Chloé

Par Hagaten

Chloé déposa précautionneusement l’horloge défectueuse sur son établi. Elle avait deux jours pour trouver la source du problème par elle-même avant que Féol n’intervienne à son tour. « Maître Felipe Olegario », rectifia-t-elle mentalement. Cela faisait deux ans qu’elle était son apprentie et elle ne parvenait toujours pas à abandonner le surnom qu’elle lui avait donné petite. Sur l’autre rive du canal, profitant du doux soleil d’été, elle entendait les rires bruyants de Bastien et ses amis. Elle avait envie de les rejoindre mais elle ne les regarda pas. Elle avait une mission et ça valait pour elle tous les jeux du monde.

La jeune fille employa donc sa matinée à démonter et à disposer méthodiquement les multiples pièces composant l’appareil : les chevilles, la cage, les aiguilles, le cadran d’un côté, le poids, le filin, le tambour de l’autre. Elle ne garda au centre du plan de travail que les rouages et leurs axes, l’échappement et enfin l’oscillateur tordu, coupable probable du disfonctionnement. Reforger entièrement la pièce était au-delà de ses compétences, mais ça ne voulait pas dire qu’elle ne pouvait rien essayer du tout. Elle plaça la tige dans l’étau et la redressa d’un mouvement de pince prudent. Finalement, elle réussit à lui rendre sa forme d’origine, ou du moins, quasiment.

Chloé regarda à travers la cour le cadran solaire du mur de la boutique qui indiquait déjà midi. À contrecœur, elle dut s’interrompre. Elle aperçut du coin de l’œil une pie sur le toit qui ne quittait pas des yeux les petits rouages brillants sur l’établi. Pour ne rien offrir au volatile, Chloé rangea ses outils et couvrit son établi avant de se ruer vers la cuisine, impatiente d’y retrouver son maître. Elle ouvrit la porte d’un grand geste et, en voyant le sourire amusé de Féol qui épluchait des légumes, la referma délicatement.

Elle prit un couteau, s’assit en face de lui et se mit à éplucher à son tour. Ce genre de moments était propice à l’un de ses passe-temps favoris : observer le vieil homme. Elle admirait ses mains agiles et puissantes qui réalisaient la plus simple des taches avec adresse et précision. Elle se retenait de rire devant toutes les mimiques de sa fine moustache et les ondulations de son front ridé lorsqu’il se laissait aller à la rêverie. Féol n’était plus dans sa prime jeunesse, mais il aurait pu donner des leçons de prestance à la moitié des nobles constituant sa clientèle.

Ils placèrent la soupe sur le feu et la délicieuse odeur du repas ne tarda pas à emplir la petite salle.

— Margot, Gabrielle et Bastien sont passés te voir, l’informa-t-il. Je leur ai dit que tu étais occupée.

Là encore, elle bouillonnait d’envie d’aller jouer avec eux. Sa volonté de réussir le défi de son maître était plus forte.

— Vous avez bien fait. J’ai trouvé la pièce fautive, ajouta-elle avec fierté. Je pense même finir avant la fin du jour.

— Prends le temps, tu as deux jours pour finir. Tes amis seront toujours là après.

— J’aime ce que je fais Maître Olegario. Et j’ai simplement hâte de mettre tout ce que vous m’avez appris en œuvre. Dernièrement, les filles ne passent leurs temps qu’à bavarder sans faire quoique ce soit d’intéressant, ici, j’ai l’impression d’être utile, de réaliser quelque chose de beau.

Féol sourit.

— Et je vous rappelle que Bastien est un vaurien peu respectable que je ne fréquente que lorsqu’il n’y a vraiment aucune autre alternative.

— Voyez-vous ça, taquina-t-il.

Chloé fit la moue, marqua une pause, puis plongea son regard dans les yeux verts de Féol.

— Féo… Maître ? Puis-je vous posez une question ?

— Cela me contrarierait si tu ne le faisais pas, plaisanta-t-il.

— Gabrielle dit qu’un nouvel ange va arriver en ville aujourd’hui. Un qui rentre tout juste de l’Académie et du Continent. Est-ce que vous en avez déjà vu ? En vrai je veux dire ?

Le doux sourire de Féol se crispa et son regard se perdit dans le vague. Cette torpeur soudaine et inhabituelle inquiéta Chloé, elle ne sut comment réagir et un long silence s’installa.

— Féol ? hasarda-t-elle enfin.

— Oui j’ai pu en voir, répondit-il d’une voix monocorde et peu coutumière.

Emportée par la curiosité et sa fascination pour les anges, elle risqua une autre question :

— Sont-ils vraiment aussi forts qu’on le dit ? Vous savez, comme dans les histoires que l’on raconte au temple ?

— Non. Ils sont plus forts et plus redoutables que ce que les prêtres racontent. Moins purs aussi.

Chloé sentit qu’elle ne devait pas insister. Féol se leva pour remplir deux assiettes fumantes qu’ils mangèrent dans un silence inconfortable. À la fin du repas, l’humeur sombre de Féol avait disparu.

— Comment va ta mère ? Cela fait un moment que je ne l’ai pas vue.

— Elle va bien merci. Elle a beaucoup à faire en ce moment. Oh zut ! J’ai oublié de vous dire, elle va rester à la caserne ce soir et vous demande si je peux rester dormir ici.

— Tu sais très bien que ma porte t’est toujours ouverte.

Féol avait dit cela avec tendresse et chaleur, masquant presque totalement une pointe de désapprobation, il pensait que sa mère ne passait pas assez de temps avec elle. Chloé n’était pas de son avis, une capitaine de la Garde Auréolée avait fort à faire sans devoir en plus s’occuper d’une gamine. Elle apprenait de toute façon plus ici qu’a la maison.

— Elle fait un métier important, justifia Chloé. Elle protège les honnêtes gens.

— Je sais petite. Et puis, comme ça tu auras plus de temps pour finir ta réparation. Allez oust ! plaisanta-t-il avec un geste comique de la main.

Prenant l’ordre au pied de la lettre, la jeune fille n’attendit pas plus et bondit hors de la pièce pour s’occuper de son horloge.

Durant la totalité de l’après-midi, elle prit le temps d’entretenir chaque pièce, de les réassembler dans l’ordre et d’huiler de manière appropriée les rouages délicats. Lorsque qu’enfin l’horloge fut prête à repartir, elle en tremblait d’impatience. Elle remonta le mécanisme de plusieurs tours, un cliquètement régulier se fit entendre et, avec élégance, les aiguilles se mirent imperceptiblement à tourner. La douce mélodie des engrenages la galvanisa : elle avait réussi !

Se sentant la force de dix homme, Chloé souleva l’horloge et l’emporta jusqu’à la boutique pour la montrer à Féol. Celui-ci venait de fermer la porte d’entrée à clef pour la soirée et accueillit son œuvre avec enthousiasme dès qu’elle la lui présenta. Pour la faire patienter, et éviter qu’elle ne trépigne à côté de lui pendant qu’il observait son travail, il l’envoya nettoyer boutique.

Elle endura stoïquement les « hum hum » et les « ah » tout en expédiant le ménage avec vélocité. Enfin lorsqu’elle eut fini, elle le rejoignit derrière le comptoir où il reconnut que c’était un très bon travail et qu’il était fier d’elle. Il entreprit ensuite de lui lister plusieurs petits défauts et détails à améliorer, ainsi que la façon pour les rectifier.

Ils étaient tellement absorbés dans leur affaire qu’ils sursautèrent tous deux lorsque la porte d’entrée s’ouvrit brusquement. Chloé vit la main de Féol se poser sur la garde de son épée qu’il gardait toujours sous le comptoir. Elle leva les yeux pour observer le nouvel arrivant avec inquiétude.

C’était un grand homme dissimulé par une large cape grise à capuchon, vu la chaleur qu’il avait fait aujourd’hui, Chloé trouva cela très étrange.

— Nous sommes fermés pour la nuit Monsieur, déclara Féol d’une voix ferme. Je vous prierai de repasser demain.

— Je ne viens pas pour tes horloges Felipe, répondit l’inconnu agacé. Je suis ici pour retrouver de vieilles connaissances.

Il s’était avancé au centre de la pièce et dévoila son visage. Sa peau était recouverte de cicatrices entrecroisées, son nez semblait brisé en deux endroits, un morceau de son oreille gauche avait été arraché. Cette masse de chair difforme réalisait un spectacle horrible et dérangeant. Pourtant, même si Chloé était mal à l’aise, elle ne pouvait en détourner les yeux.

— Peines-tu à me reconnaitre Felipe ? J’étais certes plus charmant il y a douze ans.

— Douze ans ?

La question de Féol resta en suspens avant de qu’il ne reprenne d’un murmure incrédule :

— C’est impossible. Serait-ce toi Sebastiano ? On te disait parti pour l’Académie. Que tu avais préféré la justice divine à celle des hommes.

— La justice divine ! s’emporta l’homme. T’es-tu finalement converti aux balivernes des lumineux ? Il n’y a ni dieux ni justice en ce monde ! Seulement nous.

— Je fais ce que je peux. La guerre est finie, il faut aller de l’avant. Mais toi, tu n’étais donc pas parti ? Pourquoi es-tu resté caché tout ce temps ? Pourquoi te montrer maintenant ?

L’homme vient se placer juste devant eux. Seul le comptoir les séparait. Derrière lui, la main de Féol n’avait pas lâché son épée, ce qui ne rassurait pas Chloé. Elle n’avait jamais entendu parler d’une personne appelée Sebastiano, ce qui était explicable s’il avait disparu avant sa naissance, mais elle n’avait jamais vu son maître si prêt à utiliser son arme.

— Je cherche Giovanni.

— Il est mort.

— Antonio ?

— Aussi.

— Raphaël ?

Féol ne répondit pas.

— Où est Raphaël ? Felipe.

— C’est pour ça que tu es là Sebastiano ? Pour continuer ta révolte ? Deux échecs sanglants ne t’ont pas suffi ?

— Où est-il ! aboya l’homme en écrasant son poing sur le comptoir.

Chloé semblait avoir entendu le bois craquer. Il regardait maintenant intensément Féol et elle aurait juré apercevoir de faibles lueurs bleutées émaner de ses yeux. Son maître dégaina son épée.

— Je te prie de sortir Sebastiano. C’est fini. La Rose est morte. Ne me force pas à appeler la garde.

L’homme n’accorda aucune attention à la lame brandie vers lui.

— Tel père, tel fils, Felipe ? Tu enverrais la garde sur moi dis-tu ? Et bien fait-le ! Tu verras bien ce qu’elle fera en voyant ça !

Il dégagea une broche de sous sa cape. Un triangle plus brillant que l’or au-dessus d’un cercle noir, la Marque des Anges, la Marque du roi Awisskéruh. Féol blêmit et lâcha son arme.

— Tu étais donc bien parti là-bas ? souffla-t-il fébrilement. Et tu en es revenu.

Chloé réalisa difficilement qu’elle se trouvait devant un vrai ange. Elle exécuta une révérence maladroite tout en se disant que celui-là ne ressemblait vraiment pas aux récits des prêtres.

— Je ne pense pas que la garde va m’arrêter maintenant que je suis leur supérieur direct. Je me nomme Isaul à présent et ma patience a grandement diminuée. Pour la dernière fois, où est-il ?

La posture du saint homme se faisait plus menaçante, il semblait prêt à bondir sur eux

— Je ne sais pas, bredouilla Féol. Je le jure ! Après que tu sois parti, je sais qu’il a trahi la garde à son tour et qu’il est devenu un chef de gang. Je l’ai renié et nous ne nous sommes jamais revus depuis.

— N’as-tu aucun moyen de savoir où il est ? tonna-t-il.

Chloé sursauta et se resserra derrière Féol, blottissant sa main tremblante dans la sienne.

— Tu… tu devrais essayer de voir Pedro l’ancien, je crois qu’ils sont encore en contact.

Isaul le regarda encore un instant, tourna les yeux vers la jeune fille puis hocha la tête et repartit.

Malgré l’été, la pièce semblait à présent terriblement glaciale. Féol semblait ébranlé et resta un moment appuyé contre le comptoir à reprendre ses esprits. Chloé rompis le silence.

— Vous connaissez un ange ?

— Il ne l’était pas quand je l’ai connu.

— Qui était-ce ?

— Il était mon seigneur. Lorsque j’étais encore soldat de la Rose.

Féol n’évoquait guère son passé d’avant son arrivé à Nouvelle Aube. Chloé savait que la guerre avait été rude et que les rosiens avait perdu. Mais elle n’avait pas vraiment réalisé que Féol avait vécu à ces évènements.

— Et qui est Raphaël ?

Féol la regarda intensément et sembla sur le point de lui dire quelque chose avant de se raviser.

— Quelqu’un que je ne connais plus. Maintenant allons-nous coucher, j’ai eu mon quota d’émotions.

Ils verrouillèrent à nouveau la porte, Chloé installa sa couche dans la chambre de Féol plutôt que dans sa mansarde et, pour la première fois, sa présence ne suffit pas à la rassurer complétement.

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Gabhany
Posté le 03/01/2020
Hello Hagaten !
D’abord bravo pour tous les changements de ce chapitre, je la trouve super cette version !
Je me suis bien identifiée à Chloé, on perçoit bien son caractère déterminé et son envie de faire ses preuves, sa maturité aussi. Sa relation avec Féol est touchante, on dirait plus un père qu’un maître à certains moments.
J’ai bien aimé les petits détails de contexte que tu donnes, ça permet de bien imaginer la scène : le fait que Chloé regarde avec envie les autres enfants qui jouent, le fait qu’elle protège son établi de la pie, ça rend les choses très authentiques. Toutes les descriptions d’horlogerie aussi.
J’ai été un peu intriguée par ce titre d’ange que donne Chloé aux ressortissants de l’Académie, je ne me souvenais pas de ça, et le souvenir que j’ai d’Isaul ne me fait pas penser à un ange ^^ on sent bien en revanche tout le mystère et la fascination que l’Académie engendre.
Je trouve l’ajout de la scène avec Isaul particulièrement intéressant, ça fait tout de suite le lien avec la suite, je suis très intriguée de voir que Féol connaît (ou connaissait) Isaul ! La description que tu en fais est encore plus dérangeante que dans mon souvenir brrr et donc c’était un seigneur avant d’entrer dans l’Académie ? Pourquoi y est-il entré ? Un bon premier chapitre en tout cas, bravo, j’ai hâte de lire la suite !
Hagaten
Posté le 03/01/2020
Merci Gabhany !
Oui il y a eu une tonne de changement depuis la première version ^^. Je suis ravi que tu arrives à t'identifier à Chloé et que l'ambiance est bien poser. J'ai pu étoffer l'univers du coup j'ai pu rentré beaucoup plus dans l'intrigue ;)
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