Ciel noir (2)

Par Pouiny

Comme promis, il me donna une photo de soleil, puis une autre. Ce fut désormais mon tout nouveau à rebours du temps. Chaque jour où presque, pendant des mois, j’avais une photo de soleil, toujours différente à la précédente, et également toujours plus belle. Si Aïden m’assurait que prendre une photo équivalait à appuyer sur une photo, je compris bien rapidement, par le choix des prises de vues, des différents angles, différentes couleurs que ce n’était pas le cas. Aïden réfléchissait ses photos, et il les réfléchissait si bien que je ne pouvais jamais m’empêcher de trouver chaque photo belles, au point d’en envier le reste du monde. Si la lune avait été belle durant mon enfance, je ne pouvais me souvenir qu’elle pouvait être aussi différente, aussi unique. La lune et les étoiles étaient belles, uniformément belles, toujours semblable à elles-mêmes ; le soleil semblait changer d’éclat à chaque seconde. Il me paraissait capable de changer de forme, de changer de lumière, de changer de taille.

« Tu es sûr qu’il n’existe pas plusieurs soleils ?

– Absolument certain ! Un seul soleil suffit amplement pour toute la terre.

– Ça paraît incroyable.

– Tu sais, en vrai, ça ne l’est pas tant que ça. Beaucoup de gens ne le remarque même plus, d’ailleurs ! Il est si commun, qu’on n’y fait plus tant attention que ça. Là, il semble différent parce que je le prend à différents endroits à différentes heures, mais d’une minute sur l’autre, il ne change pas vraiment. C’est comme le mouvement de la lune qui est difficile à percevoir !

– Vraiment… Si tu le dis… »

J’avais tout de même du mal à réaliser que je passais à côté de quelque chose d’aussi immense et banal depuis aussi longtemps. A voir ces photos, voir en face tout ce que je pouvais manquer, j’arrivais même à renier mon handicap et me demander à nouveau pourquoi je ne pouvais pas voir ça de mes propres yeux.

 

Les médecins m’avaient expliqué, encore et encore, que le soleil me serait fatal, me brûlant comme si l’on me jetait dans un feu et me détruisant la cornée de mes yeux, je n’arrivais plus à comprendre tout ça. Et dans mon ciel noir, seule dans ma chambre dans laquelle je me sentais presque séquestrée désormais, j’essayais de voir les rayons blancs et jaunes de cet immense soleil. Mais j’en étais incapable ; après tout, je n’avais jamais véritablement vu ce que j’essayais de me représenter. Mon plafond restait ainsi, malgré les photos, uniformément sombre, sans aucun changement.

 

« Comme c’est beau… Alors comme ça il a fait ce temps là aujourd’hui ?

– Oui, très ! Le soleil nous a illuminés toute la journée. »

Mon frère resplendissait plus même que ses photos. Alors, je le laissais faire. Je le laissais me montrer, me couvrir de photo de soleil, je le laissais s’épanouir comme il le méritait. Et le voir ainsi me rendait heureuse. Je retrouvais ainsi un petit garçon qu’il me semblait avoir perdu depuis longtemps. Et puis, ce projet me permettait de le voir souvent. D’une certaine manière, tout ceci me convenait. Aïden illuminait la pièce sombre d’un sourire heureux et me parlait avec passion de photographie, d’appareil compliqué et de processus de création. Je n’étais plus obligée de forcer la conversation pour qu’il me parle. Les sujets se restreignaient, mais son enthousiasme m’aurait aimé le sujet même le plus obscur.

 

Et malgré toutes les émotions contraires que me provoquaient ces photos et ce projet qui prenait de plus en plus de place, je prenais soin de chacun des soleils qu’il me donnait. Rangée dans un carnet vierge, datées, il m’arrivait souvent de regarder les photos en faisant défiler les pages, comme un livre d’image. Constater les progrès de mon frère en était d’autant plus facile.

 

Quand il ne pouvait pas venir à cause du lycée, il envoyait quelqu’un me les donner à sa place durant la journée. Je fis ainsi connaissance avec l’infirmier de son établissement. C’était un homme d’apparence froide et réservée, mais qui malgré tout semblait soucieux. Nous ne parlâmes que très peu, mais chacun de ces échanges avec lui m’étaient essentiels.

« Bonjour, Béryl. Comme toujours, je viens de la part de votre frère

– Vous n’êtes pas obligé de me vouvoyer, vous savez, répondis-je.

– Je ne tiens pas à vous mettre mal à l’aise. »

Malgré les distances naturelles qu’il mettait entre lui et moi, je sentais qu’il n’était pas comme les autres. Ses paroles me sonnaient très souvent juste.

« Comment va Aïden ? Tout se passe bien, au lycée ?

– Aïden est… Comment dire. Aïden ne trouve pas sa place dans l’établissement scolaire. Il y est en échec constant.

– Du peu dont il me parle, c’est ce que je pense aussi, avouai-je avec un petit sourire. Mais maintenant, je ne peux plus l’aider dans ses devoirs. Tout est devenu trop complexe pour moi, je n’arrive pas à suivre.

– Pourquoi vous n’avez jamais reçu d’éducation à l’hôpital, Béryl ?

– Je ne sais pas… Avant, maman s’en chargeait. Mais maintenant que je ne la vois plus… On a peut être considéré que c’était une perte de temps.

– L’éducation n’est une perte de temps pour personne.

– Je suis bien d’accord ! »

Il se levait déjà. Cet homme ne restait jamais très longtemps. Une fois sa livraison effectuée, il partait.

« Mais vous avez vu ces photos ? Ce n’est pas que moi, j’en suis certaine ! Elles sont vraiment magnifique.

– Je vous l’accorde. Je pense également qu’il y a un potentiel. Mais il n’est pas dans une filière dans laquelle ce genre de travaux sont mis en valeur.

– Filière ?

– Milieu, si vous préférez. Là où il est, ces photos posent problème. Il rate des cours, il en quitte certain au plein milieu, il arrive en retard… Son comportement est vraiment problématique.

– Je vois... »

Il ne me l’avait pas clairement dit, mais je ne pouvais m’empêcher de me sentir coupable. Après tout, c’était de ma faute s’il s’était lancé dans une telle entreprise. L’infirmier se dirigea vers la porte, mais s’arrêta juste avant de l’ouvrir.

« Ah, une petite chose…

– Oui ?

– Aïden est censé passer un examen très important a la fin de cette année. Il serait vraiment préférable pour lui et son avenir, qu’il ait cet examen. Il devrait donc passer, sans que ça vous fasse trop de mal, bien entendu, moins de temps ici où a vagabonder comme il le fait aujourd’hui… Est-ce que vous croyez que vous pourriez lui en parler ?

– Moi ? Mais… Pourquoi ?

– Vous êtes manifestement la seule personne qu’il écoute. Bonne soirée, Béryl. »

 

Je n’avais pas pu prendre conscience de ceci. Plus Aïden se passionnait pour son projet, pour moi, plus il se déconnectait du reste du monde, et du reste de ses obligations. Il s’enfermait, à son tour, dans des pièces sombres et un silence destructeur. Papa m’en parlait quelques fois, me faisant comprendre qu’en grandissant, il était devenu un garnement, un enfant à problème. Et sa description ne ressemblait en rien à ce que je pouvais voir de lui dans la chambre sombre. Tout ceci me fit douter ; qui était le vrai Aïden ? Me cachait-il volontairement sa part tumultueuse ? Ou n’était-il tout simplement pas heureux dans le monde où il vivait, malgré tout ?

 

Mais je ne réussi pas à lui faire entendre raison. Quand je lui parlais de ce que m’avait évoqué son infirmier, il se braqua davantage dans la mauvaise direction.

« J’aurais toujours du temps pour toi, tu sais. De toute façon, je ne réussirai pas ces examens.

– Tu ne veux pas les réussir ? Demandai-je, un peu inquiète. »

Il resta silencieux, pensif.

« Je préfère être dehors, prendre des photos de soleil.

– Donc ce n’est pas que pour moi que tu te comportes ainsi !

– Comment ça ?

– Et bien.. L’infirmier m’a rapporté qu’à cause de tout ça, tu posais beaucoup de problèmes dans ton lycée et que je devais te convaincre d’arrêter… »

Le visage d’Aïden se transforma sous l’effet de la colère. Ses yeux bleus devinrent noirs de colère. J’eus un léger mouvement de recul, incontrôlable.

« C’est ce que tu veux ? Lâcha-t-il enfin.

– Quoi ?

– Tu aimerais vraiment, que je ne viennes plus te voir, que je ne t’apporte plus le soleil ? »

Mon regard dévia. A une telle question, je ne savais que répondre. L’idée qu’Aïden disparaisse ne pouvait en aucun cas me plaire, mais ce n’était pas ce qu’avait demandé l’infirmier. J’essayai d’expliquer :

« Pour dire vrai… Pas vraiment, mais… Je n’ai pas envie d’être responsable de…

– Mais tu n’es responsable de rien du tout ! »

Il se redressa de colère de la chaise sur laquelle il était assis. Incapable d’ajouter un mot de plus, je restai silencieuse. Je ne pus m’empêcher de penser à l’infirmière aux cheveux noirs et j’eus envie de disparaître, que tout conflit cesse.

« Tu n’es pas responsable de ma vie. Ce sont mes choix, je les assume et ce n’est ni toi ni eux qui ont quelque chose à dire là dessus. Je me débrouille, ok ? »

J’essayais d’acquiescer en silence, à contrecœur. Je n’étais plus capable de communiquer correctement, et je n’essayai même plus, à ce stade. Sentant peut-être ma panique, il me prit dans ses bras, gardant malgré tout dans ses mouvements une violence renfermée.

« Tu sais quoi ? Maintenant, c’est moi qui te les apporterai moi-même, ces photos.

– Quoi ?

– Et je viendrai tous les jours, après les cours. Si je finis après l’heure des visites, et bien je quitterais mes cours plus tôt.

– Mais… Pourquoi ?

– Parce que je lui en veux qu’il t’ait dit quelque chose comme ça. Et je vais lui prouver que te faire culpabiliser ne me fera jamais aller dans son sens. »

Je savais qu’il ne voulait que mon bien. Mais il était malgré tout, si loin de ce que je pensais et ressentais véritablement, sans que je puisse arriver à lui faire comprendre, que j’en ressentis une douleur dans le cœur. Il serra davantage l’étreinte.

« Ils ne m’empêcheront pas de te voir, continua-t-il dans sa colère. Et c’est parce que je le veux, pas parce que j’y suis obligé. Je t’aime, ok ?

– Ok… »

Et même dans son incompréhension, même alors qu’il s’enfonçait dans une erreur sans que je puisse le lui dire, l’entendre me témoigner son affection me faisait toujours autant de bien. Ses mots me donnèrent une chaleur que je ne pouvais repousser.

« Bien, s’exclama-t-il, et n’oublie jamais ça, hein ! Même si d’autres te disent le contraire.

– C’est juste que…

– Oui ? »

Mes doigts s’emmêlèrent dans ma confusion. J’essayai a nouveau d’aborder le sujet, de manière différente.

« Ils te connaissent tellement mieux que moi… Après tout, c’est avec eux que tu vis. Moi, je ne fais que t’entrevoir de temps en temps… Donc…

– Et bien maintenant, tu me verras tous les jours ! »

Je regardais ses yeux bleus luire avec une tristesse dissimulée. J’étais désespérée de mon incapacité à me faire comprendre.

« Ce n’est pas parce que je vis dans le même monde qu’eux qu’ils me connaissent mieux, fini-t-il par répondre. Comme toi, ils ne voient qu’une petite facette de ce que je suis. On a que de petites entrevues quotidiennes dans une journée, exactement comme toi. Dans la vie, on ne fait qu’entrevoir les gens dans des petites pièces sombres plus ou moins longtemps. Donc en ce sens, ce n’est pas bien différent de ce que je vis avec toi. Mais oui, il y a une chose qui rend tout différent.

– Quoi donc ?

– Avec toi, je me sens heureux. C’est tout. »

Au diable les erreurs de langage et de communication, son incompréhension et mes incapacités. Son petit sourire heureux, m’exprimant la joie de me savoir exister, me fit tout abandonner, et me suffit à mon bonheur. J’étais prête à sombrer, loin, très loin dans l’obscurité, juste pour pouvoir apercevoir ce petit sourire, qui de par sa manière, illuminait les ténèbres du plafond.

 

Alors, le jeu du soleil et de l’ombre continua, et je restai observatrice, oubliant pour lui ma réserve et mes doutes. Conservant avec toujours autant de précaution les photos, je me laissais glisser les moqueries incessantes de l’infirmière aux cheveux noirs, raillant mes cahiers et mes photos brûlées, oubliant mon envie, ma frustration, ma sensation de ne plus exister, pour ne me concentrer sur les petits instants d’échange et de bonheur, autant que je le pouvais.

 

« Hé, tu as une idée de ce que tu voudrais pour ton anniversaire ?

– C’est déjà cette période là de l’année ? »

Il restait à me regarder avec un petit sourire nerveux. Je repensais à toutes les promesses non-tenues et les cadeaux non offerts. Avec le temps, lassée de l’attente inutile, j’avais fini par lui répondre que je n’avais plus d’idée, ce qui n’était pas faux en soit. Mais en regardant la photo de soleil posée sur mes genoux, une pensée me traversa l’esprit.

« J’ai peut-être une petite idée. »

Mon frère se redressa immédiatement sur sa chaise, surpris de ne pas s’attendre à cette réponse. Son enthousiasme me fit sourire.

« C’est vrai ? Allez, dis le moi !

– Tu m’as bien dit que le développement de tes photos, ça devait se faire dans une chambre noire ?

– Eh bien, oui… et ?

– Si tu développais une pellicule ici, juste pour moi ? J’aimais vraiment pouvoir développer mon propre soleil… »

Il resta silencieux. Mais son visage ne semblait pas exprimer un refus immédiat. Moi qui m’attendais à ce que ce soit directement considéré comme impossible, je restai accrochée à son visage, attendant la réponse avec plus d’impatience que je ne m’en pensais capable.

« Je verrai ça avec l’hôpital… Je vais leur poser la question… Mais… oui, on peut sans doute le faire, répondit-il avec précaution.

– C’est vrai ? Génial ! Merci, Aïden ! »

Surexcitée de faire une véritable activité avec mon frère, je le pris dans mes bras en riant. Il ne maintint pas longtemps le contact, devant partir rapidement pour ses cours. Quand je retrouvai à nouveau mon obscurité, seule, celle ci me donnait l’impression de changer d’éclat.

 

Bien sûr, ce ne fut pas aussi facile de le dire que de le faire. Le jour de notre anniversaire, je le fêtai seule avec deux infirmière qui me firent un petit gâteau, mon frère ne pouvant pas venir pour un léger problème de santé. Il arrivait parfois que mon frère tombait malade et ne pouvait plus me voir, subitement, sans que je puisse vraiment comprendre ce qu’il lui arrivait. On m’assurait que tout allait bien, qu’il allait rapidement s’en remettre, et il revenait quelques temps plus tard. Cette fois-ci ne dérogea pas à la règle, et j’acceptais tranquillement son sort, mangeant un gâteau infiniment plus bon que ce que je pouvais avoir d’ordinaire sur un plateau repas. Malgré tout, je reçus des photos de soleil, me prouvant que malgré tout, mon frère allait bien. Les recevant comme des mots qu’il ne disait pas, dont la beauté m’exprimait une joie de vivre et une énergie inépuisable, je souriais en les rangeant dans mon cahier, rassurée. Mon frère était atteint de maladies qui ne l’empêchaient pas de vivre. Il revint me voir, et notre vie reprit son cours.

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dodoreve
Posté le 06/06/2021
"Au diable les erreurs de langage et de communication, son incompréhension et mes incapacités. Son petit sourire heureux, m’exprimant la joie de me savoir exister, me fit tout abandonner, et me suffit à mon bonheur. J’étais prête à sombrer, loin, très loin dans l’obscurité, juste pour pouvoir apercevoir ce petit sourire, qui de par sa manière, illuminait les ténèbres du plafond." J'ai adoré ce passage <3
C'est vraiment différent le point de vue de Béryl. Avec Aïden on avait l'impression que chaque visite à Béryl ponctuait le temps, alors qu'ici on a plutôt l'impression d'un flot continu, et on ne se rend pas compte comme elle des jours qui passent, même si on en prend conscience de temps à autres. C'est bien comme différence, je trouve.
"Mon frère était atteint de maladies qui ne l’empêchaient pas de vivre." C'est une remarque qui m'a pincé le cœur, et qui semble pourtant évidente à Béryl qui a cessé de croire qu'elle sortirait un jour de sa maladie.

Deux trois coquilles :
"Si Aïden m’assurait que prendre une photo équivalait à appuyer sur une photo" appuyer sur un bouton, plutôt ? ^^
"toujours semblable à elles-mêmes" semblables*
"Beaucoup de gens ne le remarque même plus" remarquent*
"je le prend" prends*
Pouiny
Posté le 06/06/2021
Merci beaucoup ! C'était un peu le challenge de cette moitié , de ne pas se perdre dans une redite ^^ j'ai écrit en comparant constamment avec les fleurs du soleil et les fleurs de l'ombre pour que ce soit différent sans créer d'incohérence avec les autres points de vue !

Merci beaucoup ça me fait vraiment plaisir de voir que l'histoire te plaît !
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