Cheval de Troie

« Sérieux ?! demanda la voix à l’autre bout de la ligne.

— Oui ! confirma Nina, surexcitée.

— C’était comment ?

— Je sais plus trop… J’étais un peu bourrée, avoua l’adolescente en feignant un air coupable, ce à quoi les deux amies gloussèrent.

— Et vous vous êtes parlé, aujourd’hui ? T’as son numéro ?

— Non… j’irai le voir demain. »

La veille, Nina et Julie étaient allées à une soirée chez une autre fille de terminale, où s’étaient réunis des dizaines d’élèves du lycée.

Son téléphone portable collé à l’oreille, Nina pensa soudain à la porte. Elle s’en approcha à pas feutrés sur la moquette blanche, et sans bruit, essaya de faire tourner la clé dans la serrure. Celle-ci se bloqua : elle avait bien verrouillé avant d’appeler Julie.

Les lycéennes papotèrent encore pendant un moment. « Tu me surprendras toujours ! » avait conclu Julie en riant lorsqu’elles raccrochèrent.

C’est vrai que César était un de ces garçons assez populaires, qui dans les clichés ne s’intéressaient pas aux filles comme Nina. Comme quoi, l’habit ne fait pas le moine.

Elle s’allongea sur son lit. Il était grand, et la literie épaisse et moelleuse ; on s’y enfonçait inévitablement, comme dans un gros nuage protecteur. Le cadre était en fer forgé, ouvragé d’arabesques à la tête et au pied. Nina trouvait qu’il commençait à faire petite fille qui rêvait d’être une princesse, surtout avec les draps blancs et roses, mais elle s’y sentait bien malgré tout.

Son esprit partit complètement ailleurs. Quand elle se leva pour mettre son pyjama, elle pensait tant à lui qu’elle ne se regarda même pas dans le miroir sur pied, ne pouvant s’en empêcher d’habitude.

Il faisait nuit depuis un moment car c’était l’hiver, mais il était encore tôt ; néanmoins Nina retourna s’enfoncer dans son lit et resta immobile pendant des heures.

 

*

 

Lundi, le cœur de l’adolescente cognait dans sa poitrine tandis qu’elle était en chemin pour l’école. Au-dessus de sa grosse écharpe, sa bouche expulsait fébrilement de la vapeur dans le froid mordant du matin. Si ça continuait, sa jugulaire allait exploser… Elle ne voulait pas que les autres la voient comme ça. Surtout César ; il allait penser que c’était une gamine.

Dans la foule de jeunes gens, elle le localisa tout de suite. Dans les couloirs, dans les escaliers vers la salle du premier cours de la semaine, elle savait toujours exactement où il était. Elle avait retrouvé Julie, à qui elle fit à peine attention mais qui lui donnait de la contenance. Comme toujours, elles s’assirent à côté en classe.

Toute la journée, elle le regarda dans l’espoir qu’il fasse de même. Mais pas une seule fois il ne fit mine de la remarquer. Peut-être qu’il n’assumait pas. Qu’il regrettait. Peut-être même qu’il était trop ivre ce soir-là, et qu’il ne se souvenait pas. Dans tous les cas, elle ne devait pas se dégonfler. Elle avait besoin de savoir. C’était trop important. Elle ne pouvait pas passer à côté d’une si belle histoire.

Elle guettait nerveusement l’occasion d’aller lui parler, mais il y avait toujours quelqu’un à proximité. Sans interruption, elle s’imaginait et se rejouait dans la tête ce qu’elle allait lui dire, sans trouver le courage de le faire. Plus l’heure avançait, et plus ça semblait insurmontable et absurde à la fois. À chaque minute qui passait, une goutte de sueur froide dévalait son dos.

Tandis que la dernière sonnerie de leur emploi du temps retentissait, elle eut l’impression de perdre pied. César était toujours un des premiers à se lever et à fourrer en un éclair ses affaires dans son sac. C’était sa dernière chance, elle le savait. Elle ne pourrait pas attendre plus longtemps. Si elle attendait, elle n’y arriverait jamais. Et elle se noierait.

« César ! »

Ça y est. Elle avait plongé. Ce n’était pas si terrible.

Il s’était retourné avec un air surpris.

« Je peux te parler une minute ?

— Euh… ouais. »

Il suivit Nina dans le couloir, à l’écart des autres.

« Ça va ? » demanda-t-il en replaçant son sac à dos qu’il avait l’habitude de porter sur une seule épaule.

C’était le genre de personne à être sympa avec tout le monde ; cette petite question qu’il avait posée, cette attention n’avait rien de particulier. Elle ne voulait rien dire. Mais Nina souhaitait le contraire tellement fort. Et elle ne pouvait s’empêcher de s’en faire intérieurement toute une montagne. Elle ne pouvait s’empêcher malgré tout de croire que cette petite question signifiait qu’elle était spéciale.

Il était tellement beau, avec ses cheveux noirs négligés et ses taches de rousseur. Ça lui donnait un air innocent. Et puis ses grands yeux sombres bienveillants, qui la regardaient d’une tête plus haut… Elle était là où elle avait voulu se trouver depuis l’année dernière, quand elle était tombée amoureuse de lui : dans un cocon de douceur, avec lui, rien qu’avec lui.

« Euh… » Nina remit une mèche de ses cheveux châtains derrière son oreille. Elle avait la tête un peu baissée. « Tu vois, la soirée chez Léa ?

— Ouais, pourquoi ? »

Elle adressa au lycéen un regard qui se voulait entendu. Il fronça les sourcils.

« Ben… ce que… ce qu’il s’est passé…, tâtonna-t-elle. Je voulais juste qu’on en parle.

— Ce qu’il s’est passé ?

— Ben… » Elle le regarda de façon plus insistante.

« Écoute, dis-moi de quoi tu parles, parce que je vois pas. En plus j’étais torché, alors c’est possible que j’aie oublié… »

Nina prit son élan avec une grande inspiration. « Tous les deux, on a… » La phrase resta en suspens durant de longues secondes avant qu’il ne réagisse.

« Hein ? » César rit avec douceur. « Tu crois qu’on a couché ensemble ? » Tétanisée, Nina resta interdite. « Tu penses vraiment que j’aurais trompé Léa ? Chez elle, en plus ? » Quoi ? Elle pensait qu’ils n’étaient plus ensemble, ils… ils ne s’étaient pas embrassés de la soirée, elle les avait regardés exprès… Et aujourd’hui, elle ne les avait pas vus ensemble au lycée… « Non, dit-il avec un sourire, je peux t’assurer que c’est jamais arrivé… »

Il n’était pas méchant. Mais son air, presque… attendri, était insupportable. Elle avait envie de disparaître. Qu’est-ce qui lui avait pris ?

« Désolée » lança-t-elle dans un souffle pour éviter que sa voix ne déraille. Elle partit avec seulement ses cheveux comme œillères pour s’empêcher de mourir de honte et de chagrin.

 

*

 

En rentrant, Nina s’était enfermée dans sa chambre. Elle avait fait acte de présence au dîner en famille afin de n’éveiller aucun soupçon, mais était repartie s’isoler dès que possible. Julie avait essayé de la joindre à plusieurs reprises et avait même appelé sur le téléphone fixe du foyer, mais Nina l’avait évitée en prétextant un malaise. Elle avait également maintenu ses parents à distance en arguant qu’elles s’étaient disputées.

En boule dans son lit, la jeune fille ne savait que penser.

L’alcool l’aurait fait délirer ? Son souvenir était flou, certes, mais pas moins réaliste. Enfin, c’était la première fois qu’elle buvait autant… Peut-être que les rêves étaient différents quand on était si alcoolisé. Peut-être que ça faisait confondre fantasme et réalité.

Les yeux grands ouverts dans le noir depuis maintenant plusieurs heures, elle se décida à se préparer pour aller dormir, plus par automatisme que par envie. Elle alluma sa lampe de chevet et se déshabilla devant la psyché.

Elle regarda les bleus à l’intérieur des cuisses de son reflet.

Avec la lueur jaune-orangée de la lampe, ils semblaient noirs.

Cette nuit-là, elle n’arriva pas à dormir. En réalité, c’était la deuxième nuit où elle ne dormait pas. Pas vraiment.

Le lendemain matin ressembla plus au prolongement d’une interminable journée qu’à un lendemain. Elle hésita à sécher les cours pour rester enfermée, cachée dans son lit. Mais le risque serait trop grand que ses parents flairent quelque chose ; alors ils forceraient la serrure de sa chambre et décideraient de l’enlever définitivement.

 

*

 

Au lycée, Julie lui avait posé des questions sur son état de la veille et sa discussion avec César, mais Nina lui avait bien fait comprendre qu’elle ne voulait pas en parler.

Toute la journée l’adolescente avait craint qu’on se moque d’elle, qu’on lui fasse des remarques dégradantes. Et puisque Julie ne savait pas ce qu’il s’était passé, elle n’avait plus rien d’un soutien. Si elle apprenait ce qu’il en était par les autres, par leurs langues de serpents, elle pourrait même les rejoindre et lapider Nina elle aussi.

Mais rien de tel ne se produisit. César ne la regarda pas plus que d’habitude, les autres ne firent pas plus attention à elle, et les brouhahas étaient toujours les mêmes. Nina essayait d’ignorer l’idée qu’ils salissaient sa réputation discrètement. Qu’à chaque fois qu’elle voyait un élève chuchoter à l’oreille d’un autre et qu’ils ricannaient tous les deux, ils riaient d’elle. Qu’à chaque pause elle pouvait retrouver dans les toilettes ou dans la cour un tag qui la traitait de folle, de menteuse ou de pute. Ou pire, qui racontait ce qui s’était passé dans sa tête.

Sur le chemin du retour, Nina et Julie marchèrent dans un lourd silence, avant de se dire aurevoir du bout des lèvres lorsque leurs routes divergèrent. Quelques minutes plus tard, Nina, seule dans la rue, vit quelqu’un dans sa vision périphérique. C’est quand elle réalisa que l’individu était statique, en plein milieu d’un trottoir un peu plus loin, qu’elle leva les yeux vers lui.

Son cœur lui descendit dans les talons. C’était César. Mais le plus bizarre, c’est qu’il portait une cagoule intégrale noire. On ne voyait ni ses yeux, ni son nez, ni sa bouche. Elle l’avait reconnu à ses vêtements. Un blouson léger par-dessus un t-shirt ocre, et un pantalon droit bleu foncé qui tombait en pli sur ses sneakers blanches. Même début décembre, il n’avait pas froid. Il avait son sac gris chiné sur une épaule, mais il était plus… droit. Il n’affichait pas sa posture nonchalante caractéristique. Il était tourné vers elle. La rue était vide. Il n’y avait qu’eux.

Les jambes de Nina semblaient avoir arrêté de fonctionner. Une vague de chaleur lui monta à la tête et sa vision commença à se troubler ; elle se frotta les yeux et vacilla, puis revint à elle peu à peu. Quand elle osa regarder de nouveau autour d’elle, il avait disparu.

Le soir-même, elle tomba enfin d’épuisement. Elle fit un rêve érotique très étrange avec César portant cette cagoule, qui la réveilla. Elle ne parvint pas à se rendormir, trop perturbée par cette vision nocturne dont elle gardait une impression très réaliste.

 

*

 

Au lycée, Nina regardait César avec plus de réserve. Il gardait la même attitude qui consistait à l’ignorer, mais elle craignait que, si elle se montrait trop insistante, il ne le prenne comme une provocation et le lui fasse payer. Qu’il ne l’humilie davantage, et ce au grand jour. Qu’il ne trouve un autre moyen de lui faire peur.

Désormais, elle rentrait chez elle la boule au ventre. L’angoisse atteignait son pic à ce croisement où il était apparu l’autre fois. Elle était en général seule quand elle passait à cet endroit : dans ce quartier, les gens et les voitures circulaient très peu. C’était un coin calme et résidentiel, où même les habitants semblaient toujours absents.

Une, puis deux semaines passèrent, et il n’était pas revenu.

Un jour, dans une volonté de renouer les liens, Julie proposa à Nina de venir dormir chez elle pendant les vacances de Noël, alors imminentes. Non sans difficulté, elle accepta. Dormir avec quelqu’un lui permettrait peut-être de calmer ses insomnies persistantes, au moins pour une nuit.

Le moment venu, ce ne fut pas le cas. Cependant elle se sentit plus apaisée en présence de son amie. Elle avait oublié comme cela pouvait faire du bien de passer du temps avec quelqu’un sans se prendre la tête. Elle garda les yeux ouverts toute la nuit, ressassant les événements et ses émotions des dernières semaines ; mais toutes ces préoccupations paraissaient beaucoup moins graves ici, sur ce sac de couchage dans l’intimité simple et rassurante de la chambre de Julie. Vues, contemplées d’aussi loin. Au lieu d’être enfermées dans sa tête, à tourner dans un effet boule de neige infernal. Elle hésita jusqu’à l’aube, et se résolut à tout raconter à son amie après le petit-déjeuner. Comme ça, elle pourrait passer à autre chose.

Le soleil immergeait les persiennes quand Julie se réveilla. Les deux adolescentes échangèrent quelques mots puis rejoignirent le reste de la famille pour déguster café, jus de fruits et croissants fraîchement rapportés de la boulangerie. Cela faisait longtemps que Nina n’avait pas passé un si bon moment.

C’est là que Julie prit la parole.

« Oh, Nina ! J’avais oublié de te dire : apparemment Léa organise encore une soirée chez elle samedi ! »

Soudain, tout redevint fade. Une main invisible se referma sur Nina.

Elle subit en silence la fin du repas et quitta cette maison étrangère dès qu’elle le put.

 

*

 

Pendant la dizaine de jours restants des vacances, Nina ne sortit quasiment pas de sa chambre.

Elle avait toujours aimé Noël, mais cette année les fêtes furent une souffrance feutrée. Elle se sentait loin de tout. Loin de ces réjouissances qui avaient perdu leur sens. Qui se révélèrent d’une douloureuse superficialité.

Elle ne répondit pas aux appels de Julie, qui finit par ne plus essayer de la contacter.

À la rentrée, forcée de retourner dans le monde extérieur, Nina le revit. Cela faisait alors presque un mois qu’il avait fait irruption pour la première fois, à ce croisement de rues désert. Il se tenait au même endroit. Il ne faisait que la fixer depuis l’autre côté de la route, le visage toujours occulté, dans le silence urbain.

Par la suite, ses visites devinrent plus fréquentes. Et bizarrement, Nina avait de moins en moins peur. Malgré l’appréhension que cela ne manquait de provoquer chez elle, les conditions demeuraient les mêmes par ailleurs, et il ne lui faisait rien. Elle avait commencé à… s’habituer.

Le César du lycée n’avait pas l’air de vouloir de relation avec elle, quelle qu’elle soit. Mais le César de l’autre côté de la rue, que personne d’autre ne voyait à part elle, semblait, au contraire, désirer quelque chose. Au début, elle avait cru qu’il lui voulait du mal, mais l’immobilité et la distance qu’il maintenait avaient peut-être pour but de lui montrer qu’elle n’avait justement rien à craindre. Sinon, il aurait déjà tenté quelque chose, forcément. Il aurait pu facilement, la première fois, quand elle était paralysée. Et il pouvait encore à chaque fois, en l’absence de témoin.

Peut-être qu’il voulait simplement la regarder en toute tranquilité, puisqu’il ne le faisait pas à l’école, à la vue de tous. Ça expliquerait la cagoule, qui permettait un minimum d’anonymat. Car si quelqu’un le voyait, ça reviendrait aux oreilles de Léa.

Or, ces moments n’appartenaient qu’à eux.

Il y avait le César que tout le monde connaissait, et le César mystérieux et secret. Le vrai César, qui n’osait pas vivre à visage découvert. Et il s’intéressait à elle.

César et Nina…

 

*

 

Un jour de mars, alors que cela faisait maintenant autour de trois mois qu’ils avaient commencé à se regarder dans la rue, l’attitude de Nina changea. Ce vendredi en fin d’après-midi, face à lui, elle arbora un air plus serein, hésitant même à sourire.

Ce soir-là fut un de ces soirs où les insomnies l’avaient tant épuisée qu’elle trouva rapidement le sommeil.

Mais en pleine nuit, elle se réveilla en sursaut, moite de sueur. Elle se redressa et regarda autour d’elle ; son cœur explosa de terreur et sa voix lui fut arrachée quand elle vit quelqu’un à sa fenêtre. Depuis un moment elle ne fermait plus ses rideaux car le noir avait commencé à l’effrayer. Elle avait de même pris le réflexe de fermer sa porte à clé tous les soirs sans exception.

Elle ne voyait pas le visage de l’intrus. Seulement le reflet mat du clair de lune sur le côté de sa tête sombre. Il toqua doucement sur le carreau.

Elle réalisa qu’il s’agissait du César encagoulé.

Pétrifiée, elle ne savait pas quoi faire.

Elle eut la pensée fugace de fuir par la porte, mais la fenêtre était juste en face et il aurait le temps de la briser pour entrer et lui faire du mal. Pareil si elle prenait son téléphone, il le verrait et réagirait.

Puis elle s’en voulut de penser ça. Elle se sentit ridicule.

Simplement, elle ne s’était pas préparée. Elle ne s’attendait pas à ce que ça se passe. Pas comme ça.

Il toqua de nouveau.

Il avait eu le courage de venir, alors elle devait l’accueillir.

Elle alluma la lampe sur la table de nuit et alla lui ouvrir sans un bruit.

Il entra et ils se retrouvèrent face à face.

Elle avait l’impression que l’on pouvait voir son sternum bouger tellement son cœur battait fort. Qu’il pouvait le voir. Qu’il voyait tout en elle.

Il lui caressa le visage. Il portait des gants noirs. Quand Nina leva la main vers son visage à lui, il lui attrapa le poignet, ce qui la fit tressaillir.

Il la lâcha doucement et repartit. Ça n’avait pas duré plus de quelques minutes, mais avait paru une éternité.

En allant se recoucher, Nina se rendit compte que son entrejambe était humide de sécrétions intimes. Elle ne réussit pas à se rendormir.

 

*

 

Au lycée, Nina ne regardait plus César de la même façon. Elle se disait que ce n’était pas son César. Car, ironiquement, c’était lui qui affichait un masque, un masque social, pour plaire au grand public, tandis que l’autre avait les tripes de lui dévoiler sa face cachée.

Il lui faisait encore un peu peur… mais c’était une bonne peur. Une peur excitante. Comme du trac. Le trac avant de sauter dans le vide. Elle avait l’impression d’entrer dans un monde terrifiant et exaltant. Un monde passionné, où seuls ceux qui osent s’y jeter vivent des choses incroyables et transcendantes. Se lancer dans l’inconnu. Dans ce qui n’était pas admis, car trop effrayant pour le commun des mortels. Elle ne pouvait en parler à personne, car ils ne comprendraient pas. Seuls eux deux pouvaient comprendre. Seul lui. Et si elle songeait un instant à en parler, elle avait l’impression de le trahir, de salir définitivement quelque chose ; d’altérer irréversiblement ce qui ne pouvait — ce qui ne devait — s’exprimer avec des mots.

Elle était incapable de penser à autre chose que lui. À autre chose que ce soir où il est venu dans sa chambre.

Bien qu’en cours elle ne le surprenait jamais en train de la regarder, elle ne pouvait s’empêcher de sentir ses yeux sur elle. Dès qu’il n’était plus dans son champ de vision, dès qu’elle avait le dos tourné, elle avait l’impression qu’il l’observait. Qu’il regardait ses cheveux, son profil, son corps. Qu’il la voyait nue. Elle avait alors la sensation d’être nue devant toute la classe. Puis devant tout le lycée. Car si une classe a vu quelque chose, toute l’école l’a vu aussi.

Puis la sonnerie martelait ses pensées, et elle sortait en vitesse pour éviter que Julie vienne lui parler.

 

*

 

Il lui avait rendu plusieurs visites noctures à présent, et ils avaient construit leur rituel, en quelque sorte. Il lui caressait le visage, et ils se regardaient pendant un moment. Ils avaient trouvé un équilibre. Ils se faisaient l’un à l’autre. Nina commençait de nouveau à se sentir rassurée. Cela lui convenait bien.

Puis il fallut sauter un autre précipice. C’est inévitable, elle le savait. Rien ne peut évoluer sans épreuve. L’amour ne peut réellement s’épanouir.

Une nuit, il ne s’arrêta pas devant elle pour lui caresser la joue. Il alla directement se poster au pied de son lit et se tourna vers Nina. Elle le rejoignit.

Elle avait pensé qu’il n’avait pas besoin de ça, qu’ils n’avaient pas besoin de ça. Mais l’amour a besoin de concret. Il fallait voir la réalité en face. Ce n’était pas pour ça que les choses devaient changer, être gâchées, non. Ils restaient humains, voilà tout.

Ils ne parlaient pas du tout. Mais l’amour n’avait pas besoin de mots pour s’exprimer.

Elle s’assit sur son lit défait et, toujours debout, il se mit face à elle.

Elle comprenait ce qu’il voulait, et c’était ce qu’elle voulait en résonnance avec lui.

Et puis, il avait été doux jusqu’à maintenant. Elle lui devait bien ça.

Elle retira le pantalon de son pyjama, puis se recula sur le lit pour lui faire de la place. Il enfonça un genou dans le matelas, puis l’autre, pour s’avancer vers elle. Elle pensa que ses vêtements qui avaient traîné à l’extérieur étaient sales, dans son lit. Une fois tout près, il lui enleva son haut à manches longues et sa culotte.

Oui, c’est vrai, il fallait qu’il la voit en entier. Telle qu’elle était. Ce n’était pas facile de se mettre à nu devant quelqu’un. Mais c’était nécessaire. Elle le voulait. Elle voulait qu’on la voit.

Elle s’était malgré elle recroquevillée pour cacher sa poitrine et son entrejambe.

Se sentir rassurée, rester dans sa zone de confort… C’était stagner. C’était trop facile. C’était méprisable.

Il poussa légèrement ses épaules alors elle s’allongea. Il tira légèrement ses jambes alors elle les étendit. Il prit délicatement ses poignets alors elle écarta les bras.

Toujours entièrement habillé, avec sa cagoule et ses gants, il s’allongea de tout son long au-dessus d’elle, et introduisit ses jambes entre les siennes.

Comme il était tout près d’elle, Nina réalisa qu’elle ne se souvenait pas qu’il sentait ainsi.

Il ouvrit sa braguette. Elle ne voyait rien mais comprit qu’ensuite il était en train de mettre un préservatif.

Puis il la pénétra.

Étrangement, ce fut beaucoup plus neutre que ce à quoi elle s’était attendue. Ça ne dura pas longtemps. Ça n’avait été ni bien ni pas bien. Elle ne comprenait pas vraiment comment elle avait pu autant mouiller, du coup.

Quand il repartit, il laissa un vide.

Nina eut la vague impression de ne pas avoir avancé. Que rien n’avait éclos mais au contraire que quelque chose avait été sali.

 

*

 

Leur relation était au-delà de tout ce que les autres pouvaient comprendre. C’est pour ça qu’elle pouvait paraître bizarre. Avec personne d’autre elle ne pourrait vivre quelque chose d’aussi inédit et insolite.

L’amour n’est pas simple. C’est normal d’avoir du mal à aimer quelqu’un. Les gens qui disent vivre un amour heureux tout le temps mentent. Ce n’est pas de l’amour, ça. Quand c’est aussi facile, c’est superficiel. Quand on aime quelqu’un, on aime ses côtés les plus sombres. Les côtés qui rebutent les autres. César montrait à Nina ses côtés sombres, et elle se devait d’apprendre à les aimer. Lui, il l’aimait déjà malgré le fait qu’elle était peureuse, pessimiste et insignifiante.

Il y avait des choses qu’elle ne comprenait pas encore. Dont elle n’arrivait pas encore à saisir la vraie beauté. Mais son esprit allait s’ouvrir, et elle verrait. Bientôt.

À la rencontre suivante, d’elle-même Nina se dénuda et s’allongea sur le dos. Il se positionna au-dessus d’elle, et la pénétra. Et les choses se passèrent de la même façon les fois d’après. C’était le nouveau rituel.

Il revint, encore et encore, à des intervalles de temps aléatoires. Elle ne savait jamais quand il allait surgir.

Alors, toutes les nuits, elle guettait la fenêtre depuis son lit, le cœur palpitant, les yeux grands ouverts.

 

*

 

Cette nuit-là, la lumière sur la table de chevet était éteinte. Il était sur elle comme d’habitude, mais fit autre chose. Il mit ses mains autour de son cou, tout en continuant à la pénétrer. Quand il commença à serrer, elle voulut crier, mais aucun son, aucun souffle ne sortit.

Au même moment, la porte de la chambre se mit à trembler. La poignée à s’agiter. Des mains à tembouriner frénétiquement, tandis que les voix des parents de Nina s’affolaient dans des déblatérations d’inquiétude incompréhensibles comme des sauvages. Non… Il ne fallait pas qu’ils rentrent… non, non, non… surtout pas… personne ne devait voir

Avant d’étouffer, elle se réveilla.

 

*

 

Sa vision nocturne avait été si prégnante que Nina ressentit un besoin de se raccrocher à la réalité. De se reconnecter à ce qui était réel.

Attendre pendant une durée indéterminée qu’il revienne fut une torture.

Mais quand la nuit de son retour se présenta enfin, Nina fit quelque chose d’inhabituel. Quand il fut sur elle, elle leva les mains, lentement. Avec une assurance et une fluidité qui l’étonnèrent, elle posa ses doigts à la base de la cagoule. C’était devenu un geste nécessaire, presque naturel. Elle remonta l’étoffe noire en haut de son cou. Et tandis qu’elle commençait à dévoiler son menton, elle dit tout bas :

« César. »

Là, il se dégagea brusquement des mains de Nina et se jeta sur sa gorge. Et serra. Pendant longtemps. C’était la fin. Elle se sentit commencer à partir.

Puis il lâcha au dernier moment, avant de s’enfuir.

Avec peine, Nina reprit sa respiration la tête dans son oreiller pour ne pas risquer de réveiller ses parents.

Elle resta là, nue, sur son lit. La brise nocturne du mois de mai s’engouffrait par la fenêtre ouverte et caressait son dos rond.

Elle porta ses propres mains à son cou. Et serra. Serra.

Puis elle se mit à frapper à coups de poings l’intérieur de ses cuisses.

Au moins, les marques seraient les siennes.

 

*

 

Après plus d’un mois, il revint. Jamais un aussi grand lapse de temps ne s’était écoulé entre deux visites dans sa chambre.

Il était différent. Plus guindé dans sa façon de se déplacer. Il regardait partout dans la pièce.

Mécaniquement, Nina se déshabilla et s’allongea sur le lit, où il la rejoignit comme avant, avec des mouvements plus brusques. Sur elle, il s’apprêtait à poursuivre quand quelque chose retint son attention. En tapissant l’environnement de son regard, il était tombé sur un détail. Un bout de tissu, qui dépassait de sous le lit.

Il l’attrapa et dit avec une voix étrange :

« Mets-la. »

C’était une robe argentée.

Elle la prit et il se leva en attendant qu’elle s’habille. Elle s’assit au bord du lit. En face du miroir. Elle se regarda en train d’enfiler la robe chantoyante qu’elle avait achetée spécialement pour la soirée de Léa — cette soirée-là. Elle l’avait mise  juste une fois, pour cette occasion, et lancée sous son lit en rentrant chez elle, avec ses collants. Depuis, elle l’avait oubliée.

Elle leva la tête vers lui. Il montra le lit du menton. Alors elle se rallongea. Et il revint sur elle.

« Tu te souviens ? » lui demanda-t-il de sa voix bizarre.

Elle ne répondit pas. Elle ne pouvait pas.

Dans un clic, il éteignit la lampe de chevet, et l’obscurité envahit la chambre.

« Est-ce que tu te souviens ? » demanda-t-il encore.

À travers la fenêtre, la lueur froide de la nuit venait détourer la forme de la cagoule et éclairait très légèrement les reliefs grossiers qu’imprimait le visage caché en-dessous.

À ce moment, Nina vit au-dessus d’elle une figure. Imprécise dans la pénombre. La porte entrouverte laissait couler la lueur tamisée du corridor. Une agitation lointaine bourdonnait. Sous elle, le lit était un peu trop dur. Sur le côté du faciès, des reflets flous se dessinaient. Le long du front, de la mâchoire, du nez. Avec deux faibles éclats, deux petits points, en plein milieu, qui la regardaient.

Elle ne dit rien.

Il la pénétra.

« Dis-moi que tu te souviens… » Sa voix se brisa sur ces mots qu’il prononça sur un ton presque suppliant, en faisant des aller-retours.

Le rythme cardiaque de Nina accéléra. Lentement, elle bougea un bras, jusqu’à atteindre son oreiller. Elle glissa la main en-dessous, et empoigna le couteau qu’elle y avait dissimulé des semaines plus tôt.

Elle ramena son bras vers elle.

Et planta la lame dans son abdomen à lui. Encore. Et encore. Réduisant en lambeaux les couches de vêtements. Le plus vite possible, autant de fois qu’elle le put.

Il hoqueta, suffoqua et tomba à moitié sur elle. Même si elle n’avait plus assez d’amplitude pour sortir et rentrer le couteau, elle continuait à l’agiter. Elle ne pouvait plus s’arrêter. Puis il roula sur le lit et tomba à terre. Elle l’entendait se débattre maladroitement. Elle vit sa silhouette se relever, repliée sur ses blessures. Il fonça sur la fenêtre et y buta, avant de finalement la franchir.

Elle était redressée sur le lit, figée, le couteau pointant vers l’extérieur. Elle resta dans cette position longtemps. À tout moment il pouvait revenir. Mais non. Il était blessé. Mais elle n’avait pas vu à quel point. Elle avait senti, par contre. Elle alluma la lampe de chevet.

Ses mains étaient recouvertes de sang. Sa robe aussi. Elle avait du sang sur les jambes, les bras. Il y en avait sur le lit. Elle se déplaça. Il y en avait sur la moquette. Sur le rebord de la fenêtre. Partout.

Soudain, la pensée que ses parents puissent voir la frappa et la sortit violamment de son hébétude. Elle réfléchit, et se leva.

Dans le plus grand des silences, elle se changea, déverrouilla sa porte et partit chercher du détergent, des bouteilles d’eau, de l’essuie-tout et des sacs poubelle. Puis elle referma la porte.

Elle mourait d’envie de prendre une douche, une longue douche, et de s’y endormir, mais ne pouvait pas prendre le risque de réveiller le reste de la maison. À la place, elle retira les taches de sang sur sa peau avec du papier ménage, du produit et de l’eau.

Elle récura le couteau, qu’elle posa sur le guéridon.

Ensuite, elle nettoya le cadre de la fenêtre, la poignée et le bord. Elle regarda à l’extérieur : juste en-dessous, sur le mur du bâtiment, il y avait des traces qui s’arrêtaient là où il avait dû sauter ou tomber — la chambre de Nina était au premier étage. Heureusement, elles étaient à sa portée et elle put les faire disparaître à force d’effort. Sur le bitume du trottoir en contrebas, les souillures sombres indiquaient par où il était parti. Elle pensa fugacement qu’elle pourrait suivre cette piste…

Elle aspergea la moquette de produit ménager, et en attendant que celui-ci fasse effet, défit les draps du lit qu’elle enfouit dans un sac poubelle avec la robe. Elle fut soulagée que le sang n’ait pas atteint le matelas. Par contre, elle dut frotter la couette.

Pendant que l’épaisse couverture séchait, elle s’attela au calvaire de la moquette.

Parmi toutes les macules, il y en avait une énorme, juste à côté du lit.

Après des rouleaux d’essuie-tout et des litres d’eau minérale, tout le corps en sueur, elle jugea qu’elle pouvait s’arrêter. Elle disposa les sacs poubelle de déchets sous le lit, afin qu’ils restent cachés jusqu’à ce qu’elle aille les jeter à un moment où elle serait seule dans la maison, et mit des draps propres. Épuisée, drainée, elle s’écroula avec la lumière allumée et dormit d’un sommeil agité tandis que le jour se levait.

 

*

 

Quand elle émergea plusieurs heures plus tard, la tête lourde, les traînées sanglantes dans la rue avaient disparu. Cherchant avec un désespoir ralenti la réponse qu’elle connaissait déjà à la question qu’elle n’osait se formuler, Nina tourna la tête.

Non, elle n’avait pas rêvé.

Sur la moquette, l’énorme tache de sang transparaissait toujours.

Elle essaiera plus tard de la nettoyer encore, mais la marque persistera.

 

*

 

À l’école, lors des jours qui suivirent, Nina observa César à la dérobée tel un animal traqué. Elle se fondait au maximum dans la foule, pour qu’il ne puisse pas la repérer.

Elle devait voir. Elle devait regarder. Elle en avait besoin. Pour savoir. Pour passer à autre chose. C’était ce qu’elle se disait. C’était à ça qu’elle pensait. Tout le temps. Il n’y avait que ça qui comptait. Il n’y avait que ça de concret.

L’occasion se présenta au début du cours de sport.

Au moment d’aller dans les vestiaires pour que chacun dépose ses affaires et se mette en tenue, Nina fit mine d’aller aux toilettes. Une fois le couloir vide, elle attendit un peu et alla se poster devant le vestiaire des garçons. De derrière la porte, elle les entendait bavarder et chahuter.

Elle ne pouvait pas faire autrement.

Elle poussa le battant d’un coup et chercha César du regard. Là. Il était torse nu, mais de dos.

Un élève interpella l’intruse.

César tourna la tête pour voir ce qu’il se passait.

Un autre cria quelque chose à la jeune fille.

Tourne-toi. Tourne-toi. Tourne-toi.

Quelqu’un essaya de l’entraîner dehors, mais elle ne bougea pas. Elle avait les yeux rivés sur César.

Alors que ce dernier détourna le regard et enfila un t-shirt, indifférent à ce qui était en train de se passer, elle finit par se faire brusquement pousser hors du vestiaire. Sans qu’elle ait rien pu voir, la porte se referma sur elle.

Elle resta là un moment, égarée.

Puis elle se dirigea vers le vestiaire des filles. Elle n’avait besoin que d’y déposer son sac : elle était déjà en habits de sport, pour ne pas avoir à se changer devant les autres.

Nina ne reparlera pas à Julie, et jamais son ancienne amie ni sa famille ne se douteront de ce qu’il s’était passé pour elle durant cette année de terminale.

Juillet approchait. Le lycée touchait à sa fin. Elle ne reverrait probablement plus jamais César.

Elle avait replacé le couteau sous son oreiller, où il demeura.

Il ne revint pas. Mais elle continuera à l’attendre, malgré elle.

Et cette tache, sur le sol de sa chambre, Nina sera la seule à la voir. Cette flaque de sang sur le parterre qui étouffait les bruits. Une légère ombre sur la moquette claire.

Son silence meurtrier.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Gredin_des_bois
Posté le 25/08/2024
À part la fin qui me laisse justement sur ma faim, sans doute suis-je un peu trop habitué à du contenu plus explicite. Le texte est vraiment bien écrit. Je trouve qu'il y a beaucoup de détails vivants, on est bien en phase avec le personnage et ses émotions encore un peu immatures, maladroites.
Margerie Kremer
Posté le 04/09/2024
Merci !
Ganille
Posté le 22/08/2024
J'ai beaucoup aimé ton texte, intense, poétique et mystérieux...La souffrance de Nina qui finalement se contente de peu juste pour l'avoir quelques heures par nuit c'est à la fois beau et pathétique.
Margerie Kremer
Posté le 04/09/2024
Merci beaucoup !
Vous lisez