Assises sur une terrasse de café, pendant la pause déjeuner, Chloé et Sarah, deux employées chargées de communication, se partagent une salade.
Sarah, admirative des compétences de Chloé, lui déclare :
— Tu m’étonnes de jour en jour, encore une fois ta présentation était impeccable, l’équipe était pendue à tes lèvres.
Chloé jette un coup d’œil autour d’elle et répond :
— J’ai pas capté un mot de mon exposé, je suis juste une bonne comédienne, ahah.
Sarah, l’air incrédule, répond amicalement :
— Arrête, en trois mois t’as été promue d’assistante à chargée de communication, puis cheffe de projet. C’est quoi la suite, directrice ? Vas-y doucement avec la comédie.
Chloé exprime un léger rire gêné, puis elle fixe brièvement sa collègue, se penche vers elle, les bras sur la table comme pour lui avouer quelque chose d’important :
— J’ai un secret, c’est parce que c’est toi Sarah. Depuis nos deux ans dans la boîte, t’as toujours été présente et surtout j’ai trop envie d’en parler hihi.
— Pour le suspense, tu ne peux pas faire mieux. Allez, dis-le.
— J’ai découvert une IA révolutionnaire, c’est elle qui m’a permis d’arriver où j’en suis. C’est simple : tu lui dis ce que tu veux et elle t’aide à l’obtenir.
— Hum, ok, dit Sarah, dubitative, en levant un sourcil.
— Écoute, dès que possible je t’envoie l’application pour que tu puisses directement l’installer sur ton téléphone. Son nom, c’est Good IA, et je peux t’assurer qu’elle va faire ton bonheur. Elle n’est pas encore disponible au grand public, donc profites-en.
— Je crois pas avoir besoin de cette IA, je suis plutôt épanouie dans ma vie, mais pourquoi pas, je regarderai l’application qui a fait de toi la Chloé 2.0.
La curiosité de Sarah attisée, Chloé lui fait un clin d’œil avant de reprendre sa posture de départ pour terminer leur salade et revenir à la routine du boulot.
17 h sonne. Sarah claque la porte de son bureau, prend le premier bus pour aller chercher son enfant Bastien, d’un an et demi, à la crèche. Une fois son enfant à ses côtés, Sarah parcourt encore la ville dans les transports en commun et ouvre, fatiguée, la porte de son appartement. Une fois son fils nourri et toilette faite, Sarah installe Bastien dans le lit à barreaux de sa chambre, puis à son tour s’étale le long du canapé du salon. Après deux minutes, étendue là, Sarah entend une notification venant de son téléphone. Elle lâche un souffle d’épuisement, puisant dans ses ressources pour chercher son téléphone dans sa poche. Téléphone en main, le bras tendu au-dessus de son corps, elle voit apparaître un nouveau message de la part de son amie Chloé. Elle clique dessus et l’écran affiche désormais : fichier apk “Good IA” avec un emoji clin d’œil. Sarah reste de marbre et clique sur le fichier Good IA, qui déclenche son téléchargement. Après une courte attente, Sarah ouvre l’application Good IA. L’écran affiché est très banal, commun à n’importe quel agent conversationnel, avec un espace utilisateur pour poser sa question afin de pouvoir dialoguer. Sarah, sans grand espoir, écrit dans l’espace utilisateur :
— À quoi tu sers ?
L’IA répond :
— Mon rôle est de te permettre d’accéder au bonheur, fais-moi part de n’importe quelle envie et je t’aiderai à la réaliser.
Sarah, sceptique, laisse sa main tomber sur le canapé, le téléphone avec, satisfaite de sa vie et des choix qui l’ont menée jusqu’ici, à faire une courte sieste.
La porte de l’appartement claque, laissant entrer un homme en costume d’une trentaine d’années.
Sarah, qui est toujours sur le canapé les yeux fermés, dit d’un ton lassé :
— Thomas, c’est toi ? Tu rentres tard ce soir. J’ai couché le p’tit, il reste à manger dans le frigo.
— Merci chérie, je suis pas certain de manger ce soir. Je vais me doucher et me coucher, c’était une longue journée, répond Thomas, à bout.
— À qui le dis-tu, lui répond sa compagne.
Thomas pose ses affaires sur la table à manger, défait son nœud de cravate, puis se dirige vers l’évier pour se rafraîchir un peu. La poitrine penchée vers le robinet, il prend une grande respiration et mouille son visage d’eau, jusqu’au moment où un bruit étrange provenant de l’arrivée d’eau le fait sortir de ses gonds.
— Aaaargh, chiant s’te fuite ! crie-t-il avec hargne en tapant du poing, faisant sursauter Sarah qui sort officiellement de son sommeil.
— Encore ce problème ? interroge Sarah inquiète.
— Non, t’occupe pas, tu peux rien y faire, dit-il, vexé.
— Je vais voir si le gosse va bien, puis je prends ma douche, ajoute-t-il, agacé.
— Ok, à toute, je vais regarder ma série, dit tranquillement Sarah, déçue d’être inutile.
Thomas passe par la chambre du petit Bastien qui est tout sage, puis va à la salle de bain.
Pendant ce temps, la maman est au salon, le téléphone en main, sur l’application Good IA, plus intéressée que la première fois. demande à Good IA la requête suivante :
— Je veux rendre mon copain très heureux, il est trop stressé, comment faire ?
La réponse de l’IA s’affiche en temps réel :
— Bien sûr que je peux t’aider à rendre ton copain plus heureux, mais avant tu dois accepter que je puisse accéder à toutes les informations disponibles sur vous. Notamment celles de vos téléphones, toi et ton copain, afin que je puisse mieux vous connaître et proposer la meilleure solution possible pour votre bonheur. Acceptes-tu que je puisse avoir accès à toute trace numérique en lien avec vous deux, disponible sur l’ensemble du réseau informatique ?
— Oui, je te fais confiance, écrit Sarah, pensant à la réussite de sa collègue Chloé.
— Ok merci, c’est fait, désormais j’ai accès à tout l’historique vous concernant : Sarah, Thomas et votre petit Bastien. Sache que tu peux te rétracter en effaçant les données à tout moment. Alors, comment veux-tu que je t’aide à rendre ton conjoint heureux ?
Voyons ce que tu as dans le ventre, pense Sarah.
— À l’instant, mon copain s’est énervé suite à un bruit provenant du robinet de notre cuisine, que me conseilles-tu pour qu’il soit moins contrarié ?
L’IA répond instantanément :
— Je comprends, depuis une semaine Thomas cherche une pièce pour la tuyauterie des canalisations de votre cuisine. Il a fait plusieurs recherches internet sans succès, le modèle voulu n’étant simplement plus disponible, dû à son ancienneté, et la venue d’un plombier serait trop onéreuse. Cependant, j’ai trouvé l’outil en question (vanne à opercule laiton f/f) qui permettra à votre copain de réparer la fuite. Acceptes-tu que je commande la pièce recherchée par ton conjoint ?
— Oui, répond Sarah, éberluée.
— D’accord, la livraison s’effectuera chez vous dans trois jours, après ton rendez-vous à 17 h 30. Confirme par “oui” et ton compte bancaire sera débité, sinon décline par “non”.
— Oui, je confirme, écrit Sarah.
— C’est confirmé. Tu vas recevoir les détails de l’opération par e-mail.
— Merci Good IA, t’as bien géré la situation. Si t’as d’autres idées pour lui, n’hésite pas.
— Un plaisir de te rendre service. Dernière idée : Thomas s’intéresse beaucoup à la psychologie enfantine. À mon avis, il veut être utile dans son rôle de père. N’hésite pas à le soutenir davantage. Voici, en pièce jointe, un rapport de la relation qu’il aimerait entretenir avec son fils.
— Je n’en demandais pas tant, mais encore merci Good IA.
À cet instant, Sarah ressent de la joie mêlée à de la suspicion, liée à l’intrusion de cette IA. Mais imaginer son amour comblé grâce à elle suffit à faire l’impasse sur le reste.
Sarah survole les documents complémentaires fournis par Good IA. La lecture terminée, elle prend soin d’envoyer par e-mail le détail de la commande de la pièce à son copain. Elle range ensuite son téléphone dans sa poche. Elle en savait plus qu’il n’en fallait, désirant son homme sous un angle nouveau.
À la pièce d’à côté, Thomas, vêtu d’un peignoir et assis au bord du lit, règle le babyphone. Sarah arrive derrière lui, l’enlaçant de ses bras, lui soufflant à l’oreille à quel point elle trouve son travail de père remarquable. Thomas, ému, serre à son tour sa copine, leur étreinte se prolonge toute la soirée.
Au petit matin, Thomas trouve le message de Sarah contenant la commande qu’il cherchait sans succès. Il interpelle sa copine, qui lui répond par un mensonge :
— Mon ami du bureau a rencontré le même problème, il m’a donc conseillé de prendre ce produit pour toi.
Thomas, satisfait de la bonne nouvelle, ne pose pas plus de questions, fait un bisou en remerciant sa copine, puis s’empresse de se préparer pour le travail. De son côté, Sarah chante victoire dans sa tête.
Les jours passent. Thomas répare fièrement la fuite. Sarah continue d’utiliser Good IA, elle lui prépare ses plats idéaux, trouve les mots pour l’encourager dans ses projets, organise des sorties réalisant ses rêves inavoués. Good IA anticipe tous les désirs que Sarah suggère à son conjoint. De jour en jour leur relation se renforce, Sarah contribue à l’épanouissement de son copain, qui prend la vie du bon côté et passe plus de temps avec elle.
Parfois, en attachant sa cravate, Thomas regarde sa femme et lui dit :
— Chérie, y’a quelque chose en toi qui a changé, non ?
À ces moments-là, Sarah fait l’innocente, souriant de gaieté, lui faisant un clin d’œil, montrant toute son affection.
Depuis leur dernier repas au bar-terrasse habituel, Chloé et Sarah ne s’étaient plus revues. Les voilà de nouveau toutes les deux autour d’une salade avec plein de choses à se dire.
— Alors, ces vacances, tu t’es bien reposée ? demande Sarah.
Chloé ignore la question, se penche vers elle et lui dit :
— Dis-le, t’as utilisé Good IA, non ? Ça se voit sur ton visage.
Sarah se penche également, elles sont quasiment tête contre tête :
— Oui, et c’est une tuerie !
— Raconte, tu l’as utilisée comment, l’application ?
— Tu vois, Thomas, mon copain, bah depuis que j’utilise l’appli, il est apaisé, je l’ai rendu plus confiant, je sais tout de lui et on est encore plus amoureux que jamais. Il va finir par me demander en mariage, ahah.
— Non, mdr ! Ça m’étonne pas, derrière ton sérieux j’ai toujours pensé que tu étais une romantique. Il a de la chance, ton Thomas.
Sur ces paroles, les deux filles rigolent, puis elles reprennent leur posture du début, continuant sur des sujets plus classiques.
Dans la même journée, Sarah, le boulot fini, sort du travail toujours à 17 h, va chercher son enfant à la crèche, puis rentre à son domicile épuisée. Elle fait le ménage, à manger, couche le petit, puis se met à table devant la télé avec une assiette de lasagnes.
Alors qu’elle mange, la porte s’ouvre. Sarah salue machinalement Thomas qui, cette fois-ci, ne répond pas. Sarah continue à regarder son émission mais Thomas se met devant la télé, obstruant Sarah.
— Eh, t’es bien gentil mais tu m’empêches de regarder ma série. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Il faut qu’on parle, répond Thomas, très soucieux.
— Vas-y, parle, rétorque Sarah.
Thomas saisit la télécommande sur la table, éteint la télé et lui dit d’un ton menaçant :
— Arrête de me prendre pour un idiot, je sais que tu me dis pas tout.
— Thomas, je comprends pas… bredouilla Sarah avant d’être coupée.
— Non, plus de mensonges s’il te plaît ! Toutes ces attentions, ces services, tout ça, c’est faux ! Non ?
— Non, c’est réel. Je t’aime Thomas, j’ai toujours tout fait pour toi, que veux-tu de plus ? répond Sarah, émotive.
— Bon, tu vas me dire tout de suite ce qui se passe, sinon je prends mes affaires et je me casse. On se dit tout ou non ?
Le regard de Sarah se dirige dans tous les sens. Thomas la fixe du regard. Honteuse et se sentant coupable, elle finit par dire :
— Faut que je te montre quelque chose.
Elle sort son téléphone, le pose sur la table, ouvre l’application Good IA et défile le fil de la discussion qu’elle entretient depuis plus de trois semaines. Son copain, perplexe, lui demande :
— C’est quoi que tu me montres là ?
— C’est une application qui réalise le bonheur des gens, tu lui demandes et elle te répond. C’est comme ça que j’ai pu savoir pour le robinet et toutes les autres choses qui te font plaisir.
Sarah croit que son copain la comprend, mais ce dernier ressent la colère monter en lui.
— Depuis tout ce temps tu m’as menti, déclare Thomas, trahi.
— T’as fouillé dans mon intimité et celle de notre enfant pour ton petit bonheur. Tu te bases sur les dires d’un robot pour parvenir à tes envies de femme frustrée. T’es pitoyable.
Sarah, atteinte en plein cœur, se lève de sa chaise pour serrer son copain d’un amour désespéré. À peine le touche-t-elle que Thomas la repousse brusquement, provoquant la chute de Sarah qui se retrouve au sol. Thomas, conscient de son geste impardonnable, s’empresse de relever sa moitié. Mais pour Sarah, le mal est fait. Elle rejette avec vivacité, d’un revers de bras, l’aide de cet homme qu’elle ne reconnaît plus :
— Ne me touche pas ! crie-t-elle, des larmes coulant sur son visage.
— Chérie, j’suis désolé, je voulais pas te faire de mal, dit-il avec toute la sincérité possible.
Sarah se relève de sa chute, pensant à tous les sacrifices réalisés pour un homme qui ne le mérite pas. Puis elle se dirige dans la chambre de leur enfant en criant :
— J’te quitte ! Je prends Bastien avec moi, tu ne nous reverras plus.
Thomas reste debout, figé, désabusé par la situation, pendant que Sarah réunit ses affaires pour partir du domicile. Il reste las, regardant son ex-copine, sac en main et gamin sur l’épaule, passer devant lui, claquant la porte avec fracas derrière elle.
Thomas passe les prochains jours seul, essayant d’appeler Sarah sans succès. Les jours passent, Thomas désespère. Il reçoit un courrier de la préfecture l’informant que Sarah a pris des mesures de sécurité lui interdisant de les approcher suite à son geste violent.
Le jour de sa comparution, Thomas avoue les faits et ne revoit plus son fils ni sa femme pendant un petit moment, rongé par le chagrin.
Sarah, quant à elle, avançait dans sa vie, bien entourée, prête à faire la joie de son prochain.