisé son genou mais la douleur l’avait instinctivement poussée à utiliser cette option. Elle était correctement en appui sur sa jambe gauche et le mouvement de torsion de son buste était affûté depuis des années sur des sacs de frappe.
Victor s’écroula bruyamment au sol.
Elle l’avait mis au tapis en 8 secondes.
20- Alex
Alex ressentit une joie noire et bestiale, héritière directe de la Femme des Cavernes qui était en elle. Elle hurla des sons inarticulés au visage du type au sol. De grosses larmes coulaient sur son visage déformé par la folie sans même qu’elle s’en rende compte.
Un court moment après, ayant vidé ses poumons, elle contemplait son œuvre, qui se tortillait au sol, essayant de se relever en tenant son visage ensanglanté d’une main et son entrejambe de l’autre. La main droite de son agresseur était tremblante et prolongée par des doigts déformés. C’est alors qu’elle prit de plein fouet la réalité de ce qui arrivait entre ces murs.
Si son instinct lui avait hurlé que le dangereux individu qu’elle affrontait n’était définitivement pas le garçon dont elle était tombée amoureuse quatre ans plus tôt en le revoyant à une fête foraine, ce que ses sens lui racontaient était une autre histoire. Le type qui s’était jeté sur elle dans l’intention évidente de la mettre en morceaux était bien Victor. Autre hypothèse : un jumeau dont elle n’auarait jamais entendu parler, habillé avec les vêtements de son frère, et qui passait par la maison de ce même frère par hasard ? Non. Elle savait déjà, au fond d’elle, que c’était Victor. Son cerveau avait simplement fermé cette fenêtre car elle était un frein à sa survie. Un luxe qu’on ne pouvait pas se payer lorsque l’on découvre un cadavre et celui qui l’avait fabriqué au même endroit. Pas le temps de résoudre des puzzles.
Quelle ignoble transformation s’était produite dans ce corps torturé ? Comment un homme discret, tendre et attentionné devenait du jour au lendemain une bête assoiffée de sang et douleur ? Elle osait à peine l’entrevoir. C’était un concept totalement hors de sa portée. « Et tant mieux » se dit-elle, le regard fixe et dans le vague, le visage baigné de larmes. Pourtant il n’était pas encore temps de pleurer. Il lui restait des choses à faire. Mais lesquelles ? Il fallait qu’elle réfléchisse alors qu’une immense fatigue s’emparait d’elle et que son genou commençait à lui hurler sa douleur au travers de son système nerveux encore hébété par les événements.
21- Victor
La douleur était abominable, multiple et elle lui donnait carrément la nausée. Il aurait volontiers voulu tomber inconscient pour lui échapper.
Mais cette douleur n’était rien en comparaison de ce qui arrivait à son esprit.
La violente raclée au premier round qu’il avait reçue avait eu pour effet d’éteindre sa folie furieuse et de défragmenter sa mémoire.
Et les vérités qu’il devait affronter étaient bien trop terribles pour être appréhendées. Il était un monstre. Un pur cinglé sadique et incontrôlable. Les souvenirs de la veille au soir affluaient en même temps que ceux de sa journée. Et c’était l’enfer. Même les choses qu’il pensait au moment des faits lui revenaient, mais à présent avec le recul de quelqu’un qui serait comme étranger aux scènes qui s’étaient déroulées. Cette pauvre fille qu’il avait ramenée chez lui hier soir, bien décidé qu’il était à se mettre une cuite pour oublier et baiser pour se venger. Elle pourrissait dans une baignoire parce qu’elle avait eu une mimique identique à celle d’Alex lorsqu’ils faisaient l’amour. Son nez. Son putain de nez s’était retroussé.
Certains points restaient néanmoins flous (pas assez à son goût) mais il savait qu’il avait voulu la dévorer à même le lit (« oui. Tu as voulu la bouffer. Comme une putain de bête sauvage, Victor ») et que, à un moment, il en avait eu marre qu’elle se débatte. Et… Il avait fallu la faire taire. Et le barman de ce soir ? Il l’avait tué pas vrai ? (« tu l’as pulvérisé sur son comptoir Victor. Bien sûr qu’il est mort. Ça te revient comme ça ? »).
« Seigneur Dieu, Tuez-moi sur le champ je vous en supplie » essaya-t-il d’articuler au travers du sang qui coulait de sa bouche, son nez et son œil, juste avant de dégobiller devant les pieds d’Alex qui le regardait, avec l’air perdu, triste et lointain de quelqu’un en deuil.
22- Alex
Il fallait qu’elle prenne son téléphone et qu’elle appelle la Police. Voilà ce qu’elle devait faire.
Mais pour le moment elle était immobile. Elle se sentait comme étrangère à la situation et à son corps douloureux. Quelque part en elle, un autre combat se déroulait pour essayer de comprendre ce qui s’était produit dans cette maison. Ce qui s’était produit en Victor.
Il y avait des éléments qu’elle avait volontairement occultés aux cours des quatre années passées avec Lui. Maintenant qu’elle y repensait sous un nouvel éclairage, il semblait qu’il savait des choses sur ce qui lui était arrivé entre le lycée puis leurs retrouvailles, dix-sept ans plus tard. Elle s’était dit qu’elle avait mentionné ces faits devant lui à un moment ou à un autre et était passée à autre chose à chaque fois qu’il lui arrivait de parler de telle voiture qu’elle avait eue ou de l’appartement qu’elle habité à telle époque. Elle était naturellement confiante envers les gens. Et n’avait pas relevé. Et il semblait étrange et distant lorsqu’elle lui parlait de son ex-amoureux, qui était mort dans un étrange accident de la route quelques années plus tôt… Elle s’était dit qu’il ne savait pas quoi lui dire, qu’il était gêné. Et si…
Les réponses qu’elle entrevoyait ne lui plaisaient pas du tout. En fait elles l’horrifiaient carrément. Elles remettaient en cause le monde tel qu’elle l’appréhendait. Révélant les mécanismes qu’elle refusait de voir, et encore moins de comprendre.
Elle le regardait régurgiter un liquide bileux et alcoolisé à ses pieds. Du sang s’y mélangeait en de petits chemins sinueux et torturés sous ses yeux éteints. Elle ne recula pas au moment où l’odieuse matière atteignit ses chaussures et que l’odeur agressa littéralement ses narines ; ce soir elle semblait immunisée contre ces inconforts, qui, en temps normal, suscitait chez elle une aversion viscérale. Victor semblait essayer de parler mais elle ne comprenait pas les mots qu’il essayer de formuler entre deux hoquets sanglotant.
Que lui avait fait la femme dans la baignoire ? Et elle, Alex, que lui avait-elle fait bon sang ?! On ne massacre pas les gens pour une contrariété pas vrai ? Quelle quantité de haine et de colère faut-il avoir en soi pour en arriver à prendre la vie de quelqu’un ? De cette façon !? C’était totalement fou. Oui c’était ça. Il avait été atteint de folie ! Bon d’accord, mais ce n’était pas comme choper un virus n’est-ce pas ? Il y a des signes précurseurs, des événements déclencheurs… On ne se mettait pas à faire de telles choses du jour au lendemain sans raison.
« c’est lui qui a causé l’accident de Christian ma chérie ». Elle ne sut pas quoi répondre à la voix de sa mère cette fois.
Même ces gamins américains totalement cintrés ne débarquaient pas un jour dans leur école avec des fusils automatiques, abattant méthodiquement profs et élèves, juste parce que la météo du jour était mauvaise, pas vrai ? Il y avait tout un tas de facteurs qui conditionnaient ces gens à passer à l’acte : certains étaient tout à fait obscures mais ils avaient souvent en commun de profondes souffrances dans leur vécu qui expliquaient (au moins en partie) leur geste.
Elle n’avait rien vu. Comme les victimes de ces tueries.
« Qu’est-ce que je t’ai fait Victor ? ». Les mots étaient sortis de sa bouche sans qu’elle en ait eu l’intention. Il ne semblait percer aucune émotion particulière dans cette question. Comme une enfant hébétée ne comprenant pas pourquoi on venait de lui faire mal. Elle ne s’attendait pas à une réponse mais Victor essaya pourtant de parler :
« Ou-oi u ma a-an-o-é ? », puis après avoir craché encore un peu de bile, »u ma é maaaaal A-eeeex !» qui se termina en un pathétique gémissement douloureux à entendre. Sa mâchoire rendait sa diction plus qu’approximative, et le ton était celui d’un gosse blessé, pourtant Alex comprit (« pourquoi tu m’as abandonné ? Tu m’as fait mal Alex ! ») :
« De quoi tu parles ? Je ne t’ai pas abandonné, enfin ?! », elle-même se sentait stupidement sur le point de s’excuser pour l’avoir brutalisé. Mais c’était n’importe quoi ! C’était lui le meurtrier ! Dans quel état serait-elle si elle l’avait laissé faire ? Dans les toilettes à côté de la brune morte de la salle de bain ?
« C’est toi qui est devenu… » elle semblait se parler à elle-même, essayant de se convaincre de la légitimité de la violence dont elle avait dû user pour sauver sa peau…
Victor sembla se reprendre un peu, s’essuya la bouche avec le dos de sa manche, la bouche de travers, son un œil valide fixé sur elle et articula :
« u l’aime ? eu gars an a oi-ure ? »
(« Tu l’aimes le gars dans ta voiture ? »)
Elle comprit les mots, mais tout d’abord elle se dit que ça n’avait aucun sens. Qu’elle avait sans doute mal compris, ou interprété… Il débloquait complètement et l’odeur de la folie et de l’alcool l’entourait comme un halo répugnant…
Et puis elle comprit. Aussi tordu et improbable que cela put paraître, elle sut de quoi il parlait. Son cousin Vincent. Vinz, hier dans sa voiture.
« Mais qu’est-ce que ? Quoi ? Hein ? », Alex n’en revenait pas. C’était un rêve. Un cauchemar qui semblait atrocement réel. Il avait pété un câble par jalousie envers un membre de sa famille ? Il avait tué et s’était changé en animal meurtrier et vicieux (« il l’était déjà ma puce ») à cause de ça ? C’était complétement ridicule ! Victor était un homme équilibré (« vraiment ? »). Pas un foutu psychopathe de film de série B ! Elle refusait d’accepter ça. Il y avait forcément autre chose.
De toute façon elle décida que ce n’était qu’un rêve, donc ça ne mangeait pas de pain d’essayer d’en savoir plus.
« Tu as cru que je te trompais avec mon cousin Vinz ? C’est ça ? C’est pour ça que tu as fait… » Elle désigna la maison méconnaissable : le trou dans le mur, le bazar sans nom dans le salon, les différents fluides corporels et surtout la porte de la salle de bain… Elle balaya toute la scène d’un ample geste de la main : « …ça ?! » finit-elle en ayant l’air d’avoir mordu dans un citron et avec un ton qui laissait suggérer qu’elle s’adressait à une personne qui n’était pas en totale possession de ses moyens. Ce qui était le cas, de façon évidente si on y réfléchissait un peu.
Complétement ahurie, sa bouche légèrement entrouverte et les yeux rouges mais secs à présent, Alex gardait sa main en suspens, comme si cette dernière ne comprenait pas non plus les implications insensées à la réponse de Victor. Celui-ci semblait régresser. Il émettait des sons incompréhensibles, probablement pour lui-même, et continuait de chouiner. C’était, de bien des façons, une scène parfaitement intolérable. Alex sentait la douleur prendre toute sa jambe droite. Elle devenait de plus en plus aigüe dans son genou abîmé. Elle lui montait à la tête.
« Tu m’as explosé le genou… »
Le ton était soigneusement neutre.
« J’étais dans le mur. Bordel. »
La voix posée, énonçant un fait. Les yeux fixés devant. Pas sur lui.
Elle entendit des sirènes dans la nuit au-dehors. Elle n’avait pas encore appelé pourtant ? Ou si ? Elle s’aperçut qu’elle s’en moquait. Dans les rêves les choses se passaient sans raison. Quelque chose de blanc s’emparait d’elle peu à peu. Elle avait du mal à définir ce que c’était, mais, réelle ou non, cette sensation lui faisait du bien.
Des veines palpitantes se dessinaient sur son front et dans son cou.
Victor, à un moment, avait réussi à se mettre sur ses genoux, et se relevait en essayant de sécher ses larmes. Il regardait Alex avec l’air d’un labrador qui s’est soulagé dans le salon (« c’est plus ou moins l’idée non ? » pensa-t-elle) et regrette-profondément-maîtresse-je-sais-pas-ce-qui-m’a-pris-tu-m’aimes-quand-même ?
Au moment où les flics remontaient la rue (une voisine les avait appelés, alertée par des hurlements « franchement pas normaux »), Victor voulut prendre Alex dans ses bras et y trouver chaleur et réconfort. Il était simplement très fatigué.
Alex l’accueillit en retirant son torse et sa jambe droite, lui attrapa un bras avec sa main gauche, exerça une légère torsion et l’attira vers elle. En même temps elle déclencha un coup de poing du droit, pouce vers le haut. Son poing et le larynx de Victor se rencontrèrent violemment à l’aide des tensions opposées qui s’exerçaient.
Victor luttait pour ne s’étouffer dans son propre sang lorsque les hommes en uniforme pénétrèrent dans le couloir. Alex leur avait obligeamment ouvert la porte.
Le 29 janvier 2021 à Saint-Germain-du-Corbéis
Toutefois le rythme me semble à retravailler et je pense que cela mériterait même plusieurs chapitres. Parfois j'ai eu du mal à comprendre la chronologie des évènements. Les pensées et réflexions des personnages me paraissent un peu lourdes. On s'y perd, ce qui m'a un peu gênée par moment pour rester dans l'histoire.
Le découpage et le rythme de la nouvelle est très bien géré, et colle parfaitement à l'histoire.
Alors oui, effectivement, on se doute un peu de quoi il retourne, mais moins du comment et pourquoi. De plus, le suspense de fin est bien tenu.
Idem pour les personnages, construction et réactions travaillées et réfléchies.
Et cette atmosphère glauque et malsaine, palpable à couper au couteau, bien installée, et prenante !
Poue faire simple, je l'ai lu en one-shot, j'avais pas envie de lâcher.
La suite, c'est mon avis, j'suis pas critique littéraire, alors faut le prendre avec des pincettes : j'aime beaucoup l'écriture, le style un peu sale et noir me parle beaucoup. Je suis moins fan des parenthèses qui, à mon avis, alourdissent le récit, en général. Elles sont justifiées sur plusieurs moments, surexploitées dans d'autres. Mais effectivement, c'est pas simple de balancer un ressenti du personnage, sans. Supposition : essayer des apartés en italique, voir ce que ça donne sur un autre texte?
Il y a des moments un peu too much dans les descriptions à métaphores. Enfin, pas too much, pas adaptées. Par exemple, les métaphores démentielles de Victor sur son chemin de retour :grave, super adaptées, et là oui, ça paye ! A d'autres moments, j'ai pas d'exemple précis, mais je trouvais que ça alourdissait, ou juste, pas nécessaire.
Pressé de lire un nouveau travail de l'auteur !
P. S : par une étrange coïncidence, le protagoniste de mon histoire en cours s'appelle Max😁