C’est connu, les choses importantes n’arrivent jamais quand il faut. Essoufflée par ses propres cris, Candy ne pouvait pressentir l’importance de ce moment quand elle ralentit sa course et s’immobilisa. D’épais nuages de vapeur s’échappaient de sa bouche ouverte. Inutile de s’égosiller, désormais. La voiture qu’elle poursuivait avait disparu. Elle demeura debout un moment, statufiée au milieu de la chaussée enneigée, à essayer de reprendre sa respiration.
Non…
Certaine de voir réapparaître la lueur des phares d’une seconde à l’autre, elle scruta le bout de la rue derrière le rideau humide qui brouillait sa vision. Tom se rendrait compte de son erreur de jugement et ferait demi-tour pour venir l’enlacer tendrement, et après des excuses balbutiantes, finirait par lui déclarer qu’il n’aimait qu’elle, et qu’il lui pardonnait son impair. Une infidélité qui ne se reproduirait jamais plus, je le lui jurerais sur ma vie.
Mais rien. Juste le sel corrosif qui inondait ses joues, ses pieds nus qui viraient au bleu et ses mèches blondes qui fouettaient son visage livide, que les coulures noires de mascara changeaient en un horrible maquillage tribal.
Une sirène, au loin, rompit le silence. Encore un imprudent étalé sur une plaque de verglas, aurait pu songer Candy si elle n’avait été aussi plongée dans ses réflexions morbides. La météo avait expliqué qu’une dépression venue du Saskatchewan descendait par le Middle West, enveloppant le Nebraska, l’Oklahoma et le Mississippi pour remonter vers les côtes de Caroline du Nord et de Virginie jusqu’à New York. En ce début avril, le printemps accusait un sacré retard, alors qu’il arrivait en avance au Canada. Allez comprendre.
Le cœur battant, la jeune femme sentit qu’on l’observait depuis les fenêtres éclairées. Une folle en pyjama dans la neige, au beau milieu de la nuit, tu parles. Quelqu’un avait déjà dû appeler les flics devant le pathétique spectacle offert. Dommage… Elle aurait pu s’allonger sur le bitume glacé un moment, laisser son corps s’engourdir, la morsure du froid anesthésier sa douleur... Elle trouva la force de contenir son vertige et chemina à pas lents sous les halos blafards des réverbères, la tête basse, les mains en croix sur son ventre. Encore quelques secondes, et Tom serait là et tout redeviendrait comme avant.
Mais l’angoisse supplanta la détresse. President Street restait déserte. Le matin, plombé. Le silence du quartier, poisseux comme de la gadoue qui colle aux semelles, avalait jusqu’au bruit des pas. Où irait-il ? Candy ne s’en était pas souciée une seconde. Étaient-ils devenus à ce point des étrangers ? Les épreuves devaient soi-disant souder un couple au lieu de le faire voler en éclats…
Le trottoir la ramena jusqu’au perron gelé d’une maisonnette victorienne cossue. Quand elle referma la porte, les éboueurs entamaient leur collecte sous les flocons qui redoublaient. Candy s’adossa contre le mur, et inspira une grande goulée d’air. Le hall d’entrée empestait l’acrylique. Il y a quelques heures encore, elle finissait de repeindre la pièce qui serait devenue un jour la chambre du bébé.
Cette odeur en convoqua d’autres, fulgurantes, lacérant sa mémoire. L’éther de la salle où le médecin avait confirmé son endométriose, le parfum de Tom, la serrant contre lui pour la rassurer, les relents des ses incontinences urinaires suite aux premiers traitements, les draps à la lavande dans lesquels ils programmaient leurs rapports, mécaniques et désespérés, les effluves de ragoût à la table familiale quand sa mère lui offrit le premier body et que sa sœur la garce annonça fièrement sa seconde grossesse, le doute insidieux dans la voix de Tom après deux ans de rien, l’encens que brûlait sa tante quand elle lui tirait les cartes, les écœurants petits pots aux légumes engloutis par ses nièces, les bougies soufflées sur leurs gâteaux d’anniversaire, les émanations antiseptiques du réduit de FIV où avaient lieu les injections et la puanteur des anciens amis lui serinant qu’il ne fallait pas angoisser à ce point, car le stress bloquait la fécondation.
Quand la mélodie électronique creva le silence, le canon de son arme de service regardait Candy droit dans les yeux. Le cyclope noir. Presque malgré elle, son index tremblant libéra la détente. Sa migraine ophtalmique intensifiait la pression sur son œil gauche. Elle releva son visage rougi, avec juste la force de croire que Tom la rappelait.
C’est pas ça.
Mauvaise sonnerie. Mauvais téléphone.
— Allez vous faire foutre, balbutia-t-elle en réarmant son Glock.
Elle enfonça le canon dans sa bouche, et ferma les yeux, inondés de larmes. Elle maîtrisa le tremblement de son doigt. Ce soir, dans la chambre de l’enfant qui se refusait à elle, le cyclope noir la libèrerait enfin.
— Candy ! cria l’auteur des coups portés contre la porte. C’est Gliss ! Ouvre, je sais que tu es là ! On a une urgence !
Candy se mordit la lèvre et posa la tempe contre l’acier de son flingue. Elle grelotait. Ses yeux la brûlaient de larmes refoulées. Un cortège de décisions contradictoires défila dans sa tête. Il avait dû se passer quelque chose de grave pour que son équipier se permette d’insister de la sorte, il ne devrait pas être ici. Que pouvait-il bien y avoir d’aussi grave que sa situation à elle ?
— Candy !!!
Les coups redoublèrent. Ce crétin va ameuter tout le quartier. Au prix d’un acharnement surhumain, la jeune femme parvint à ramper jusqu’à l’entrée. Ses jambes ne la portaient plus.
— Quoi ? cracha-t-elle à travers la porte.
L’application avec laquelle elle s’était efforcée de rendre sa voix ordinaire provoqua une remontée de bile qui lui retourna les entrailles.
— Je sais qu’il est tard et que c’est ton jour de congé, dit Jarel Inglis. Mais nom d’un chien, ça fait dix minutes que je t’appelle !
Son débit inhabituel préfigurait une inquiétude anormale. Candy tendit le bras et déverrouilla le loquet de la serrure avant de s’affaisser. Le grand Black élégant poussa la porte et découvrit une loque humaine, sèche et rebutante, indigne de l’administration qui l’employait.
— Bon sang ! lâcha-t-il en s’agenouillant près d’elle.
Immédiatement, il tâta son pouls carotidien, examina ses pupilles, remarqua ses lèvres cyanosées. Diagnostic sans appel. Un regard échangé leur suffit pour se comprendre.
— Candy, tu m’entends ?.. Tom n’est pas là ?
Candy lui braqua son arme sous le menton.
— Je vais bien, dit-elle en claquant la porte du bout du pied.
— Nom d’un chien… Tu as pris quoi ?
— Un coup de vieux. Qu’est-ce qu’on a ?
Depuis le temps, Gliss avait l’habitude que Candy ne réponde qu’aux questions qui lui convenaient.
— Preneurs d’otages dans un bâtiment de la MWA, au sud de TriBeCa. Deux hommes armés, il y a cinq minutes. Cox et Barian arrivent sur place.
Candy l’écoutait d’une oreille. Elle notait les informations en imaginant le moyen de rendre sa présence superflue.
— MWA ?
— Municipal Workers Association.
— Hein ? Merde, Gliss, envoyez un cow-boy de Quantico et foutez-moi la paix.
— Cholak a besoin d’un responsable en situation.
— Gabriel… susurra-t-elle en abandonnant son arme sur le parquet. Fait chier, ce con.
— Il t’a dans le collimateur. Je te conseille de ne pas le…
Au regard foudroyant qu’elle lui décocha, Jarel Inglis fronça les sourcils. Pas bon, ça. En comprenant que la relation entre Candy et leur directeur — qu’elle venait d’appeler par son prénom — avait sans conteste dévié de sa trajectoire, le grand Noir intègre déchiffra tout le reste.
— Où est ton mari ?
La jeune femme resta figée, sans cligner des yeux. Son visage chiffonné était celui d’une pauvre fille qui dort dans ses fringues — et qui n’a pas fermé l’œil depuis une semaine.
— Oh merde, Candy…
En tant qu’ami loyal qui se soucie de la santé de ses proches, Gliss se permit une moue réprobatrice. Il était fin et habillé comme s’il avait un styliste à demeure, tandis que sa coéquipière avait généralement l’air d’avoir acheté sa garde-robe dans un magasin de fripes. Tous deux se connaissaient depuis la promo et s’étaient sauvé la vie mutuellement à plusieurs reprises. Inglis avait expérimenté la plupart de ses travers et les recoins sombres de son âme.
— Corde raide, psy, rapport alarmant, comportement à risque… ça te parle, chérie ? Sacré bon sang, tes états de service ne te préserveront pas d’une seconde bavure. Alors, si je peux te donner un conseil, tiens-toi à carreau et fais ton job.
Gliss lui tendit la main pour l’aider à se relever. Candy soupira et serra les maxillaires en acceptant l’offre, les yeux rivés sur la pièce fraîchement repeinte. Aucune envie d’engager la conversation sur le sujet.
— Deux hommes armés, il y a cinq minutes, et le NYPD nous appelle déjà ? s’étonna-t-elle.
— Ils ont tué un otage.
— Ah ? Comme ça, sans raison ?
— Il faut croire.
— Anormal. Ils ont une idée derrière la tête.
— Cholak pense comme toi, ma belle.
Candy chercha à calmer ses palpitations cardiaques et contrôler son souffle pour refouler autant que possible l’angoisse qui montait en elle. Sans y réussir. Pourtant, son instinct se réveilla. Pourquoi commettre un meurtre de sang-froid ? L’affaire passant de fait sous juridiction fédérale, les tueurs s’étaient donc offert un ticket pour la chaise électrique. Soit il s’agissait des pires preneurs d’otages de l’histoire, soit le geste était prémédité. Dans quel but ? Terrorisme ? Attirer les médias ? Candy poussa un soupir. Aurait-elle le courage d’affronter les affres de son métier ? Rien de moins sûr. Néanmoins, cela l’empêcherait de sombrer dans ceux de sa vie privée.
Les choses importantes n’arrivent jamais quand il faut. Les emmerdements non plus.
— OK, dit-elle. Attends-moi dans la voiture. Je conduis.
Sur le chemin de la salle de bains, elle déposa son Glock près d’un badge officiel à étui de cuir portant l’inscription :
Département de la Justice des États-Unis
F.B.I - FEDERAL BUREAU of INVESTIGATION
XF58-170506
Enquêteur fédéral Candy FRASER
Bureau de New York
New York City, NY
***
Impossible d'imaginer nom plus dramatique que celui du village de l'île Verte : Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Des mots qui évoquaient exactement le contraire de ce qu’éprouvait Jacques Petitbois en arpentant son chemin tranquille, sa forêt et sa vue changeante sur le fleuve. Peut-être ce nom faisait-il écho à la souffrance des marins quand, jadis, les navires faisaient naufrage au large, ou quand le déclin de la pêche et la disparition d'une herbe servant au rembourrage avaient provoqué l'exode de familles entières ?
L'île Verte n’était qu'à deux kilomètres des côtes du Bas-Saint-Laurent, au Québec, et pourtant, accueilli par les cormorans qui volaient à fleur d’eau, Jacques Petitbois avait toujours l'impression d’arriver au bout du monde. En hiver, c’est d’ordinaire le pont de glace qui permettait aux motoneiges et aux piétons d’éviter que l’île ne plonge dans un isolement de plusieurs mois, ravitaillée par hélicoptère à fréquence hebdomadaire. Mais cette année, à cause du temps doux, la glace de l’estuaire n'avait duré que quatre semaines et le Traversier bringuebalant avait dû reprendre du service bien avant le printemps. Du coup, les vingt-cinq insulaires qui y vivaient à l’année pleuraient l’absence de touristes, mais se réjouissaient de voir revenir leur facteur début mars plutôt qu’à Pâques.
L’administration postale avait attribué à Jacques Petitbois la distribution du courrier sur l’île Verte depuis plus de trente-cinq ans. Au prix de chaleureuses accolades, ce bon samaritain notoire poussait le professionnalisme à remettre en main propre le courrier de chacun. Il battait à vélo le chemin de terre de treize kilomètres, depuis le sud de l'île jusqu’au phare où il retrouvait les rosiers sauvages, les épilobes et quantité de fleurs des champs. Ici, pas de station d'essence, pas de borne Wifi et pas de supermarché. Pas de police, d’école ou de médecin. Rien que le grand air, la nature et le silence dans lequel le petit facteur préfectoral adorait se replonger en enfance, seul avec les phoques, les cerfs, les renards et les baleines qui soufflaient au large.
Ici, il remontait le temps.
Sur son parcours ce jour-là, Petitbois affronta la gnôle du vieux capitaine Claude Napier, Pierre-Henry Fontaine et son musée de squelettes d’animaux, le fumoir aux poissons de la mère Caron et les tartes aux canneberges du restaurateur Denis Cusson, suivis d’une flopée de salades, potages et quiches, le tout arrosé de bon vin et avec pour sujet de causerie la fonte précoce du pont de glace. Si bien qu’arrivé au phare rouge et blanc, il était fort tard. Après avoir remis au couple Brochu un paquet envoyé par leur fille, Petitbois refusa poliment leur hospitalité pourtant bien chaleureuse.
— Au fait, Jocelyn, dit-il en enfourchant sa bicyclette. J’ai un pli pour le Français. Le chien n’est pas là ?
Le propriétaire de la cabane du criard tourna la tête vers le sommet de la crête rocheuse. Y apparut un bâtard sans couleur, fier et soupçonneux.
— Quand on parle du loup.
— Comment ce foutu clebs fait-il pour savoir à quelle heure je vais arriver ?
— L’odeur de la tarte aux canneberges de Maggie, rigola Brochu.
— Aussi mystérieux que son maître, celui-là.
— Et aussi cradingue !
— J’ai entendu dire en ville que le Français, c’est un tueur en cavale.
— Des salades, Jacques. Les gens sont des imbéciles. Comme disait grand’Pa, la différence entre un vieux con et un jeune con, c’est juste le temps qu’il lui reste à cuver sa connerie.
— Oh, ben moi, j’pense que dans chaque rumeur, il y a un fond de vérité. Le type, il est pas clair. Faut s’en méfier, j’te l’dis.
— En tout cas, il se tient à carreau. On le voit de temps à autre remplir ses rations d’eau et de bricoles, sinon il demeure sur sa colline. Des mois qu’il n’est pas descendu traîner sa barbe à Notre-Dame.
— Mouais, les gens papotent. Tout de même, depuis son arrivée, Denis garde un fusil chargé sous son comptoir.
— Tout le monde connait les sept douleurs, et chacun reste ici pour les changer en bonheurs… Le Français, c’est pareil. Allez, viens je te donne un lift.
— Ah merci, mon vieux.
Jocelyn Brochu enfourna le vélo dans son pickup et informa sa femme qu’il s’absentait une petite heure, le temps de raccompagner son ami au quai. Ce faisant, Jacques Petitbois marcha vers la cime avec dans la main une épaisse enveloppe, opaque et étanche. Assis, l’animal aux petits yeux noirs et à l’oreille droite repliée le dévisageait comme s’il s’apprêtait à lui sauter à la gorge.
— Salut, p’tit père, haleta le facteur. Fais-moi plaisir, la prochaine fois. Descends au moins jusqu’au phare, OK ? L’ami Jocelyn te refilera un bout de tarte.
Jacques Petitbois savait que la bête n’était pas du genre caressant. Il se contenta donc de lui tendre l’enveloppe sans oser le moindre geste amical. Comme les fois précédentes, le dogue pouilleux la saisit dans sa gueule avec une surprenante délicatesse. Le facteur le perdit de vue quand il fila le long de la pointe nord. L’espace d’une seconde, il crut le voir se retourner et hocher la tête, comme pour le remercier.
L’animal parcourut la grève un moment, dépassa un cap rocheux puis, à la troisième anse de sable, s’enfonça dans la forêt escarpée, veuve de sa neige habituelle. Après quinze minutes d’ascension et deux-cents mètres de dénivelé au petit trot dans le sous-bois verglacé, il atteignit une clairière.
La cabane était posée là.
Louis Sif était arrivé sur l’île par accident. Ou plutôt non : Louis Sif était arrivé sur l’île à cause d’un accident.
Il avait transformé une ruine en masure qui peinait encore à accéder au rang de bicoque. Neuf hectares de terrain accidenté, en altitude, face à l'immensité du fleuve Saint-Laurent, permettaient à son propriétaire de vivre cette symbiose avec la nature et la mer plus que nulle part ailleurs. Pas d’eau courante, pas d’électricité, chauffage au bois et latrines extérieures. Humer l'air salin, se laisser apaiser par le clapotis du fleuve, observer les marées, les baleines et les phoques rugissants, déambuler longuement sur la grève, apprécier les couchers de soleil, scruter les faisceaux lumineux du phare lacérer l'obscurité, et puis s’endormir sous la voûte étoilée constituaient l’essentiel de ses journées, selon les saisons.
Le reste du temps, le Français le passait à pleurer.
Assis sous son porche au mépris du froid, il déposa son carnet de croquis sur une caisse en bois lorsqu’il aperçut son fidèle compagnon. Après une caresse, le chien à l’oreille cassée desserra les mâchoires et libéra l’enveloppe ensachée dans du plastique noir pour aller savourer, à l’intérieur, une pitance méritée.
L’homme considéra le pli en manipulant l’alliance autour de son annuaire puis en grattant la barbe poivre-et-sel qui lui dévorait le visage. Timbres et étiquettes se superposaient au gré des réacheminements successifs.
Louis se leva, saisit deux bûches refendues près d’un billot où il avait planté sa hache, et entra attiser les braises de la grande cheminée. Après quoi il jeta l’enveloppe sur la table, ressortit, contourna la maisonnette semi-enterrée, posa une vasque en zinc sous le robinet filtrant d’un récupérateur d’eau de pluie et vint remplir l’auge de l’animal en lui caressant le poitrail. Enfin, il jeta son manteau sur un fauteuil en laine de mouton, tira une chaise et s’assit à table. L’intérieur, spartiate, mais chaleureux, aux étagères chargées de livres et de disques vinyles, pourvoyait à son confort.
Derrière ses sourcils de trappeur, aussi mal entretenus que sa tignasse défaite, Sif n’eut aucune expression de surprise en lisant l’en-tête à laquelle il s’attendait :
ISNARD, WEYCOT & ELLIMAN
Notaires de France – Cabinet d’avocats d’affaires franco-américain
36 Bromfield Street #502
Boston, MA 02108
Il déchira le rabat et retira d’abord quatre enveloppes blanches standard, sous pli automatisé, qu’il balança au feu sans même leur accorder un coup d’œil. C’est uniquement sur les liasses de documents agrafés qu’il s’attarda.
Il les dispersa devant lui comme une cartomancienne étale ses tarots, jusqu’à en compter sept sur la table. L’enveloppe ne contenait rien d’autre.
Sept piles de feuilles dactylographiées, en quantité inégale.
Sept noms de personnes, accolés à des noms de villes.
La même période mentionnée : JANV-MARS 2017.
Le Français poussa un long soupir, se gratta la tête, retroussa les gencives, se frotta la nuque, tapa du poing sur la table, fit tourner son alliance et, sa décision prise, soupira encore plus fort.
— Navré, vieux frère, dit-il en passant un blouson dont la croûte épaisse avait appartenu à un grand prédateur du Yukon. Tu finiras de te goinfrer ce soir. Nous avons une urgence.
En entendant ces mots, et en voyant son maître enfiler un casque intégral et des gants de cuir, l’animal remua la queue et se précipita au-dehors en jappant d’une voix rauque.
Deux minutes plus tard, il prenait place dans le side-car d’une Motobecane 350 Type R44C de 1938 avec option commande à vitesse au pied, dont le rugissement incongru apeura la faune sauvage cent mètres à la ronde.
Le propre des emmerdes, c’est de ne jamais arriver quand il faut. Pour avoir la paix, il faut donc s’en débarrasser le plus vite possible.
***
2
— Ça va ?
Candy avait posé son café, retiré sa parka et élargi le col de son pull, serré sous le gilet pare-balles officiel flanqué du sigle jaune FBI. Il ne lui était pas nécessaire de se pomponner pour faire converger les regards, aussi s’était-elle contenté de bouffer ses cheveux. Il lui sembla que tous les radiateurs de la pièce carburaient à plein régime. Un officier du NYPD se planta devant elle.
— Agent Fraser ? Vous allez bien ?
Candy observa le flic compatissant et constata qu’il n’avait pas l’air d’avoir trop chaud. Le problème venait donc bien d’elle. L’angoisse qu’elle s’efforçait d’amenuiser dans sa tête se manifestait dans son corps. Elle se demanda si elle n’avait pas surestimé ses capacités à bosser correctement avec les récents événements. Dans la voiture déjà, elle avait éprouvé le plus grand mal à ne pas vomir. La conduite empressée de Jarel Inglis entre Brooklyn et le sud-ouest de Manhattan n’était pas en cause. Visiblement, l’anxiolytique absorbé avant de partir faisait effet à retardement.
— Vous avez une clope ?
L’officier fouilla ses poches et lui tendit une tige de réglisse.
— Je n’ai que ça, désolé. Ma femme veut que j’arrête.
Sans un mot, Candy déchira l’emballage et se mit à mâchouiller le bâtonnet amer. Le policier se renfrogna. Absence de savoir-vivre, féminité peu entretenue, avarie de paroles : l’agent spécial Fraser, dans toute sa splendeur.
Candy ramena ses cheveux en arrière et s’adressa au coordonnateur du PC après avoir noué une courte queue de cheval pour se donner une contenance.
— État des menaces ?
— Deux inconnus armés, expliqua le préposé. Apparemment, la MWA les aurait virés sans motif. Quinze à vingt otages, un mort. Identité en cours de vérification. Aucun autre blessé déclaré. Ils sont retranchés dans le hall, au rez-de-chaussée. Nous avons établi le contact.
— Primo, montrez-moi le cadavre. Secundo, trouvez un crack en informatique capable de pirater la vidéosurveillance. Dans cinq minutes, je veux voir ce qui se passe à l’intérieur. Donnez-moi ce téléphone.
Au-dehors, la neige ne tombait plus, et la dizaine de centimètres qui tapissait le sol fondait à vue d’œil. Une foule de badauds agglutinés aux cordons de sécurité reniflait le sang comme des chiens truffiers. Derrière trois Ford Crown Victoria et une Chevrolet Impala du NYPD déployées en éventail tactique, les policiers armés de pistolets semi-automatiques et de fusils à pompe quadrillaient l’esplanade qui matérialisait l’angle de Murray et West Street — le verrouillage du quartier créait un embouteillage monstre qui paralysait TriBeCa jusqu’au sud de Manhattan. D’autres bouclaient les issues du bâtiment aux hautes fenêtres briquetées. Les prérogatives de la police new-yorkaise s’arrêtaient là. Le reste serait du ressort du groupe d’intervention du FBI et des tireurs d’élite, dont ils attendaient l’arrivée. Les reporters télé, en revanche, braquaient déjà leurs caméras sur le siège de l’Association des travailleurs municipaux, ignorant qu’à ce moment précis, un signal téléphonique y retentissait.
— Ici l’agent spécial Fraser, du FBI, annonça Candy d’un ton ferme à l’homme qui décrocha. Nous allons écouter vos revendications. Nous ne voulons aucun blessé.
— Tout le monde va bien pour l’instant, répondit une voix rauque avec une pointe d’accent que Candy ne put identifier.
— Exception faite pour le cadavre, hein.
— Simple mise en garde.
Candy analysa cette réplique en ménageant deux secondes de silence.
— Qui êtes-vous ?
— Qu’est-ce que ça peut foutre ?
— OK, je vous appellerai Jake et votre ami Elwood, soupira Candy en crachant un bout de réglisse. Comment peut-on vous aider, Jake ? Quel est votre problème ?
Sans le savoir, l’homme venait de lui fournir une première information, un renseignement additionnel capital. Les analystes du B.A.U parleraient d’ « élément constituant du profil criminalistique » : sa voix, trop posée, trop dépourvue d’affect, ne sonnait pas comme celle d’un simple perceur de coffres ou d’un délinquant à la petite semaine en conflit avec la société. Encore moins comme un monsieur Tout-le-Monde qui entend régler un contentieux avec son employeur. Ce type d’individus ne saurait maîtriser le stress occasionné par un tel déploiement de forces. Personne ne peut régenter son cerveau reptilien quand l’étau se resserre. Seul un professionnel entraîné aux dispositions psychologiques réactives en serait capable. Ou bien à quelqu’un… qui veut mourir.
Candy grimaça. Oui, les inflexions tonales de son interlocuteur dénotaient l’assurance froide d’un fanatique. L’hypothèse d’une mission terroriste se confirmait. D’autant que l’immeuble se trouvait à trois pâtés de maisons à peine du One World Trade Center, la tour dite « de la liberté » érigée à proximité de Ground Zero. Cette prétendue prise d’otages s’inscrivait subitement dans un schéma plus vaste, un scénario beaucoup plus préoccupant, à l’échelle des morts qu’il pourrait engendrer.
Bouche sèche, nuque tendue, elle réclama un papier au coordonnateur et y griffonna :
Call K9 & BS
10-33 ?
L’officier la regarda avec des yeux ronds. En clair : possible attaque terroriste à l’explosif (code 10-33). Consignes : rameuter la division canine (K-9) et les démineurs (BS, pour Bomb Squad), évacuer et sécuriser le périmètre selon le protocole (sous-sols à vérifier), alerter les hôpitaux et établir les postes de secours des équipes médicales pluridisciplinaires.
— La MWA nous a virés ! cria l’homme dans le combiné. Ces enculés veulent nous voler nos pensions !
— Navré de l’apprendre, rétorqua Candy avec autant d’empathie qu’une hyène devant un steak tartare. Que demandez-vous ?
— Le versement intégral de nos pensions. Pas de prison. Et le patron de la MWA ici, immédiatement.
— Pas évident d’avoir tout ça, mais rien n’est impossible. Je vais faire mon maximum, vous avez ma parole.
— La parole d’un flic ne vaut rien. Si nos exigences ne sont pas satisfaites dans trente minutes, on passe les otages à la mitrailleuse.
***
L’insigne de Jarel Inglis lui ouvrit les cordons de sécurité. Il déboula dans son costume trois-pièces toujours impeccable et jeta un long cylindre en carton dans les mains de sa partenaire.
— Il a fallu que je me rende jusqu’au cabinet d’architecte, dans l’Upper West Side. Qu’espères-tu trouver sur ces plans ?
Candy Fraser cala le rouleau sous son bras et fila en direction d’une ambulance.
— Envoie une équipe chez le patron de la MWA, dit-elle. Qu’ils me ramènent son cul dare-dare.
— S’il te plaît, mon bon Jarel ! Merci, ô cher précieux coéquipier !
Il n’attendit pas qu’elle relevât son sarcasme. Quand il décrocha son portable, Candy arrivait devant un bureau annexe, réquisitionné pour installer le corps de la victime avant la venue du coroner. Main sur la poignée, elle jeta un œil au MWA. De l’extérieur, le bâtiment était calme, mais elle avait le sentiment que ce qui se passait à l’intérieur ne répondait à aucune logique. Elle poussa la porte, persuadée que quelque chose irait de travers. Restait à savoir quoi. Et quand.
L’agent Clive Barian, attaché à la protection du cadavre, salua sa supérieure d’un hochement de tête. Il ravala une allusion déplacée sur sa mine déconfite. Candy s’accroupit et souleva la couverture qui enveloppait le corps. Hispanique, taille moyenne, la quarantaine, chaussures vernies et costume de bon fonctionnaire. Balle dans la tempe, à bout touchant. Une exécution sommaire.
— Bizarre…
— Roberto Aduriz, réside dans le Queens, père de trois enfants, détailla Barian. Quand le SWAT débarquera, ces enfoirés seront foutus.
Candy visualisa le moment où elle allait devoir annoncer la nouvelle à la famille. Au mauvais endroit, au mauvais moment. Le ton rouillé de sa voix. La compassion feinte. Les tournures apprises. Puis, les questions de routine. Avait-il des ennemis ? Ceci à renouveler autant de fois qu’il y aurait de morts… Pantelante, elle fit mine de poursuivre l’inspection du corps qui ne lui avait rien appris d’autre. Quand ses pulsations diminuèrent, elle rabattit la couverture et se releva en grognant.
— Quoi ?
— Y’a un truc qui cloche, fit-elle. Je n’aime pas ça.
— À quoi tu penses ?
— Agent spécial Fraser, votre collègue vous demande, lança un policier depuis la porte du vestibule.
— Tu crois qu’ils vont vraiment les tuer ? fit Barian.
Candy récupéra le rouleau d’architecte et se dirigea vers la porte.
— J’ai pas l’intention de parier. Ni de leur en laisser le temps.
Dehors, le froid lui cravacha le visage. Candy veilla qu’aucun œil indiscret ne la vît gober un comprimé à base d’oxycodone et bromazépam dont elle avait dissimulé une plaquette dans sa poche. À quelques pas, un molosse râblé nommé Ray Cox, dernier membre de l’équipe, guidait l’arrivée d’un véhicule blindé dans un concert de gyrophares. Six hommes d’élite du bataillon d’intervention débarquèrent en soulevant des volutes de neige. Casques lourds, gilets pare-balles, boucliers anti-roquettes, semi-automatiques M1911 et fusils d’assaut Steyr AUG. Barian avait raison : les deux pauvres types n’allaient pas en sortir vivants. Quant aux otages…
— Madame Fraser ? s’enquit le chef de section.
— Agent, corrigea Candy sans serrer la main qu’il lui tendait. Positionnez les snipers là et ici, et dites à vos hommes de couvrir l’angle sud-ouest. On ne bouge que sur mon ordre.
— Compris.
Il fila au moment où le coordonnateur apportait à Candy sa parka et le mobile de liaison. Elle le colla à son oreille tout en s’agenouillant sur l’asphalte pour y dérouler les schémas structurels du MWA.
— Il arrive ? fit le preneur d’otages.
— On travaille sur tout ce que vous avez demandé, Jake. Le directeur vit dans le New Jersey. On le ramène en héli…
Elle suspendit sa phrase et son étude des dispositions spatiales de l’immeuble : des cris retentirent au bout du fil.
— Vous nous prenez pour des amateurs ? brailla Jake. Le premier cadavre n’a donc pas suffi à vous convaincre que nous irons jusqu’au bout ?
— Que se passe-t-il ? s’enquit Candy.
— Emmène-les derrière ! l’entendit-elle ordonner à son comparse.
— Debout ! hurla en arrière-plan le second terroriste. Vous deux, levez vos gros culs maintenant !
Candy ne capta rien d’autre dans l’agitation ambiante.
— Écoutez-moi, Jake. C’est important que tout le monde reste vivant et en sécurité. Dans le cas contraire, je ne pourrai plus rien pour vous.
— L’horloge tourne.
L’homme coupa la communication. À genou sur le goudron trempé, Candy déposa le terminal numérique sur les sections horizontales qu’elle se remit à analyser.
— La Mecque est de ce côté, railla Inglis devant sa partenaire, prostrée tel un pénitent dont la dévotion oblitérait le froid.
— Ils séparent les otages. C’est pas bon.
— Ça n’a aucun sens. Ces types sont prêts à abattre vingt innocents de sang-froid juste parce qu’ils ont perdu leur travail ?
— On vit à une époque où les gens sont tellement désespérés qu’ils feraient n’importe quoi pour se faire entendre.
— Ils récupèrent leurs pensions pour finir leur vie en taule ?
— Désespérés et idiots.
— Qu’est-ce que tu cherches sur ces foutus plans ?
— Unité en place, madame ! l’avertit le chef du commando SWAT.
— OK.
— C’est bon ! hurla à son tour le coordonnateur. On a la liaison caméra !
Fraser et ses hommes gagnèrent le poste de commandement. Un Afro-Américain d’une vingtaine d’années, vêtu et coiffé comme l’as de pique, pilotait la console informatique qui relayait les caméras de vidéosurveillance multicanale. Trois moniteurs vidéo diffusaient les images du hall sous trois angles différents.
— Quinze otages devant, plus les trois qu’ils ont emmenés derrière, dénombra l’officier coordonnateur.
Fraser désigna celui qui donnait les directives, l’homme qu’elle avait surnommé Jake.
— Lui.
— Il semble être le chef, observa Inglis. Remarquez comment il couvre la pièce… Il optimise sa visibilité… Cela fait partie de l’entraînement tactique des employés municipaux ?
Cox et les agents de police gloussèrent.
— Cinq minutes avant la fin de l’ultimatum, nota Barian. On la joue comment ?
Les regards se tournèrent vers Fraser. La jeune femme déposa son Glock sur une table, y jeta sa parka et dégrafa son gilet de protection balistique.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je gagne du temps, dit-elle en sortant dans le froid.
Gliss lui emboîta aussitôt le pas, furieux.
— Tu ne vas pas faire ce que je crois que tu es en train de faire !
— Nooon.
— Tu as pété un câble, Fraser… Je ne vais pas te dire ce que je devrais te dire, mais fais en sorte que ta cervelle atterrisse sur le bitume ! Parce qu’après ça, Cholak…
Le sourire minimaliste de sa partenaire le cloua au milieu de la rue. La traversée de l’agent Fraser sous les regards atterrés des policiers assermentés fut filmée par une cinquantaine de smartphones en direct.
— N’ouvrez le feu que sur mon ordre ! intima-t-elle à ses hommes.
Après avoir guidé l’évacuation du fourgon funéraire, l’agent Inglis rejoignit ses coéquipiers derrière le camion blindé du SWAT. Le coordonnateur du NYPD, venu aux nouvelles, n’osa pas s’interposer.
— Cette fille en a une sacrée paire, glissa-t-il en la voyant recomposer sa chevelure blonde et cheminer à découvert, bras écartés, mâchoire serrée.
— Ouais, répondit Inglis en dégainant son arme. C’est bien le problème.
— Jake ! cria Candy à cinq mètres de la porte en verre sécurit du bâtiment administratif.
Est-ce que tu as autant de couilles que tu veux nous le faire croire ? songea-t-elle. Après tout, prendre une balle serait la meilleure chose qui pourrait lui arriver aujourd’hui. Au fond d’elle-même, elle espérait qu’il tire vite, que son crâne explose et qu’elle en termine avec cette vie. Ça lui éviterait de se colleter à nouveau avec le cyclope noir.
Après trente secondes d’apesanteur généralisée, une ombre derrière la porte mit les snipers en alerte. Les membres du commando au sol, soustraits à la vue du preneur d’otages, reçurent l’information par oreillette. Ils respectèrent la consigne. On ne bouge pas. Le chef de section avertit Jarel Inglis que deux personnes se présentaient.
— Pourquoi l’a-t-elle appelé Jake ? lui demanda le coordonnateur.
Gliss lui retourna un regard scandalisé.
— Les Blues Brothers, mec !
Le comportement de Candy le préoccupait. Il savait pourquoi elle avait agi de la sorte. Il savait pourquoi elle prenait de tels risques. Et il savait aussi quel sort lui réservait le secrétaire à la Justice si elle en revenait vivante.
Le décor était planté, le rideau levé.
— Je suis Candy Fraser, on s’est parlé au téléphone, dit-elle en reconnaissant le mâle à poil ras, efflanqué et soupçonneux comme un chien des campagnes, qu’elle avait aperçu sur le moniteur vidéo. Je suis seule et désarmée.
L’homme tenait une femme corpulente devant lui. Bobonne permanentée. Petite cinquantaine. Elle portait une robe de vieille et son maquillage était celui d’une femme au foyer des années 80. Son menton pointait vers le haut en un angle douloureux, coincé au creux du coude de l’homme qui braquait un Beretta sur sa tempe. Candy fit un tour sur elle-même au ralenti, tout en gardant les mains bien en évidence et en soulevant son pull afin de confirmer ses dires.
— Je suis là pour discuter. Ok ?
— Je vais la tuer !
Les lèvres pincées et les yeux agrandis par la terreur, la femme émettait les mêmes bruits qu’une mère supérieure devant un cinéma porno.
— Le patron de la MWA arrive, dit Fraser d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre rassurante. J’ai demandé un hélico pour accélérer le mouvement.
L’otage chouina encore en sentant l’arme s’enfoncer dans sa hanche.
— La ferme !
— Écoute, Jake, à vrai dire, j’en ai rien à foutre que tu me colles une balle. Allez. Fais-le, si tu as envie. Presse la détente. Tuer cette femme ne représente rien. Le meurtre en direct d’un agent du FBI, en revanche, c’est du sensationnel. Tout le monde filme, tu vas être une star.
— Quoi ?
Le tutoiement. Une technique simple dans l’art de faire sentir à autrui qu’on lui était supérieur. Le silence de la rue n’était troublé que par l’écho étouffé de la circulation. Les badauds n’en perdaient pas une miette.
— Bien sûr que tu ne le feras pas, je le savais, grogna Candy en soupirant. Bon ! Tu sais donc ce qui va se passer si tu la blesses, elle ou un autre otage. Hein, Jake ? J’ai un commando d’élite avec des gros flingues qui n’attend qu’un claquement de doigts pour venir vous claquer les fesses, à toi et ton pote Elwood. Je te montre ma bonne foi, je me mets en danger pour te demander plus de temps.
L’homme interpréta l’injonction : chez cette femme, l’amabilité pouvait être un signe de mise en garde.
— Vous n’avez pas peur ? demanda-t-il, les naseaux soufflant comme des réacteurs en surchauffe.
— La peur, c’est de la prudence face au danger, rétorqua Candy. Or ici, il n’y a aucun danger. N’est-ce pas, Jake ?
— Vous devriez avoir peur.
— Toi aussi, après le meurtre de monsieur Aduriz.
Sachant qu’il ignorait pertinemment l’identité de la victime, Candy scruta sa réaction. Ni clignement de paupière ni haussement de sourcil ou autre rictus significatif. Rien. Absence totale de réponse synergologique à la victimologie nominative. Son regard restait vide. Seconde information séditieuse.
— Ce qui compte dans cette vie, c’est de préparer la suivante, dit-il avant de refermer la porte, sur le ton qu’aurait pris un avocat commis d’office pour annoncer à son client que le jury l’avait désigné coupable.
L’otage hurla quand il la tira par les cheveux vers l’intérieur.
— Une demi-heure, signifia-t-il à Candy. Pas plus.
***
— Trop facile, lança Fraser, à son retour au PC sous les applaudissements nourris de la foule. Beaucoup trop facile.
Jarel Inglis jeta la parka sur ses épaules grelotantes et lui restitua son arme.
— Tu es complètement cinglée, ma vieille.
— Et puis, y’a autre chose.
— C’est à dire ?
Candy Fraser appartenait à un groupe restreint de personnes qui savent exploiter le silence de leurs interlocuteurs. Qui savent observer, écouter, voir les choses et comprendre celles qu’on ne voit pas. Lors de sa deuxième année à Quantico, un recruteur du département des Sciences du Comportement avait fait des pieds et des mains pour l’engager avant même la fin de son cursus pour cette faculté hors du commun. Mais Candy ne voulait pas entendre parler de profilage, elle ne jurait que par l’action sur le terrain.
Ses formateurs lui avaient appris que toute personne possède un rythme, une manière de se mouvoir qui respecte toujours un tempo précis. Chez certains, c’est facile à repérer ; chez d’autres, il faut un peu plus de concentration ; et chez un cadavre sur une scène de crime, il faut savoir écouter les détails qui cassent le rythme. Ceux qui restent silencieux pendant que hurlent les taches de sang, les empreintes digitales ou les fibres en tous genres. Un verre manquant dans le placard, une ceinture mise au mauvais cran, une chaussette malsonnante, le flottement d’une odeur insolite… Des petites choses qui, pour toute autre personne que l’agent Fraser, sembleraient dénuées d’importance, mais qui, replacées dans leur contexte, se révélaient tout à fait déterminantes. Voir au lieu d’observer, entendre au lieu d’écouter, puis ordonner au lieu de requérir. C’est ainsi que Candy avait bâti sa réputation au sein du Bureau de New York.
Sauf qu’aujourd’hui, elle sentait qu’elle n’était bonne à rien.
Elle se dirigea vers les moniteurs vidéo. Jake tenait les otages en respect grâce à une mitrailleuse de poche type Uzi. Aucun d’eux ne quittait la position allongée.
— Son regard, les traits de son visage, l’ergonomie avec laquelle il saisit son arme… Ce mec a tout d’un fanatique. Je ne sais pas ce qu’ils veulent vraiment, mais nous devons nous méfier. Rien ne les arrêtera.
— Le labo a analysé le trombinoscope des employés de la MWA, déclara Ray Cox. Anciens et actuels. Ces faces de rat sont inconnues au bataillon. Ils n’ont jamais bossé ici.
— Pourquoi mentir ? se demanda le coordonnateur.
— Terrorisme, statua Fraser. Appelez la Garde nationale. Faites évacuer Manhattan.
— Ho, doucement, Madame. On ne va pas…
— Hey, cria Clive Barian, assis devant les retours caméra. Ils ramènent les otages !
L’un des écrans montrait trois personnes qui sortaient d’une pièce en file indienne, mains sur la tête, menacées par le second terroriste supposé, armé lui aussi d’un Uzi.
— L’un d’eux est blessé au crâne, fit remarquer Inglis.
— Pourquoi ont-ils emmené ces trois-là ? demanda Cox. Y a quoi, là-dedans?
— Rien, répondit Fraser. C’est un débarras.
Les otages furent jetés au sol avec les autres.
— Allongez-vous ! ordonna Jake, très excité. Face contre terre !
— Merci de leur avoir donné un peu plus de temps, bredouilla la femme corpulente, agenouillée devant lui, les pommettes empourprées de terreur.
La première ogive pénétra sous son œil droit et fit éclater l’arrière de son crâne comme une pastèque trop mûre. Après quoi, le crépitement des mitrailleuses couvrit les hurlements désespérés des otages, hachés par les rafales.
Candy Fraser se précipita.
— On bouge ! Assaut, assaut ! Prenez le bâtiment !
En cinq secondes, tout fut terminé. Les hommes du SWAT firent exploser la porte vitrée et abattirent les meurtriers sous un déluge de feu.
Bilan : neuf morts et trois blessés graves.
Une hécatombe.
***
3
Quand la porte de l’Échouerie s’ouvrit et que les cinq clients reconnurent l’individu taqué sur le seuil en compagnie de son affreux cabot, ils lâchèrent leurs couverts et se figèrent comme des statues. Deux d’entre eux négligèrent d’avaler leur mousse de crevettes ; les autres ne clignèrent même plus des paupières. Derrière le comptoir de la petite salle bleue, Denis Cusson fronça les sourcils, stupéfait de voir débarquer pour la première fois le Français dans son établissement. Aminci, sa barbe et ses cheveux avaient poussé. La rancœur de ses collègues à son encontre, elle, était intacte. Alors, pour couper court à tout débordement, le restaurateur décida de valoriser l’hospitalité québécoise. L’invité-surprise ne venait manifestement pas pour déjeuner.
— Puis-je vous aider, l’ami ? L’hélicoptère ravitailleur ne doit se pointer qu’en début de semaine… Vous savez quel jour on est, n’est-ce pas ?
L’intrus ne fut pas surpris que ce soit le corpulent restaurateur qui brise la glace. Cusson avait été le seul à lui adresser la parole à son arrivée.
— Je souhaite simplement téléphoner, répondit Sif.
— Au bout du comptoir, agréa Cusson en désignant le vieux combiné en bakélite posé dans le coin de la pièce. Les appels en PCV sont payants et les animaux restent dehors, s’il vous plaît.
Le Français intima à son chien de ne pas quitter la nacelle du side-car. Il referma la porte, s’essuya les pieds, traversa la salle du restaurant, et accrocha son lourd blouson sur une patère. Les cinq insulaires reprirent le cours de leur repas. Le Français leur tourna le dos en composant l’indicatif de Boston.
— Julian Isnard, please… Louis Sif. Tell him it’s urgent.
Une musique d’ascenseur le fit patienter. Cusson tentait de mettre le holà aux ragots que ses cinq amis commençaient à colporter à voix basse. Le Français en connaissait la teneur — des broutilles dont il ne s’offusquait plus. De tout temps les gens prenaient plaisir à bavasser, c’était même souvent la seule activité qui remplissait leur existence.
— Monsieur Sif ? C’est bien vous ? fit le notaire au bout du fil.
— Il en manque un.
— Hum, un quoi ?.. Attendez, vous parlez des comptes rendus ?
— De quoi pourrais-je parler d’autre, Julian ?
— Oui, eh bien…
— Je n’en ai reçu que sept.
— Qui manque-t-il ?
— New York.
— C’est impossible ! Je mets un point d’honneur à les réexpédier moi-même chaque trimestre.
— Il devrait y en avoir huit. Or, il y en a sept. Quelqu’un n’a pas fait son boulot. Le premier nom qui me vient à l’esprit est le vôtre. Toutefois, si votre point d’honneur a besoin que je lui réexplique la raison pour laquelle je le paie si grassement…
— Oh, ce ne sera pas nécessaire, monsieur ! Non non, j’entends bien clarifier la...
— Appelez New York. Il me faut une réponse dans les cinq minutes.
Ce qui signifiait que dans six minutes, le notaire serait viré.
Les insulaires observèrent l’étranger, prostré devant le combiné qu’il venait de raccrocher. De dos sur son tabouret haut, il paraissait attendre — et espérer — d’y voir sortir un bon génie.
— C’est l’heure de s’rincer l’gosier ! lança Cusson. Vous prenez quec’ chose, l’ami ?
— Non, merci, monsieur. Je ne bois jamais d’alcool.
— Ah ? Mais alors, vous faites quoi, tout seul, là-haut dans vot’ bicoque ?
En jetant un œil par la fenêtre, Louis sourit en constatant que son chien n’avait pas bougé du side-car.
— Mal élevé de ne pas répondre à une question, grommela l’un des insulaires en s’avançant vers le téléphone.
— Navré, monsieur, c’est occupé, s’interposa le Français.
— Quoi ?
— Vous l’avez entendu quand vous écoutiez ma conversation privée. J’attends un appel important. Il n’y en a que pour… trois minutes.
— Moi aussi, je dois passer un coup de fil important, figure-toi.
— Eh bien, monsieur, pourquoi ne pas utiliser le portable situé dans votre poche intérieure ? S’il s’avérait hors d’usage, vos amis en possèdent un chacun. Ils ne verront aucune objection à vous rendre service, dans le cas contraire, d’aucuns ne sauraient les considérer comme de véritables amis. N’est-ce pas ?
L’homme pivota vers les quatre autres en ricanant, puis se planta devant Sif. Son front plissé en toute circonstance lui donnait un air d’attardé mental.
— Fais de l’air, chnok.
— Messieurs, voyons… soupira le Français. Je pensais que les Québécois se targuaient d’être un peuple chaleureux et accueillant.
— On supporte pas les richards à la tête enflée qui se paient cash une partie de notre île et jouent les Davy Crockett de pacotille en se trimbalant des clébards puants, ici.
Évidemment, ce demeuré — autant que les autres — ignorait l’identité du mystérieux mécène qui avait accordé la somme de trois cent mille dollars aux affaires municipales de l’île, aussitôt répartis au sein de services tels que la bibliothèque, le centre de collecte des ordures, la sécurité publique, la corporation patrimoniale culturelle et les transports collectifs. La restauration du quai de la Richardière et la maintenance du ferry traversier, ainsi que nombre de rénovations insulaires en tous genres qui amélioraient la vie de tous, n’auraient pas été possibles sans la générosité désintéressée du Français.
— Je ne comprends pas. Pourquoi cherchez-vous les ennuis ?
— T’es à côté de la track, dit l’autre alors que ses comparses se levaient de leurs chaises. Les ennuis, c’est plutôt toi qui va les avoir, l’étranger.
— Je ne fais rien de mal. Ni d’illégal. J’ai juste besoin du téléphone que le patron de cet établissement m’a autorisé à utiliser.
— Il a raison, les gars, fichez-lui la paix ! tempéra Cusson. J’offre ma tournée, allez.
— La ferme, Denis !
En criant, l’insulaire brisa une canette de bière contre le comptoir en zinc. Le bruit alerta le dogue qui bondit hors du véhicule.
— Je te préviens que la pelle et le balai sont pour toi, Gaspard ! grogna le tavernier.
— Retourne derrière ton bar et éloigne tes mains du calibre .12 que tu caches en dessous. Le contentieux est entre lui et moi. Ce sera vite réglé.
Menaçant son adversaire avec le goulot tranchant, celui qui s’appelait Gaspard n’entendit pas le chien pousser la porte de l’auberge, crocs apparents et poil dressé. D’un geste, Sif lui ordonna de rester tranquille.
— Tout cela est inutile, je vous assure, dit-il d’une voix rouillée. Deux minutes dix-sept secondes et ce téléphone est à vous, monsieur.
— Barre-toi d’ici, connard, sinon je t’ouvre le ventre comme un saumon cajun.
Le Français soupira, puis tendit la main vers Gaspard et comprima un point situé derrière son oreille. Le type s’écroula dans un bruit de sac de farine.
— Oh, putain ! s’écria Cusson. Tu… Merde, tu l’as tué ?
— Il se pourrait que mon champ de compétences recouvre ce genre de pratiques, en effet. Cependant, je condamne toute forme de violence. Dans le cas présent, il s’agit d’une vulgaire syncope. Je crains que son réveil ne soit douloureux, hélas. Je vous conseille de ne pas le toucher pour l’instant.
Les insulaires reculèrent d’un pas, épouvantés.
— Bien… Si quelqu’un d’autre souhaite téléphoner, je lui suggère de patienter… une minute trente-trois.
Denis Cusson fit rasseoir tout le monde. Il les rassura sur les intentions de l’étranger, à qui il vint offrir une tasse de café chaud.
— Très aimable, merci, dit Sif.
Dans le sourire de Cusson, de la peur se glissa sous la bienséance. La sonnerie stridente fit sursauter l’assemblée. L’homme étendu par terre ne bougea pas. Louis décrocha au ralenti.
— J’écoute.
— Alors voilà, commença Isnard d’une voix affectée. La fille est en bonne santé. Elle fait face à quelques déboires sentimentaux.
— Quel est donc le problème ?
— Eh bien… Ses ennuis ne sont pas d’ordre privé.
— Expliquez-vous, Julian.
Quand le notaire eut fini de lui exposer la situation de la personne concernée, Sif se gratta la tête et soupira.
— Bon. Rappelez-le et dites-lui de ne pas la lâcher d’une semelle. Je veux un topo complet dans vingt-quatre heures.
— Monsieur Sif, j’ignore pourquoi cette femme est si importante à vos…
— Il n’y a aucune dimension hiérarchique entre les huit, Julian. Je vous paie pour gérer leur tutelle et collecter les comptes rendus, point. Vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage.
— Excusez-moi, monsieur, je n’avais pas l’intention de…
— Je vous rappelle demain à la même heure.
— Bien sûr. Euh, monsieur ? Si je peux me permettre…
— Autre chose ?
— Enfin, je… Je pensais que vous m’appeliez pour la… Hum… Vous savez, la planification des obsèques.
— Obsèques ? Qui est mort ?
— Comment ça, vous n’avez pas reçu l’avis de décès ?
— Je jette toutes les autres enveloppes, Julian.
— Mais enfin, il… Il s’agit de Madame la Comtesse ! J’ai cru bon de…
— Ma mère est morte ?
— Oh, mon Dieu, monsieur, je vous présente mes plus sincères condol…
— Quand ?
— Eh bien… Il y a trois jours. Mardi. Les secours n’ont hélas pas pu…
— Demain. Même heure, Julian.
— Hum, euh… Je-j-je dois en outre vous informer que plusieurs actes importants seront à parapher de votre main afin de me laisser force probante et exécutoire sur la succession dont vous… A-allô ?
Quand Sif raccrocha, le nommé Gaspard reprenait conscience en gémissant.
— Vous devriez aider votre ami à se relever et vous servir de ce téléphone pour lui appeler un médecin, dit-il. Au revoir, messieurs.
L’assemblée regarda le Français passer la porte et enfourcher sa meule antique avec son animal dans le panier adjacent. Il avait la mine tourmentée de celui qui vient d’apprendre une nouvelle catastrophique.
***
4
Les autorités avaient chassé les badauds pour favoriser le ballet incessant des ambulances autour du MWA. On évacuait les blessés après avoir prodigué les premiers secours et stabilisé les plus gravement atteints. D’une façon ou d’une autre, les journalistes avaient réussi à franchir le cordon de police. Devant chaque caméra, un présentateur — plutôt une femme, de préférence agréable à regarder — micro en main, essayait de donner l’impression d’en savoir plus que tout le monde. Plusieurs projecteurs se braquèrent sur le maire de la ville, venu constater les dégâts en compagnie du NYPD Commissioner Jack Ramsey, dont les galons aux cinq étoiles dorées impressionnèrent les officiers assermentés présents sur les lieux. Dans tout le pays, et dans le monde entier, des gens les observaient en cet instant même, et voulaient les voir faire ce qu’il fallait. Le chef du FBI local, Gabriel Cholak, venait de leur garantir qu’il pilotait les investigations nécessaires afin d’écarter tout risque d’attentat et de rassurer la population au plus vite. Une affirmation aussitôt répercutée devant les caméras.
Jarel Inglis posa une main réconfortante sur le front ensanglanté de la dernière victime, avant que deux urgentistes ne l’emmènent sur un brancard. Comment un tel carnage avait été possible ? Pourquoi l’issue de la prise d’otage leur avait-elle échappé de façon si dramatique ? Aux œillades que lui lança Cholak, Gliss sut que la conversation avec les deux hauts fonctionnaires de l’État finirait par concerner l’initiative de Fraser. Tandis que Cox et Barian se chargeaient des formalités d’usage avant de lever le camp, le grand Noir gracile traversa le hall tapissé d’hémoglobine en direction d’une pièce de neuf mètres carrés, repère de balais et d’ustensiles ménagers. Candy Fraser s’y était réfugiée depuis vingt minutes. Adossée contre une cloison, les yeux fermés. Ses paupières frétillaient comme si son esprit virevoltait dans un cauchemar.
— Que faisaient-ils ici, Doux Jésus ? lança Inglis. Ce n’est pas logique du tout.
Fraser souleva un index, réclamant le silence.
Inglis allait l’abandonner à son trip personnel quand il entendit un tapotement. Contre toute attente, la cloison derrière Candy sonnait creux.
— Ceci devrait être un mur porteur, déclara-t-elle.
Persuadé qu’elle avait mémorisé la conception des quatorze niveaux du bâtiment, Inglis fit demi-tour et examina le sol. Il ne lui fallut que huit secondes avant de trouver une empreinte partielle de chaussure dans une fine couche de poussière. Ainsi qu’une goutte de sang.
À y regarder de plus près, une fissure étroite et rectiligne parcourait le mur à cet endroit, traçant le rectangle d’une ouverture. Après quelques tâtonnements le long de la paroi, ils entendirent un déclic. Le passage dévoila des marches faiblement éclairées.
Candy dégaina son arme.
—Allons-y.
Jarel Inglis aurait voulu objecter : ils pourraient tomber sur une bombe incendiaire, un quintal de C4 ou n’importe quel autre cocktail explosif de fabrication artisanale. Les spécialistes devaient être prévenus. Mais Candy dévalait déjà l’escalier. Jarel se rallia à sa décision de mauvais gré. Après tout, s’il y avait une bombe là-dessous, autant le savoir vite.
Ils se retrouvèrent dans un long couloir blanc à angle droit, sans aucune porte, éclairé par des néons à faible intensité. Le portable de Candy vibra dans sa poche. Un SMS :
Salut, ma bichette.
Molly souhaite que sa marraine adorée vienne à sept heures pour lui montrer ses dessins et manger une part de gâteau. Angus espère bien battre Tom au basket, cette fois.
On compte sur vous.
Bisous.
Anna XOXO
Sa sœur. Sa famille parfaite. Sa putain de gentillesse. L’anniversaire de sa nièce, ce soir. Et toujours le même sujet de discussion.
— Un problème ? murmura Gliss, courroucé.
Candy remisa son smartphone, tourmentée par ses intestins. Le duo avança à pas feutrés dans ce goulet d’étranglement silencieux à l’esthétique carcérale, se couvrant l’un l’autre conformément au code de progression en milieu confiné. Ils remarquèrent la caméra de surveillance qui les épiait depuis un coin du plafond. Qui était de l’autre côté ? Le cœur de Jarel Inglis battait la chamade. Son imagination tournait à plein régime. Ici, une embuscade leur serait fatale.
Au bout du second corridor, ils ralentirent l’allure devant une grille à barreaux épais, ouverte. Et puis, une pièce vide et pâle, où…
— Tu vois ce que je vois ? fit Gliss. Ce truc doit peser six tonnes, au bas mot.
Les agents américains se tenaient devant une spectaculaire porte en acier d’un mètre d’épaisseur, pivotant sur tourelle blindée dans un bloc de ciment digne des salles-bunkers de la Maison-Blanche.
— On dirait une ancienne chambre forte. C’est quoi, au-dessus ?
— Immeuble de bureaux.
— Peut-être les locaux d’une succursale bancaire… ou la tirelire du jeune Rockefeller.
Les murs latéraux de la casemate imprenable, au carrelage en damier, contenaient douze rangées de coffres semblables à de petits tiroirs. Des coulures de sang frais en recouvraient la plupart. Au sol, deux hommes en costume noir, criblés de balles. Fraser et Inglis progressèrent avec circonspection vers un troisième larron, assis sur une chaise au milieu de la pièce, la tête basculée en avant.
— Merde… Que s’est-il passé ici ?
Candy contourna la chaise et constata que celui-là était mort, aussi. La scène avait tout l’air d’un interrogatoire qui aurait mal tourné. Comble de l’horreur, l’assassin avait pratiqué des incisions cutanées sur les tempes et le cuir chevelu de la victime assise… pour retirer la peau qui recouvrait le haut de son visage. Un acte aussi grossier qu’une page arrachée dans un magazine de salle d’attente.
— Plus grand-chose pour l’identifier, ajouta Gliss.
Fraser oublia un instant la pulpe sanglante, les morceaux d’os et l’excès d’hémoglobine gluante pour se concentrer sur le mode opératoire du meurtre : une seule balle, dans la tempe. Tout comme le premier otage.
— Bizarre, grommela-t-elle en replaçant son Glock dans son holster.
Soudain, trois types en costume noir sortis de nulle part apparurent dans la chambre forte, arme au poing. Les pieds plantés dans le sol, les deux fonctionnaires fédéraux se retournèrent, prêts à répliquer.
— Dans l’intérêt de la sécurité nationale, je vais vous demander de quitter les lieux sur-le-champ ! énonça une voix posée.
L’auteur de ces mots slaloma entre les trois gorilles sans avoir l’air de toucher le sol, les mains fourrées dans les poches de sa redingote. Un homme sec, de petite taille, aux cheveux gris cendré et aux pattes d’oies malicieuses rehaussées de lunettes rectangulaires, qui rappela à Candy un ancien prof de chimie sadique dont elle ne supportait pas l’haleine mentholée. Le genre à préférer le foie gras Sauternes au hot dog mayonnaise.
— Et moi, je vais vous demander de vous identifier, répliqua-t-elle. Quel est cet endroit ?
L’inconnu étudiait les trois cadavres, affichant la même expression austère devant la victime au visage écorché. Manifestement, le spectacle ne le surprenait guère.
— DeMasio ? lança Gabriel Cholak, le directeur du contingent du FBI, accompagné de ses agents Cox et Barian, dont les grosses lettres jaunes sur les vestes de vinyle indiquaient à quelle administration ils appartenaient. Qu’est-ce que vous foutez ici ? C’est le FBI qui a autorité pour…
— Le moment est mal choisi pour les querelles de juridiction. Toujours à suivre les règles au pied de la lettre, hein, Gabe.
— Qui êtes-vous, bordel ? rugit Candy, arme au poing. C’est quoi, tout ça ?
— Je serais ravi de vous renseigner, madame, mais pas en présence de simples agents.
— Eh bien, il se trouve que mademoiselle Fraser est relevée de ses fonctions, annonça Cholak en lui indiquant la sortie. Candy, s’il te plaît...
Le directeur du Bureau fédéral new-yorkais, étrange volatile au profil d’aigle, faisait valoir sa haute stature d’ancien basketteur universitaire en prenant la mesure de ses interlocuteurs du haut de son mètre quatre-vingt-dix-huit. Fraser le gratifia d’un regard plein de dédain.
— Relevée de mes fonctions ?
— Temporairement.
Elle lui lança un sourire en lame de rasoir. Quelle tragédie surréaliste se jouait ici ? Comment avait-elle pu finir dans le plumard de cet enfoiré ? Elle se sentit soudain très faible. Comprenant ce qui était sur le point de se déclencher, elle implora un sursis. Pas maintenant… En fin de compte, l’issue tombait à point nommé. Ne surtout pas offrir à Gabriel Cholak le ravissement d’assister à ça.
— Si grande gueule… et si petit ailleurs, lui siffla-t-elle en plongeant la main dans la poche de son jean pour en dissimuler le tremblement.
Cox et Barian la raccompagnèrent. Avaient-ils vu son geste ?
— Baissez vos armes, ordonna Cholak après son départ. Agent Inglis, je vous présente William DeMasio, directeur adjoint de la CIA, directorat Sciences et Technologie.
Le petit bonhomme aux tempes grisonnantes ajouta :
— Et cet endroit… n’existe pas.
***
Quand Candy Fraser écrasa son poing sur la porte et qu’elle entra dans un fracas épouvantable, le jeune ingénieur système, seul dans le PC déserté, bondit de sa chaise.
— Ah ! dit-il. Agent spécial Fraser, j’ai croisé les données du TSDB et de la NGI, mais rien ne…
— Sortez.
— Euh… Madame ?
Candy entendit la question de loin, voulut le jeter dehors, mais ses jambes s’y refusaient. Elle avait esquivé sa première crainte, celle de se retrouver prostrée à même le sol devant son supérieur direct et les membres de son équipe. Dans le brouillard de ses pensées, elle se souvint avoir aperçu des toilettes dans le fond de la pièce. Elle contourna le gamin et s’y rua. Assise sur la cuvette, elle se mordit la lèvre tout en s’efforçant de respirer par le nez, alors que le chagrin consumait sa poitrine, se répandait en elle comme un parasite contaminateur.
Les cris de Tom lui revenaient comme un tsunami : « On s’est perdus, Candy ! Notre couple ne subsiste que sur cet unique projet d’enfant ! Mais ça ne marche pas, putain ! On se regarde sombrer depuis deux ans ! » Alors oui, elle avait trop voulu ce bébé. Trop espéré. Trop été déçue. Ce besoin d’être mère l’avait obsédé au point de moins considérer son mari. Jusqu’à ne plus le voir du tout. Jusqu’à redouter les moments où il poserait ses mains sur elle. C’est ce dégoût qu’elle ne se pardonnait pas. Pourquoi dédaigner cet homme doux et attentionné, qui n’avait pas hésité à lui confier ses doutes et ses appréhensions. Mais elle n’avait pas entendu… et l’avait trahi à la première occasion. Pour quelle raison ? La douleur de la réponse n’en était que plus aiguë : si Candy ne pouvait se résoudre à ne jamais devenir mère, elle avait eu le besoin impérieux de se sentir femme à nouveau. Et Gabriel avait été là au bon moment… À cet instant, si elle éprouvait du dégoût, ce n’était plus qu’envers elle-même. Le corps qu’elle croyait toxique, c’était bien le sien, pas celui de Tom.
— Agent Fraser ? Tout va bien ? insista le jeune Afro-américain, de l’autre côté de la porte.
La peur d’être surprise dans un tel état fustigea le visage de Candy. Une brève lueur de raison parvint à se frayer un chemin dans le chaos de ses émotions : son job était la seule chose qui tenait encore debout dans sa vie. Elle devait s’y accrocher comme un naufragé à sa planche de bois.
— Vous êtes sûre que ça va ?
— Je veux revoir les images de la prise d’otages.
— Euh… À vos ordres, madame.
Quand Candy quitta les toilettes et fit couler de l’eau fraîche sur ses mains, trois minutes plus tard, elle se sentait vidée. Néanmoins, sa résolution l’emporta. Elle s’installa face aux écrans vidéo. Le technicien la dévisagea, mais Candy ne lui laissa pas le temps de poser sa question.
— Remonte jusqu’au moment où ils conduisent les otages dans l’autre pièce.
— Vous savez, il se trouve que, sur une intuition, j’ai moi-même entrepris de visionner le déroulé intégral de…
— Rien à cirer. Fais ce que je te demande et ferme-la.
— Bien, madame.
Candy consulta sa montre et renoua sa queue de cheval.
— Tu as une clope ?
Encore en âge de téter sa mère, le hacker sortit de sa poche une boîte de chewing-gums à la chlorophylle.
Candy soupira devant les gommes verdâtres.
— Je ne fume pas, bégaya-t-il.
***
— Si on ne se trouvait pas sur le sol américain, affirma Cholak, je dirais que nous sommes sur un site noir de la CIA.
— Un site noir ? reprit Inglis en détaillant les murs bétonnés de la chambre forte.
Le directeur adjoint de la CIA les toisait sans se départir de son air narquois. Par le passé, son service avait dû museler Gabriel Cholak suite à une enquête un peu trop poussée relative à l’effondrement du World Trade Center. William percevait l’écho de ce vieux contentieux toutes les fois où Cholak l’appelait « Bill ».
— L’Agence dispose de prisons secrètes partout dans le monde, utilisées pour loger des détenus fantômes, retenus captifs sans être accusés d’aucun crime, et autorisés à aucune forme de défense légale, exposa Cholak, semblant vouloir jeter de l’huile sur le feu. N’est-ce pas, Bill ? Ces personnes y font l’objet de ce qu’ils appellent évasivement « interrogatoire tactique amélioré ».
— Ce terme ne m’est pas familier, railla deMasio.
— Chef, je sais ce qu’est un site noir, dit Inglis. Certains sont connus : Diego Garcia, l’USS Ashland ou cet aéroport en Europe de l’Est. La CIA délocalise à l’étranger, mais…
— Mais si l’existence de tels sites chez nous était portée à la connaissance du public, ce serait la fin de cette administration, compléta Cholak. Vous avez raison, agent Inglis.
— Il est donc fort heureux qu’il n’en existe pas, répliqua DeMasio.
Gliss fouilla les deux macchabées en costume, et mit la main sur des badges de l’Agence indépendante du gouvernement des États-Unis — un aigle royal de profil, sur fond bleu. Des hommes de la CIA–DS&T (Directorat des Sciences et Technologie). La branche de William DeMasio.
Inglis comprenait le courroux de son chef. Le contentieux de longue date qui opposait le FBI et la CIA remontait à Pearl Harbor. Edgar Hoover s’étant montré incapable de prévoir l’attaque japonaise, le Bureau fédéral fut cantonné à la sécurité du seul territoire national, et l’espionnage à l’étranger confié à un nouveau service de renseignements extérieurs, nommé OSS. Cependant, aucun contrôle parlementaire ne fut jamais établi sur ses agissements. Supposément réglementée et surveillée par les pouvoirs exécutifs et législatifs américains, l’OSS — devenu Central Intelligence Agency en 1947 — s’autorisait toute sorte d’incartades en toute impunité. La loi stipulait pourtant que l’agence n'avait pas le droit de mener des actions sur le territoire des États-Unis sans en informer préalablement les commissions parlementaires, et encore moins — sauf ordre du président en personne — de diligenter des opérations spéciales ou des assassinats. En résumé, la police d’État et les espions ne supportaient pas de partager leur bac à sable.
— Qui que soit ce type, récapitula l’agent Inglis, ses meurtriers ne voulaient pas qu’il parlât à la CIA. En haut, ce n’était que de la fumée. Le vrai feu couvait ici.
— Écrivez-le, car je nierai l’avoir dit, répliqua DeMasio. Ce ne sera pas difficile vu que demain matin, cette pièce n’existera plus. Officieusement, cet homme sur la chaise à qui il manque le visage, c’est le professeur Eero Larsson.
En entendant ce nom, Jarel Inglis tiqua. Larsson. À quoi cela faisait-il référence ? Il avait beau se triturer les méninges, il n’arrivait pas à se souvenir.
— Qui est-ce ? fit Cholak.
— Un Finlandais, ingénieur en nanobiologie et, officieusement encore, un de nos indics.
— C’est comme ça que vous traitez vos indics ?
DeMasio examinait le cadavre assis sur la chaise avec un soin du détail qui déplut au chef de département du FBI. L’odeur musquée de son after-shave couvrait celle de la barbaque sanglante qui attirait déjà les mouches.
— Il nous renseignait sur une organisation terroriste, jusqu’à ce qu’ils comprennent. Impossible de l’extraire.
— Alors, vous l’avez abandonné ?
— Je ne dirais pas ça comme ça. Ce sont les impondérables du métier. Encore plus regrettable, il s’est échappé. Avec une énorme rancune envers les États-Unis.
— Faire de ses amis ses ennemis : une spécialité de la CIA, ironisa Cholak.
— Il s’est planqué. On l’a perdu de vue, disparu des écrans radars depuis février 2010.
Inglis se mit à réfléchir. Cette date lui évoquait bien quelque chose, mais quoi ?
— Nous savons qu’il a développé ses compétences pour devenir un sacré fabricant de bombes. Associé avec une officine en marge : TEARS OF ARAL.
— Euh, pardonnez-moi, dit Inglis, mais… à quelle étape du processus de fabrication d’une bombe la nanobiologie intervient-elle ?
— Êtes-vous spécialiste de la question ? s’offusqua DeMasio.
Non, monsieur, fut la seule réponse que souffla Inglis, préférant jouer profil bas.
— J’ai entendu parler de TEARS OF ARAL, compléta Cholak. Multiethnique, inhabituel chez les terroristes.
— Inhabituel et dangereux pour la sécurité nationale.
— Mais ils n’opèrent pas ici !
Gliss vit passer un éclair conquérant dans les yeux de Bill DeMasio.
— J’ai bien peur que vos infos ne soient pas à jour, Gabriel.
***
— Rien ! Rien de rien ! Merde de merde !
Candy Fraser asséna un nouveau coup de poing sur la table. Le jeune hacker rattrapa de justesse un des moniteurs vidéo qui basculait vers le sol.
— Euh, vous savez… je suis Sysop ici, et donc responsable de la maintenance du matériel de l’administration, plaida-t-il.
— Dix fois qu’on se tape la séquence d’avant en arrière, et que dalle ! Qu’est-ce qu’ils ont foutu là en bas ? Quel est le lien ? Bordel !
L’adolescent penaud se dit qu’il risquait gros à ramener sa fraise à un moment pareil. Pour autant, cela le démangeait depuis le retour de Fraser au PC.
— Autorisation de prendre la parole, madame ?
— Il emmène trois otages à l’arrière… et il les fait ressortir au bout de…
N’entrevoyant aucun indice lui permettant de résoudre l’énigme, elle ignora son orgueil et se tourna vers lui.
— Ton nom ?
— Euh, Simon Gambale, madame.
— Autorisation accordée, Simon. Deux minutes.
— Noprob, une seule me suffira ! se réjouit le gamin en modifiant sa posture sur sa chaise.
Ses doigts papillonnèrent sur les touches d’un clavier. Il rembobina jusqu’à caler la séquence vidéo au moment où le second terroriste emmenait les otages dans la pièce de derrière. L’image se figea.
— Lorsque j’ai visionné ces bandes, j’ai décelé une… enfin, oui, une anomalie.
— Quel genre ? dit Fraser tout en se demandant si cet enfoiré de Cholak était sérieux ou s’il jouait l’esbroufe devant le fameux Bill, lequel semblait par ailleurs sacrément bien informé sur son compte.
— Je ne sais pas ce qu’ils ont foutu dans ce cagibi, mais le fait est que… l’un des otages a changé de pompes.
— Pardon ?
— Observez.
Simon rembobina une nouvelle fois la vidéo. Dos à la caméra, les quatre hommes entraient en file indienne, mains sur la tête. Tous portaient des chaussures noires type baskets, le terroriste fermant la marche et claquant la porte derrière lui. Quatre minutes trente plus tard, ils ressortirent. Face caméra, cette fois. Le premier otage, puis le second, et quand le troisième apparut à l’écran, le jeune Sysop appuya sur « pause ». Il avança la séquence image par image puis, au timecode qu’il avait repéré, zooma par un tour de passe-passe dont il avait le secret.
Candy se concentra sur ses pompes.
Marron.
— Merde…
— Et ce n’est pas tout, ajouta Simon avec un grand sourire.
Il déplaça le curseur et cadra le thorax du fameux otage numéro trois.
— Ça alors ! hurla Fraser. Des nibards ?
— Hum, aucun doute possible, ânonna le petit génie, un peu gêné soudain de faire preuve d’autant d’expertise en la matière. Je ne sais pas ce qui s’est passé là-dedans pendant ces quatre minutes trente, mais les faits parlent d’eux-mêmes : numéro 3 est devenu une femme.
***
Inglis se demanda comment la CIA s’y prendrait pour camoufler tout ce bazar. Les cadavres, le sang, les empreintes… Le secret éventé, tout devrait disparaître.
— On a repéré Larsson quand il est revenu ici avec un faux passeport, expliqua DeMasio.
— Vous pensiez qu’il allait faire sauter quelque chose ? s’enquit Cholak. Alors, vous l’avez choppé, et balancé dans ce site noir !
DeMasio partit dans un rire franc.
— Désolé, Gabriel. Voici le moment où je ne peux ni confirmer, ni tout nier en bloc.
— Pourquoi lui avoir arraché le visage ?
— Question suivante.
— Explique-moi comment un scientifique aussi brillant et, à en croire tes dires, entouré d’un groupe de gens avec les moyens logistiques d’une cellule terroriste, aurait-il pu commettre une telle erreur ?
— Nous…
Son téléphone l’interrompit. Pendant huit secondes, le directeur adjoint de la CIA écouta les données confidentielles que lui transmettait son interlocuteur.
Puis il raccrocha, le visage placide.
— Messieurs, converser avec vous fut un vrai plaisir, déclara-t-il, mais je vais hélas devoir vous laisser. Éteignez la lumière en partant.
Cholak le regarda vider les lieux sans se retourner.
— Fait chier, maugréa-t-il. Ils foutent le bordel, des gens meurent, mais comme c’est au nom de la sécurité nationale, tout est normal ! Ensuite, c’est nous qui devons colmater les brèches et nous démerder avec les familles et les médias.
Jarel Inglis s’apprêtait à lui poser une bonne douzaine de questions quand il sentit sa poche vibrer. Un SMS de Candy :
On a quelque chose.
***
Candy Fraser avait congédié Simon et acheté son silence sur l’épisode des toilettes en lui promettant de louer ses compétences au chef de la police. Son « anomalie » se transformait en indice majeur qui écartait définitivement la piste terroriste. Indice que, soit dit en passant, Candy n’aurait jamais décelé sans son concours. Néanmoins, ce qui se jouait ici revêtait un niveau de confidentialité auquel Simon Gambale n’avait pas accès.
Même s’il risquait plus gros qu’une tape sur les doigts, Inglis avait brossé à toute l’équipe une synthèse rapide des données nouvelles : DeMasio, CIA, site noir, visage arraché, Larsson, concepteur de bombe.
— Juste là, dit Candy.
Ses partenaires s’approchèrent de l’écran. Candy sourit intérieurement. Sa première image réconfortante de la journée : les G-men qui se serraient les coudes.
— Elwood pète un câble, alors Jake lui ordonne d’emmener le trio à l’arrière. Et si ces otages n’en étaient pas ?
— Explique.
— Des renforts. Ils sont descendus tous les quatre, et ont abattu les agents de la CIA.
— Pourquoi se faire passer pour des otages ? demanda Barian.
— Pour dissimuler le plus important, trancha Candy. Regardez… Le vrai tour de magie commence ici. Observez le troisième. Manches trop longues, taille différente, et il ne porte pas les mêmes chaussures qu’à l’aller.
— C’est un autre gars ! s’exclama Cox.
— C’est une femme, précisa Candy. On distingue sa poitrine.
Inglis se frappa le front du plat de la main.
— Ce n’était pas une exécution. Mais un sauvetage !
— Doublé d’une opération kamikaze, ajouta Fraser en quittant son siège. Elwood abat les agents avec les faux otages, et en sacrifie un pour l’échanger avec l’occupante de la chaise. Lui ôter la peau du visage est un point qui devra être éclairci.
— Pourquoi le directeur adjoint de la CIA n’a pas dit qu’il s’agissait d’une femme ? releva Barian.
— Parce qu’il cache quelque chose, répondit Cox. Comme d’habitude.
— Elle se change et ils la blessent au cuir chevelu, où l’abondance de saignement la rend méconnaissable au milieu des autres otages. Le carnage sert juste à détourner l’attention, tout comme se faire tuer par les troupes d’assaut. Bon sang, ils ont descendu douze personnes et se sont sacrifiés pour la sauver, elle… Ensuite, les secours l’emmènent avec les victimes. Évidemment, personne n’a rien vu.
— Sacré bon sang ! s’exclama Inglis. Trouvez dans quel hôpital ils ont transporté les blessés !
Cox et Barian sortirent, téléphone en main.
— On se renseigne.
Jarel Inglis revoyait en pensée le rictus cynique du directeur adjoint au moment de son départ du bunker.
— Voilà pourquoi DeMasio s’est barré précipitamment ! La CIA veut la récupérer. Et pour ça, ils ont un train d’avance sur nous.
— Pas sûr, fit Candy.
— Explique.
— Les deux complices. La police les tient toujours ?
— Cinq blessés en état grave sont transférés sur le Presbyterian et Mount Sinaï, annonça Barian, hors d’haleine. Le reste des otages est confiné chez nous, en attente du débriefing.
Candy saisit sa parka.
— Un dans chaque hôpital, vous me les gardez au frais. Gliss, avec moi.
***
5
CRAC !
Le bruit de la bûche refendue sur le billot renvoyait Louis aux plaisirs simples, à l’instar d’un ruisseau qui coule, de la brise qui souffle ou du feu qui crépite. Des plaisirs auxquels la génération connectée, bercée par l’insistance obsédante des appareils sous tension, ne prêtait plus aucun intérêt. Il n’avait pas quarante ans, mais à bien des égards, le monde qu’il avait connu n’était plus le sien.
D’où ce besoin de le fuir.
La ville ne lui manquait jamais. Une nuée de fourmis, courant dans tous les sens, l’œil rivé sur l’écran de leur portable, les poumons englués de pourriture volatile, les tympans de pourriture auditive, et le cerveau sclérosé par la télé-réalité et les réseaux sociaux. Une horde de zombies qui roulait en voiture chaque jour, mangeait de la viande chaque jour et prenait une douche chaque jour. Et cette insondable bêtise dans laquelle ils s’enfonçaient… Louis n’aimait que les vastes étendues désertes, battues par les vents glacés et violents, où la concentration d’êtres humains au kilomètre carré avoisinait le zéro absolu. Rencontrer un minimum de gens avec qui échanger un minimum de mots, là où un regard hostile était de toute façon toujours préférable.
Comme tous les jours, il s’était réveillé à la clarté de l’aube, ses membres pleins d’énergie réclamant une activité que seul un jogging matinal pouvait leur fournir. Il avait alimenté le poêle à bois et enfilé une paire de sneakers confortables avant de pousser la porte. Son copropriétaire à quatre pattes l’accompagna avec entrain, ravi de quitter son tapis moelleux pour une escapade revigorante loin de la maison. Si, à l’origine, il s’était bien agi d’une ferme, celle-ci n’avait guère prospéré et ses terres redevenues inhospitalières présentaient un terrain inégal — comme presque tout le reste de l’île.
Cette île qui avait été une destination aussi arbitraire qu’une épingle plantée au hasard sur une vieille carte froissée.
Un endroit où la vie se retire.
Ici, il retrouvait une existence simple, originelle, affranchie de ce qui pourrait la perturber. Ici, il ne « dérangeait pas l’air », comme disaient les anciens.
Ne figurant sur aucune liste électorale, ne possédant ni mutuelle ni carte de fidélité, il avait sa place. Son argent liquide était enfermé dans une boîte de pêche posée sur la cheminée, ou sur l’étagère près des romans de London, Giono, Stevenson, Pagnol, Thoreau, Louis-René des Forêts, de disques de jazz et de livres sur Edward Hopper. S’il refusait qu’il y ait une quelconque trace de ses faits et gestes dans les registres administratifs gouvernementaux, c’était suite à une décision mûrement réfléchie.
Toutes les fois où il descendait sur la grève, il n’avait d’autre compagnie qu’une volée de grands hérons. Certains jours, des canards noirs glissaient avec grâce sur les eaux sombres du Saint-Laurent. Mais ce matin-là, il avait choisi de grimper. S’il possédait plusieurs fusils, il n’en avait aujourd’hui nul besoin.
À chaque nouvelle foulée, les années s’effaçaient dans les volutes de buée échappées de sa bouche, et avec elles, les fantômes de ceux qui les avaient peuplées. Un sourire involontaire monta à ses lèvres tandis qu’il contemplait les reflets des feuillages naissants. Tout autour, les tonalités de vert et d’ocre brillaient avec un éclat retrouvé. Dans l’air, qu’il buvait comme la rumeur de l’eau, les oiseaux jouaient une mélodie changeante, annonçant l’imminence du printemps. Une musique qui accompagnait ses jours comme un chanteur s’accompagne à la guitare. Ici, l’accompagnement, c’était le charme rustique de sa cabane — un temple qu’il avait restauré, le seul signe qui le réconciliait avec la civilisation — et surtout la rivière, la promesse d’une permanence. Aucune chance de la perdre, la rivière. Le sourire de Louis venait de loin, du passé, de l’enfance d’où il n’aurait jamais dû sortir.
Comment s’était-il retrouvé ici ? Aucune idée, c’est peut-être cette île, comme ce chien, qui l’avait trouvé, lui. Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. À ciel ouvert, replié dans sa quête d’ombre lumineuse, Louis se réconciliait avec des douceurs anciennes, dans le silence des couleurs successives qui déclinaient son mystère. Il avait beaucoup voyagé et souvent dans des pays où le rapport au merveilleux et à l’invisible était très présent. Sa profonde érudition lui avait permis d’échapper au carcan du cartésianisme français qu’il voyait comme une chape de plomb sur son imagination créatrice et sa perception du monde. Une imagination aujourd’hui tarie et une perception du monde cantonnée au minimum vital.
Pas un retour aux sources, plutôt un aller aux sources.
De la nature, on apprend.
Louis jouissait de ces plaisirs simples, parce que la mort était là, elle l’enserrait. Il voulait rire pour conjurer l’envie de pleurer. Il voudrait oublier, désespérément, mais il ne le pouvait pas, et souffrait au contraire de trop se souvenir. Non, ce n’est pas l’amnésie qui le menaçait, mais l’hypermnésie qui le paralysait. Existait-il encore ? Sans doute que oui, sous une autre forme. Aujourd’hui, il n’essayait plus d’accrocher des wagons de chimères à son traumatisme. Car renoncer à la vie, c’était subir la loi des ténèbres.
Une brise de mer célébra leur arrivée au promontoire. Avec l’achat de cette parcelle de terrain, Louis était ici chez lui. Le visage impassible, il pouvait voir et entendre les vagues progresser en rangs serrés et s’écraser contre les éboulis au pied des rochers.
Essoufflé par cette ascension au pas cadencé, son compagnon à quatre pattes et à l’oreille cassée s’assit près de lui.
L’homme observa la brume qui montait du Saint-Laurent le temps d’exercices d’assouplissement et de stretching musculaire. L’acide lactique drainée, il ferma les yeux, prit une grande inspiration et claqua des mains en inclinant la tête, pour convoquer les esprits rôdant en ces lieux et témoigner de son respect à leur influence sur son destin.
Ici, je suis connecté à qui je suis.
Il ressentit un brusque tressaillement, qu’il attribua à l’émotion du moment, à cette balade en amnésie, ou plus probablement à la proximité des esprits chers. Derrière lui, au sommet de la crête aménagée, les deux croix de bois n’avaient pas bougé depuis qu’il les y avait plantées, cinq ans auparavant. Les corps physiques des défunts n’étaient pas là, bien sûr, mais leur kami apaisé avait pris possession des lieux, il en était certain. Oui, il avait reconstruit ici, mais seulement après avoir fait ce qu’il estimait nécessaire… Avant de reconstruire, il avait dû détruire.
Et ça, il leur avait juré de ne jamais le refaire.
C’est cette promesse mystique qu’il allait pourtant devoir rompre si l’information qu’il s’apprêtait à recevoir n’était pas celle espérée.
Il pria longuement, sans pouvoir retenir ses larmes.
Après quoi, il se tourna vers son chien qui le regardait d’un air compatissant :
— Ne t’en fais pas, vieux frère. Ne t’en fais pas. Tout ira bien.
Même ici, en cette nature profonde, où ses journées n’en finissaient pas d’oublier l’heure, l’absence était avant tout de l’omniprésence.
Les documents laissés sur la table le ramenaient inlassablement à ce passé sombre, mais il ne pouvait s’y résoudre.
Huit noms.
Huit personnes sauvées.
Huit raisons de rester en vie.
Cœur : Rowena Sinclair, Montréal
Rein D : Sergio Dellavedova, Bruxelles
Rein G : Aymeric Girard, Paris
Poumons : Kazimierz Uran Sczlajek, Cracovie
Pancréas : David Arienthal, Lyon
Foie : Kevin Morris, Londres
Artères pulmonaires, iliaques et fémorales : Célia Vilas, Lisbonne
Œil : Candy Fraser, New York
***
6
Fraser et Inglis s’engouffrèrent dans le parking souterrain du Jacob K. Javits federal building après sept minutes d’un trajet passé au téléphone. Devant l’ascenseur, Candy demanda à son équipier d’aller préparer les salles d’interrogatoire et beaucoup de café, prétextant qu’elle avait oublié son portable dans la voiture.
Elle surprit le froncement de sourcils d’un analyste du cinquième qui détourna le regard lorsqu’il la croisa, déçu par une silhouette qui lui avait paru si plaisante au demeurant. La même déception affichée par le journaliste qui lui avait tendu un micro devant le MWA. Pas de commentaires, lui avait-elle déclaré avant de faire évacuer l’ensemble des cars régies.
Candy s’installa côté passager, claqua la portière d’un geste las et s’enferma dans l’habitacle comme s’il s’agissait de l’unique refuge contre l’attaque d’un prédateur. Elle ouvrit la boîte à gants et trouva ce qu’elle espérait : un tube d’anxiolytiques. Rempli. Impossible de remettre la main sur la plaquette de sa parka, c’était fâcheux. Le comprimé blanc passa de sa gorge à son œsophage au prix d’efforts considérables. Vidée, elle s’abandonna en arrière contre l’appuie-tête, un frisson glacé lui tétanisant la colonne vertébrale. Dans le miroir du rétroviseur, elle se demanda ce que Tom allait penser en rentrant à la maison, ce soir. Aussitôt après, Candy éprouva de la haine pour elle-même, cette pauvre conne qui se souciait encore de l’avis de l’homme qui l’avait plaquée. Elle l’avait trop fait souffrir, rester avec elle l’empêchait d’être père. Normal de fuir. Candy avait merdé, et en payait le prix fort. Avec, pour unique échappatoire, une affaire à double fond qui s’annonçait comme la plus violente et la plus étrange de sa carrière.
Réalisant qu’elle s’apitoyait sur son sort alors que douze familles venaient d’être décapitées, elle refoula son égoïsme pathétique, rabattit son carré blond, claqua la boîte à gants et sortit de la voiture après avoir fourré le tube de médicaments dans sa poche.
Il était 10h30 quand Jarel Inglis, visage fermé, l’accueillit à l’ouverture de l’ascenseur.
— Jure-moi que tu n’as pas replongé.
Il tenait entre les doigts la plaquette de tranquillisants. Manifestement, il avait attendu le moment opportun pour mettre Candy devant le fait accompli. L’expression sans équivoque du grand Black au costume trois-pièces perdit de sa rigidité au profit d’un désarroi sincère.
— Que s’est-il passé avec Tom ? Candy, est-ce qu’il t’a…
— Et mon café ? dit-elle en s’élançant dans le couloir.
L’arrivée d’une quinquagénaire en tailleur strict et cheveux permanentés coupa court à la conversation.
— Fraser, Candy, bonjour, dit-elle d’un air concentré. Je vous ai attendue, lundi.
— Oui, désolé, Doc, je… J’ai été débordée.
La femme dévisagea tour à tour les deux agents.
— Bonjour, Amelia, dit Inglis.
L’intéressée ignora ostensiblement sa courtoisie.
— Candy, avez-vous toujours vos idées noires, en ce moment ? Y a-t-il des fois où vous vous sentez fatiguée, au point d’avoir envie de dormir ?
— Non, c’est passé, je… Ça va, je vous assure.
— Je suis d’un avis contraire, affirma la psy en guettant un signe de Jarel Inglis. Je pense que vous êtes au bord de la dépression, voire même suicidaire.
— Pfff… N’importe quoi.
Elle se racla la gorge. Gliss ne lui rendit pas l’assentiment qu’elle espérait. Du coup, son apparence impeccable se ternit. Candy releva l’agacement de son partenaire.
— Gabriel Cholak m’a fait part de votre coup d’éclat de ce matin, glissa-t-elle comme une ultime banderille.
— Super. Il n’a pas traîné.
— Vous auriez pu…
— Ouais. Mais ça n’a pas été le cas.
— À moins que ce ne fût ce que vous cherchiez… Inconsciemment, ou pas. Souhaitez-vous en parler ? demanda la psy en consultant sa tablette tactile. J’ai une possibilité cet après-midi à…
— Pas aujourd’hui, broda Candy en secouant la tête. Nous avons…
— Une perquisition, intervint Inglis d’une voix claire. Dans le Queens.
— Voilà. Chez le directeur du MWA. On le soupçonne de complicité.
La psychologue du service ne se laissait pas berner, mais elle ne pouvait forcer quiconque à venir s’allonger sur son divan. Elle tenta un levier.
— Bon… Sachez tout de même que Gabriel Cholak a réclamé mon rapport complet sur le suivi que nous avons planifié. Il sera sur son bureau demain matin.
— Bien. C’est fini ?
— Mon cabinet vous est grand ouvert, Candy.
— Désolée, Doc, si j’ai besoin de me confesser, j’irai à l’église.
Candy entraîna Gliss dans le couloir et se remit à respirer. Elle bifurqua à quarante-cinq degrés, poussa une porte, ouvrit un robinet et se passa de l’eau sur le visage. Inglis ne la lâchait pas d’une semelle.
— Tu as tort de la mépriser comme tu le fais. À quoi tu joues, merde ?
— Toilettes pour dames.
— Si Cholak te voit en train d’interroger les otages, il…
— Je ne vais pas le faire.
Le temps de tourner la tête, Inglis interpréta sa sentence.
— Moi ?.. Putain, Fraser, t’es gonflée, dit-il, penché en avant pour s’assurer que personne n’occupait les lieux.
— Je n’ai pas hésité quand tu as eu ton problème d’alcool.
— Pas joli joli de me balancer ça à la figure. Tu sais ce qui va se passer si le mot « suicidaire » est inscrit sur le rapport du psy ? Tu es au bord du gouffre, avec un pied dans le vide.
— Exagéré. Je ne me suis jamais sentie aussi épanouie. Y’a pas un truc entre toi et la psy ?
— Le Shield of Bravery et la Medal of Valor de ton père ne te sauveront pas, cette fois. Si tu perds ton job, il te reste quoi ?
Candy arrêta de s’asperger le visage, sans répondre à la provocation ouverte. Le silence tombal qui suivit accompagna un regard inquisiteur plus efficace qu’une question posée sous la lampe éblouissante d’un commissariat de quartier. Cela lui avait pris huit ans avant que ses propres états de service ne la débarrassent de l’étiquette « fille de Donovan Fraser ». Quand votre père a accompli vingt-sept actes de bravoure avec mise en danger volontaire de sa propre vie, et qu’il est le seul agent du FBI honoré des deux plus hautes distinctions du Bureau, vous avez envie de vous mesurer à la légende, et montrer aux autres qu’il ne faut pas se fier à votre gueule d’ange. Sans savoir à quel point le combat serait titanesque. Car, en outre, la génétique s’en était mêlée. Blonde, la caractéristique des bières allemandes, des fillettes de spots publicitaires ou des actrices porno. Sans parler de son prénom, Candy, aussi cucul la praline qu’un dessin animé niveau maternelle, dont elle imputait à ses parents le choix délibérément risible. Pourquoi ? Infléchir son caractère ? La dissuader de se lancer dans une carrière d’agent gouvernemental ? Raté, papa.
Si la réplique avait piqué au vif sa destinataire, Inglis n’en laissa transparaître aucune gloire. Au contraire, le ton de sa voix s’adoucit.
— Je sais par quoi tu es passée. C’est légitime d’avoir du mal à remonter la pente. Depuis combien de temps on bosse ensemble ? Six ans ? Je suis venu chez toi en pleine nuit, je t’ai accompagnée à la clinique, j’ai discuté avec Tom, je t’ai rassurée sur ses sentiments, je t’ai fait la cuisine quand il était en déplacement et tendu les mouchoirs à chaque fois que ta mère et ta sœur te mettaient la pression. Bon sang, j’étais déjà là, il y a cinq ans, avant, pendant et après ton opération ! Vrai ou pas ?.. Je suis ta putain de Mary Poppins ! Alors, à ce titre, par pitié, ne me demande pas de faire quelque chose en ton nom qui pourrait ruiner ma carrière.
Candy leva les yeux dans le miroir et s’essuya le visage avec une feuille de papier.
— Si. Tu vas le faire.
Choqué, Gliss eut un mouvement de recul.
— Mon cul, espèce d’égoïste !
— Tu vas d’abord le faire parce que douze innocents ont perdu la vie, aujourd’hui. Tu vas ensuite le faire, Jarel, parce que les Blues Brothers n’étaient pas des preneurs d’otages, parce qu’on s’est fait trimbaler sur toute la ligne, parce que cette affaire pue la merde, que la CIA est impliquée et qu’autant que moi tu crèves d’envie de leur botter le cul. Tu vas le faire parce que tu es mon partenaire et aussi mon ami. Et qu’un véritable ami ne me laisserait pas rentrer dans cette maison vide, ne me laisserait pas me blottir contre personne, sans parler d’avenir ni rêver ensemble à de nouveaux projets, ne me laisserait pas finir par appuyer sur la détente la prochaine fois que le cyclope noir me regardera dans les yeux parce que je n’aurais pas supporté de passer et repasser une millième fois devant la chambre du…
À bout de souffle, Candy abandonna la fin de sa phrase en apesanteur. Une barre à mine en travers de la gorge, elle ne pouvait même plus prononcer ce mot.
Ce putain de mot.
Jarel hoqueta de stupeur. Le sang se retira de son visage. La psy avait raison, sur toute la ligne. Son amie n’allait pas bien, certes. Mais là, c’était pire que ce qu’il supposait.
Bien pire.
La psychologue entra à ce moment dans les toilettes, stupéfaite d’y trouver un mâle.
— Vous n’aviez pas une perquisition ?
Fraser sortit illico. Le directeur Gabriel Cholak fit un pas de côté pour ne pas la heurter. L’autorité naturelle que dégageait sa carrure dissuasive se fissura lorsque Candy fut à sa hauteur. Avec ses battoirs pointure 52 et ses paluches de brontosaure, il donnait l’impression d’être un homme de terrain plus que de bureau. Il cligna plusieurs fois des yeux, se mordit les joues et finit par reprendre ses esprits quand Inglis apparut à son tour. La tuerie de TriBeCa avait mis tout le personnel en effervescence, et personne ne prêta attention à eux.
— L’ambulance qui transportait un otage blessé au Mount Sinaï n’est jamais arrivée à destination, annonça Cholak. Une patrouille l’a retrouvée sous l’échangeur du Brooklyn Bridge.
— Les ambulanciers sont morts ? s’enquit Fraser.
— Non. Ligotés et bâillonnés à l’arrière.
— Dieu soit loué, soupira Inglis.
— L’otage blessé, c’était une femme, reprit Fraser.
— Comment le sais-tu ?
— Gliss, qui as-tu envoyé au Mount Sinaï ?
— Ray.
— Demande-lui de te rejoindre sous le pont. Il doit y avoir des traces d’ADN dans le véhicule. Sang, cheveu, follicule, n’importe quoi peut nous mettre sur une piste.
— J’y vais.
— Attendez ! s’écria Cholak. Je vous signale humblement qu’ici, je suis celui qui donne les ordres.
— Très bien, dit Fraser. On t’écoute.
Une secrétaire apostropha le grand directeur au beau milieu du couloir.
— Chef ! Le Procureur généralcherche à vous joindre. Dois-je basculer la communication dans votre bureau ?
— Non. Dites à Hendricks que je suis en ligne avec le contre-terrorisme et que je le rappelle dans dix minutes. Quand le sous-secrétaire à la Défense appellera, même message. Merci, Rose.
La secrétaire détala.
— Alors ? s’impatienta Fraser.
— Oui, euh… Bon, faites ce qu’elle a dit, Inglis.
— Je fonce.
Le clin d’œil qu’il lança à sa partenaire avant de partir passa inaperçu. Sans prononcer un mot supplémentaire, Cholak entraîna Candy jusque dans son bureau. Quand il eut refermé la porte et fut certain que personne ne pouvait plus les voir derrière les stores clos, il se pencha vers elle, comme soulagé qu’elle soit en un seul morceau. Les demi-verres de ses lunettes estompaient les poches qu’il avait sous les yeux.
— Tu as une mine épouvantable.
— Tu peux parler, répondit Candy en haussant les épaules. Je m’en fous pas mal d’être moche.
— Je t’ai vue dans des états bien pires, par exemple après ton opération. Et, je te l’ai déjà dit, tu es bornée, courageuse, brillante, névrosée, malpolie… mais jamais moche.
Candy baissa les yeux, un instant gênée. Sans être un top model, elle appartenait à la catégorie des créatures qui font se retourner les hommes dans la rue.
— Est-ce que tu vas bien ? demanda Cholak avec une bienveillance plus paternelle que séductrice.
— Pète la forme.
— Ce qui veut dire non, en langage Fraser… Hmm. Dis-moi, es-tu en service ?
— Je ne comprends pas.
— Tu es en service, oui ou non ?
— Évidemment !
— Alors, peux-tu m’expliquer pourquoi tu as abandonné ton arme face à un suspect, au beau milieu d’une prise d’otages ?
Candy secoua la tête. Son directeur reprit la parole.
— Qu’est-ce que tu cherches à faire, bon sang ?
— Le boulot pour lequel on me paie.
— Tu as une idée du merdier dans lequel tu m’as collé ?
— On essaie juste de démêler la vérité.
— J’ai saisi. Mais il y a d’abord ce que Philip Hendricks a envie d’entendre, ensuite ce que les gens ont envie de croire ; et seulement après, il y a la vérité.
— Et depuis quand on devrait l’accepter ? J’en reviens pas que tu me dises ça à moi. La vérité nous donne des responsabilités, Gabriel !
— Exactement ! C’est ce qui fiche la trouille à tout le monde. Le WTC-7, ça te rappelle quelque chose ? Tu ne te souviens pas de Barry Jennings ?
Candy secoua la tête en soupirant. Elle s’affala sur une chaise et replongea quinze ans en arrière. Cette affaire, elle la connaissait par cœur.
À l’époque, Gabriel travaillait encore à la commission d’enquête sur l’attentat du World Trade Center, à laquelle le Bureau fédéral new-yorkais avait dû rendre des comptes. Le 11 septembre 2001, sept heures après les tours jumelles, une troisième tour, haute de quarante-sept étages, s'était effondrée sur elle-même sans raison apparente. Un événement passé inaperçu, qui restait aujourd’hui encore auréolé de mystères et d’incohérences. Pour preuve, la BBC et CNN l’avaient annoncé avant qu'il ne survienne. Et le FBI ignorait toujours pourquoi ledit effondrement ne figurait même pas dans le rapport de la commission fédérale. Mais ça, Gabriel Cholak n’y était pour rien.
Situé à cent mètres de la tour nord, WTC-7 abritait notamment des locaux de la CIA, du Département d’État et de la Commission de Sécurité de la Bourse de Wall Street où se trouvaient, entre autres, les archives compromettantes relatives à des fraudes fiscales. Officiellement, WTC-7 s’est écroulé à cause d’un banal feu de bureaux, attisé par la combustion du mobilier. Compte tenu de la température à laquelle doit monter une structure en acier avant de céder, tous les ingénieurs en génie civil s’étaient accordés à dire que c’était impossible et que l’affaissement du WTC-7 — en moins de sept secondes — était en tous points compatible avec une démolition contrôlée. Version corroborée par les détonations multiples qu’on entendait sur plusieurs vidéos de témoins et les résidus d’explosifs relevés sur les échantillons de poussières.
Barry Jennings était, quant à lui, coincé dans le bâtiment 7 au cours de la journée du 11 septembre. Après l’anéantissement des tours, il entendit des explosions qu'il crut extérieures. Puis les pompiers arrivèrent à le sortir d'affaire. Candy se souvenait qu’il lui avait décrit son passage dans le lobby comme « la traversée d'un champ de ruines ». Il n'en revenait pas de l'état de destruction du rez-de-chaussée du bâtiment. Sa déposition signalait que de nombreux corps jonchaient le sol à ce moment-là. Sa sortie se fit par un trou dans le mur dont il ignorait l'origine. Puis, un policier lui avait indiqué qu'il allait y avoir d'autres explosions. Il s’était alors mis à courir pour évacuer la zone. Barry Jennings avait fait plusieurs déclarations, indiquant que les explications officielles étaient tout à fait inacceptables. Il mourut au milieu du mois d’août 2008 à l'âge de 53 ans — dans des circonstances inconnues — peu avant que le rapport définitif sur le WTC-7 ne soit rendu public.
Gabriel et Candy reconnaissaient que, hormis les quelque trois mille malheureuses victimes, ces événements arrangeaient pas mal de monde : Bush avait un prétexte pour attaquer l’Irak. Ben Laden devenait un héros pour les musulmans. Le propriétaire du World Trade Center se faisait un milliard et cent millions de dollars de bénéfice entre le prix d’achat et les indemnités des assurances. Les auteurs des délits d’initiés s’en étaient mis plein les poches. Voilà comment l’effondrement du WTC-7 avait détruit définitivement un paquet de dossiers qui ne « sentaient pas bon »… Certains avaient fait le calcul : la version officielle de toute cette histoire ne tenait qu’à une possibilité sur 10 puissance 60 ! À titre de comparaison, selon Archimède, cela correspond au nombre de grains de sable dans l’univers.
À plus d’un titre, Gabriel était certain qu’on lui avait octroyé le grade de directeur de l’antenne new-yorkaise pour mieux l’avoir à l’œil. Chacun de ses collègues de la commission d’enquête, sans exception, avait été promu de la même manière à des postes clés de l’administration fédérale. Candy et lui, comme chacun des agents du Bureau new-yorkais, savaient que, dans cette affaire, la « vérité » ne serait jamais connue. Certains intérêts supplantaient tout le reste.
— Tu m’as grillée auprès de la psy, grogna-t-elle. Je te remercie.
— Tu t’es grillée toute seule, répliqua Cholak en étalant un papier à en-tête. On me demande de te coller un flingue sur la tempe. Si tu ne signes pas ce truc, on me forcera à appuyer sur la détente.
— Je connais le règlement pour les agents de terrain.
— Pour certaines règles, il n’y a pas d’exception. Abandonner son arme en est une. Donc puisque tu l’as sciemment ignoré, tu feras l’objet d’une énième évaluation officielle. Une commission décidera si tu mérites une sanction. La lourdeur de ton dossier penchera en ta défaveur. Nous verrons ce qui se passera. En attendant…
Candy survola le formulaire.
— Suspendue à titre conservatoire ?
— Requête express du secrétaire d’État à la Justice, détailla Cholak.
— Quoi ?
— Pour ton bien, et le nôtre. Ça fait pas mal de paperasse. Je m’en serais bien passé, crois-moi.
— Mon équipe ne peut pas fonctionner sans agent responsable !
— Ça, c’était avant que tes exploits inondent les réseaux sociaux. Et avant que ça finisse en bain de sang. Inglis prendra ta place.
— J’ai été applaudie.
— Bon Dieu, Candy… Si ton père, Dieu ait son âme, te voit de là-haut, il doit rougir de honte.
La jeune femme lui décocha une gifle monumentale.
— Laisse mon père où il est, tu veux.
Cholak contourna son bureau et se posta face à la baie vitrée du vingt-deuxième étage qui offrait une vue sur Soho. Pour la première fois de la journée, Candy constata que son col de chemise baillait et réalisa que ses yeux rougis étaient cerclés de noir. En temps normal, son chef ressemblait à un ingénieur entre deux âges, très soigné, au top de sa forme, qui avait payé ses études en jouant au basket, mais à l’heure actuelle, le FBI en bavait et ça allait mal pour lui. Bien que, dans l’instant, elle n’eût envie que de lui foutre une autre baffe, Candy espérait qu’il ne s’était pas mis à boire. Le Bureau de New York avait grand besoin d’un homme de sa trempe, avec sa finesse et son intelligence.
— Tu as besoin de repos, et de thérapie, dit-il en faisant tomber deux comprimés de vitamine C dans le creux de sa main, qu’il avala avec l’aspirine jetée dans un verre d’eau tirée du distributeur. Tu reprendras ton poste dans quelque temps.
— Combien ?
— Le temps qu’il faudra !
Il froissa le gobelet de plastique avant de l’abandonner dans la poubelle. Candy fit quelques pas jusqu’à lui.
— Ne m’enlève pas mon boulot, Gabriel.
— Hendricks demande « en toute objectivité » que le Bureau te suspende en attendant une réévaluation de ton aptitude au service. C’est le coup bas d’un minable. Mais un minable qui est à ça de me demander de prendre congé pour raison familiale. Je me porterai garant de tes dispositions pour que tu n’aies pas à affronter le recyclage. Pour l’heure, je ne te saque pas par plaisir. Seule m’importe la sécurité de mes hommes.
— Et l’image médiatique du Bureau. Et la réputation de son directeur. Et les velléités de carrière de ce même directeur.
Cholak se rassit à son bureau.
— Votre badge et votre arme, agent Fraser, souffla-t-il, furieux.
— Cette prise d’otages bidon masquait en réalité une opération commando parfaitement planifiée qui consistait à exfiltrer cette femme du site noir en la faisant passer pour un otage blessé ! DeMasio t’a pris pour un con !
— Comment es-tu au courant de… ?
— J’ai étudié les bandes de vidéosurveillance.
— Tu parles… C’est Inglis qui...
— Oh, attention. T’avises pas de lui coller ça sur le dos. Aucun membre de mon équipe n’est adepte des coups fourrés.
— J’en suis seul juge, si tu veux bien.
— La vraie question est : pourquoi la CIA a menti délibérément ? Pourquoi les frangins déglingos ont-ils ôté le visage de celui qu’ils venaient de sacrifier ? Qui est réellement cette femme qu’ils ont libérée ? La CIA la connaît. Fabricant de bombes ? TEARS OF ARAL ? J’y crois pas une seconde. Encore de l’enfumage. Comme pour le WTC-7.
— D’excellentes interrogations auxquelles répondra l’enquête fédérale. J’aurai une discussion avec Bill DeMasio, demain à la première heure.
— Demain ? D’ici là, tout sera terminé, et tu le sais ! Putain, Gabriel, tu es dans quel camp ?
— Celui des êtres humains qui te côtoient… et qui souhaitent rester en vie.
— Tu m’as côtoyée une seule fois, ça ne se reproduira plus.
— Rien dans ma manière de faire n’a pourtant semblé te chagriner.
— Écoute, les deux complices sont actuellement en salle d’interrogatoire. Si je…
— Il n’en est pas question ! trancha le directeur en tapant du poing sur le bureau. Inglis s’en chargera à son retour, si je décide de lui épargner le blâme qu’il mérite. En attendant, tu es dessaisie de l’enquête, Candy. Voilà ce que Ted Sullivan va apprécier de m’entendre lui dire. Tu peux disposer.
Les terroristes avaient fait preuve d’un sang-froid et d’une minutie impressionnants. Les autorités new-yorkaises n’avaient officiellement aucune piste sérieuse. Si tout n’était certes pas dévoilé à la presse, l’opposition attaquait quotidiennement l’administration présidentielle pour son incapacité à retrouver les commanditaires des massacres. La virulence des détracteurs croissait de jour en jour, leurs propos appuyant là où ça fait mal. Le Bureau fédéral aurait forcément lâché des informations s’il en avait eu. Pour autant, Gabriel Cholak devait calmer l’inquiétude des médias et sauver la face.
— Le sous-directeur administratif de la Sécurité nationale sur la 2, Monsieur.
— Un instant, Rose.
Le second bouton clignota en orange. Candy se leva, penaude, son badge et son Glock 17 dans les mains.
— Tu ne me fais donc plus confiance.
— Mets-toi à ma place. Quelles sont mes options ?
— Tu as raison, contente-toi de suivre les directives du ministre, bien sagement.
— Ou alors, je ne sais pas… Fais-moi une proposition que je ne peux pas refuser.
Candy Fraser sourit à moitié, puis déposa ses effets sur le bureau. Aujourd’hui plus qu’un autre, elle remettait en cause tous ses choix sentimentaux, surtout les plus hasardeux.
— Pas cette fois, Gabriel.
***
Personne ne prêtait attention à la silhouette encapuchonnée qui longeait la grille du Washington Square. Sa gestuelle rappelait celle d’un évadé en cavale. Un observateur attentif aurait été intrigué par son allure voutée et le filet de sang qui coulait sur son visage aux traits doux. Une femme. Si ce même observateur avait pu la suivre un moment, il l’aurait vue raser les murs du presbytère, et entrer à pas de loup dans la petite église de la Fraternité, bordée de gratte-ciels.
Un coin de quiétude au milieu d’une ville tonitruante, se dit-elle. La fumée des bougies éteintes se mêlait dans la pénombre aux effluves d’encens — un maelström de souvenirs d’enfance la ramenant dans cette petite chapelle qui sentait l’huile de ricin et la cire à chandelle. Les vitraux filtraient tellement la lumière du jour qu’elle ne distingua pas tout de suite le vieux prêtre qui s’avançait dans la nef.
— Dieu merci, tu es en vie.
— Bonjour, Horius, dit-elle en retirant sa capuche.
Ils échangèrent une accolade chaleureuse.
— Faisons soigner cela. Tu n’as pas été suivie ?
— Je ne crois pas. Les hommes ont respecté les précautions à la lettre.
— Bien.
— Tout le monde est là ?
— Oui. Ils t’attendent.
Le prêtre enroula son bras autour des épaules de la femme et l’emmena jusque dans la sacristie.
Au même moment, de l’autre côté de la rue, au volant d’une Pontiac blanche d’une affligeante banalité, un chauve à la barbe rousse raccrocha son téléphone. En silence, les quatre passagers du véhicule ouvrirent leur sac à dos et sortirent tout l’équipement qu’ils contenaient : MP5 avec chargeurs garnis engagés, culasses calées, balles chambrées, et des silencieux qu’ils vissèrent sur les canons. Lampes et lasers tactiques remisés, pour l’instant. Ils vérifièrent les armes et accrochèrent les grenades.
— La première équipe par le jardin, la seconde côté nord, ordonna Barbe Rousse. On a quatre minutes pour régler ça avant que les flics ne rappliquent.
***
— Je viens interroger les deux témoins, annonça Candy devant la salle 1.
Le fonctionnaire vérifia le formulaire officiel de préaudience d’enquête. Inglis y avait effectivement apposé le nom de l’agent Fraser. Satisfait, l’homme s’installa dans le réduit adjacent pour assister à l’audition de l’autre côté du miroir sans tain, en qualité de simple observateur. Tel que la loi fédérale l’y obligeait, un second technicien déclencha l’enregistrement audio et vidéo des trois caméras dont la pièce était truffée.
Candy entra et jeta sur la table le dossier de cinq centimètres d’épaisseur trouvé sur son bureau. De la paperasse bien lourde, sans aucun rapport avec l’affaire MWA, mais ça, le suspect l’ignorait. L’important était de lui faire croire qu’il n’avait aucune échappatoire. Intimidation pure et simple.
— Que les choses soient claires, annonça-t-elle de but en blanc. On sait qui vous êtes et ce que vous avez fait. On sait que vous étiez complices dans la fausse prise d’otages. Le meurtre de deux agents de la CIA et l’exfiltration du professeur Larsson. Alors, lequel d’entre vous va devenir mon nouveau meilleur ami ? Et lequel pourrira en prison ?
L’homme faisait preuve d’un calme anormal. Cheveux noirs et ondulés, sourcils drus et rapprochés, pommettes hautes et visage buriné par le soleil. De toute évidence des origines moyen-orientales, voire hindoues. Barbe entretenue, peut-être un signe d’obédience.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il d’une voix suave qui contrastait avec son physique rugueux et sec.
— Agent spécial Fraser.
— Et votre prénom ? Je suppose que le FBI ne vous en a pas dépossédé.
— Candy, dit-elle en regardant sa montre, geste de détournement habituel visant à cacher la honte d’avouer un patronyme aussi grotesque. Le juge est toujours indulgent envers ceux qui se mettent à table.
— Avez-vous des convictions, Candy ?
— Réponds !
— Si vous en avez, elles doivent pour l’essentiel concerner votre travail. Or, je parle de considérations personnelles, intimes. Nos convictions forgent notre humanité, vous ne croyez pas ?
— C’est bien, j’ai la conviction que la tenue orange va faire ressortir ton teint sous le soleil de Guantanamo.
— Hmm… Hélas, c’est trop tard.
— Trop tard pour quoi ?
— Je veux bien vous fournir des réponses, mais cela ne règlera pas votre problème.
— Quel problème ?
— Vous n’avez pas encore trouvé les bonnes questions.
Un brin de déception passa dans son expression faciale, avant qu’une écume blanchâtre ne se forme à la commissure de ses lèvres. Secoué de convulsions, il se prit la tête dans les mains. Quand il les retira, Candy vit qu’elles contenaient des touffes de cheveux. Derrière la vitre sans tain, l’agent de surveillance se liquéfia.
— Ah non ! Merde !
Quand l’otage roula au sol, les yeux révulsés, Candy lui ouvrit la bouche et pratiqua des compressions thoraciques. Mais aucun massage cardiaque n’avait jamais ramené un mort par empoisonnement au cyanure. Microcapsule létale dissimulée dans un plombage.
— Putain, ne me claque pas dans les doigts maintenant, fumier.
— Maudite soit… la CIA, balbutia l’homme avec un sourire apaisé. Maudits… soient les… terroristes. Allah… akbar…
Ce furent ses dernières paroles.
Obédience islamique.
— Nom de Dieu, Fraser, que s’est-il passé ? s’exclama le préposé en entrant.
— Il fait une crise cardiaque, mentit-elle. Gardez votre calme, et allez appeler les secours. Vite !
Candy estimait entre quinze et vingt-cinq secondes le temps dont elle disposait avant de voir débarquer Gabriel Cholak et une noria d’agents armés. En théorie, elle ne devait pas toucher le cadavre, et encore moins le retourner, au risque de fausser l’autopsie, ou pire, de se retrouver inculpée de meurtre. Étant donné que le Patriot Act avait modifié la mécanique d’enquête devant un grand jury, et qu’aucune présomption judiciaire ne serait plaidée en faveur d’une remise en liberté, il y avait fort à parier que le second complice serait retenu aussi longtemps que son témoignage serait nécessaire à la procédure criminelle. En clair, il ne verrait plus la lumière du jour. Autant essayer d’obtenir le maximum de celui-ci, donc.
Elle palpa le corps, fouilla ses poches, examina les parties visibles de son anatomie, son cou, ses mains, ses oreilles, ses ongles, à la recherche du moindre signe distinctif, du moindre indice.
Rien.
C’est quand elle tourna la tête de l’homme et souleva ses cheveux qu’elle l’aperçut : un tatouage. Cinq lettres accolées au bas de sa nuque.
CHJIB
— Écarte-toi, Candy.
Cholak avait l’air à la fois furieux, vexé et tourmenté.
— Il s’est empoisonné lui-même avec…
— Je rêve ! Tu as été suspendue, et malgré cela, tu as osé… Mes ordres, c’est de la merde, donc.
— Gabriel, plusieurs indices se recoupent. Je suis certaine que…
— Chef ! cria une voix depuis la pièce voisine. Le second témoin vient d’être retrouvé mort, lui aussi !
— Hein ?.. Comment ?
— Suspicion d’empoisonnement !
Cholak se prit la tête entre les mains à l’idée des comptes qu’il allait devoir rendre en haut lieu, puis lança un regard furibond à sa protégée. Un regard où vexation et inquiétude avaient disparu.
— Fais-toi oublier avant que j’ordonne qu’on te colle en cellule. Tu es à deux doigts de la radiation définitive, et je ne pense pas être en mesure de t’épargner une citation à comparaître devant le grand jury. Ne dis rien, sors d’ici et surtout ne dis rien. Contente-toi de réaliser quel second service je suis en train de te rendre, après celui qui a permis ta réintégration après ta blessure à...
Candy Fraser avait disparu avant la fin de sa phrase.
À peine les portes de l’ascenseur refermées, deux éléments capitaux titillaient sa curiosité. Le tatouage d’abord, encore énigmatique. Elle entra « CHJIB » dans le navigateur internet de son portable. Parmi les 4630 occurrences, elle filtra d’un premier coup d’œil celles susceptibles de déboucher sur une piste : un rapport de la Cour suprême, l’Institut de Justice de la Colombie Britannique, quelques profils Facebook. Autant d’infos à creuser. Son second objet d’intérêt repassait en boucle dans sa tête : les dernières paroles du complice.
Maudits soient les terroristes.
Candy entrevoyait une vérité étrange et paradoxale, encore tapie dans l’ombre du meurtre délibéré de douze pauvres innocents : les membres de cette mystérieuse organisation combattaient à la fois la CIA et les extrémistes.
Deux raisons de croire… qu’ils faisaient partie des gentils.