Quand Versatile pénétra en trombe dans la boutique de fleurs, Perlette était en train de s’installer dans son fauteuil favori, pour sa première pause de la journée. Une tasse de thé fumante l’attendait déjà sur la table basse. Elle jeta un coup d’œil pour observer le manège de la faérile d’air. La minuscule créature fit le tour des pensionnaires du refuge : d’abord, les végétaux mis en vente dans la salle principale – ils ne comprenaient certainement pas son babillage, mais cela ne l’avait jamais arrêtée – puis elle fila dans la serre, à laquelle on accédait par une arche. Des rires et des conversations joyeuses et froufroutantes retentirent.
Perlette sourit. La cuillère tinta dans la tasse en tournant sur elle-même ; un parfum de menthe inonda l’alcôve autour de laquelle s’entrelaçaient des arbustes aux épaisses feuilles d’un rouge profond. Dans cet endroit propice au repos, à l’abri des regards, placé face à une haute fenêtre au cadre de bois, Perlette pouvait s’abimer dans ses pensées.
Mais pas à l’instant présent. En effet, quelques minutes plus tard, alors qu’elle prenait une gorgée de son breuvage tant attendu, Versatile surgit et, essoufflée, les joues cramoisies, ses yeux bleus légèrement écarquillés, s’arrêta à quelques centimètres du nez de Perlette.
— Bonjour, l’accueillit celle-ci.
La minuscule créature filiforme, au teint diaphane, et à l’exquis visage aux traits délicats, ignora son salut.
— Un homme au cœur d’épines va venir ici ! Demain soir ! Je crois ? À moins qu’il soit déjà arrivé ! Il va avoir besoin de quelqu’un ! raconta-t-elle de sa voix harmonieuse. D’une rose spectrale ? Ou alors peut-être d’une lys des tombeaux ? Ou d’une oreille attentive ! D’un thé aussi. Ou d’une infusion ? Mais je n’en suis pas certaine.
La créature finit par reprendre son souffle.
— Versatile…, commença la fleuriste.
Mais elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase : la faérile d’air disparut à travers la boutique. Attendrie, Perlette secoua la tête. Elle avait l’habitude de voir arriver le petit être en coup de vent – littéralement. Elle lançait à l’envi des demi-prophéties et des pseudo-prémonitions, qui se s’étaient jamais produites. Pourtant, cette fois-là, Perlette avait l’impression que c’était plus sérieux. Les paroles de la faérile résonnaient dans son esprit, mais elle peinait à y donner du sens.
Repoussant ses pensées, Perlette profita de son thé bien chaud. La lumière baissait, signe qu’il allait pleuvoir. Elle songea aux habitants de la ville, plongés dans les préparatifs du marché des sorcières. Le temps allait sans aucun doute leur mettre des bâtons dans les roues.
Quelques minutes plus tard, elle quitta son fauteuil, se dirigea vers le comptoir en bois noir qui trônait au fond de la boutique et y déposa la tasse. Dès qu’elle les lâcha, la porcelaine, sa coupelle et la cuillère disparurent en un scintillement éthéré. Replaçant ses lunettes sur ses yeux, elle attira un gros cahier relié vers elle et le consulta, concentrée. Il lui restait encore deux commandes à terminer : une couronne de cyclamens et des petits bouquets de fleurs orange pour l’hôtel de ville.
Perlette fronça le nez : depuis cinq ans, pendant la semaine précédant Samain, Boisombre se parait de décorations automnales et ésotériques. Les festivités culminaient lors d’un grand marché des sorcières, la veille du trente-et-un octobre. Ce concept stupide émanait du maire : depuis que des touristes arrivaient régulièrement de la cité voisine, il ne reculait devant rien pour maintenir l’intérêt des citadins.
Cependant, elle devait honorer ces commandes. L’idée d’aller dans la forêt cueillir des cyclamens l’enchantait déjà. À ce moment précis, un coup de tonnerre fit trembler la verrière, un éclair illumina le ciel, suivi par le claquement des millions de gouttes sur le toit.
— Ce ne sera pas pour tout de suite, soupira-t-elle.
Elle n’était pas contre un peu de pluie, mais le déluge qui tombait l’exhortait à rester au chaud. La journée risquait d’être longue. Avec ce temps, personne ne se présenterait. À moins qu’un inconnu au cœur d’épines ne pousse la porte.
Perlette fronça les sourcils. Décidément, cette prédiction ne voulait pas la quitter. Elle referma son cahier de commandes d’un geste sec. Elle pouvait au moins s’occuper des bouquets orange. Elle attrapa son tablier et l’enfila, en avançant vers le plan de travail surchargé d’outils, de pots et de tiges coupées, placé dans un coin.
Soudain, son œil acéré perçut des mouvements dans l’ilot central. À cet endroit, jusqu’au plafond, des étagères et des espaliers étaient entièrement peuplés de magnifiques fleurs d’automne, dans une débauche de couleurs et de parfums. Elle détecta deux êtres qui ne devraient pas être ici : une Papillius et une Chélionae, cachées dans l’un des bacs. Elle dirigea ses pas vers elles et se pencha.
— Qu’est-ce que vous faites là ? chuchota-t-elle.
Un frémissement fut la seule réponse qu’elle obtint. Mais elle repéra très facilement les silhouettes frêles aux corolles beiges et roses qui s’efforçaient de se faire passer pour des bégonias.
— Je vous vois.
Quelques secondes s’écoulèrent. Puis, les deux faériles de terre sortirent de leur cachette. Un doux murmure à la fois penaud et excité monta aux oreilles de Perlette.
— Vous avez demandé à Versatile de vous déposer, c’est ça ?
Un chuintement d’acquiescement plus tard, la fleuriste leva les yeux au ciel avec tendresse. Elle tendit ses paumes ouvertes ; les deux petites créatures s’y laissèrent tomber, leurs racines chatouillant sa peau.
— Vous savez que vous êtes encore un peu trop jeunes pour vous promener aussi loin de votre plant.
Elle traversa la boutique et passa sous l’arche qui menait à la serre. Ici, aucun mur, seulement des verrières du sol au plafond, et un sol naturel, d’où émanait une forte senteur terreuse et végétale. Les faériles de terre résidaient là : des Asterions dans leurs robes violettes, des Chrysanses roses et jaunes, des Dahlimentes orangées et des Hélèniums vêtues de bleu partageaient cet espace dans une ambiance conviviale. Perlette déposa les deux amies sur un petit lopin, non loin de leurs plants. Aussitôt, elles enfouirent leurs racines vivaces dans le terreau.
Perlette s’éloigna. Avant de quitter la serre, elle fit une pause pour admirer avec tendresse ses protégées : depuis trente ans, elle en était la gardienne attitrée et c’était un rôle qu’elle n’abandonnerait pour rien au monde. Elle accueillait toutes celles qui souhaitaient s’aventurer dans le village et interagir avec ses habitants.
Les gens venaient chez elle pour acheter des fleurs et des plantes, des graines pour leur jardin, ou pour commander des compositions florales, mais aussi pour adopter un ou plusieurs faériles, ou pour louer leurs services à certaines occasions.
Elle retourna dans la boutique et se mit au travail. Parmi les plants de carthame, de giroflée, de lys tigré et de phalaenopsis, elle choisit les plus jolis spécimens, qu’elle coupa avec délicatesse. Puis, installée face à son établi, elle créa une vingtaine de petits bouquets.
Malgré sa concentration, son esprit vagabonda très vite. Elle ne cessait de songer à la prédiction de Versatile. Les mots tournaient dans sa tête. La faérile n’avait jamais réussi à faire une prophétie digne de ce nom. Pourtant, pour une raison qu’elle ne comprenait pas, elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. Pourquoi une lys des tombeaux et une rose spectrale ? Ces faériles très rares et très timides ne s’étaient jamais rendues au village. Perlette en avait parfois aperçu dans la forêt, mais elle n’avait pu s’en approcher. Elles étaient très secrètes.
Au bout d’une heure, le silence retomba et une douce clarté traversa la verrière du plafond, illuminant les fleurs et les plantes grimpantes. Des murmures joyeux accueillirent le retour du soleil.
Elle déposa le dernier bouquet dans un bac, les tiges trempées dans l’eau. L’adjoint du maire devait venir les chercher vers vingt heures ; elle avait largement le temps de se rendre dans la forêt. Elle se débarrassa de son tablier, enfila son manteau, prit sa sacoche et dit au revoir à ses pensionnaires.
Quand elle quitta la boutique, un air frais et humide souleva ses cheveux argentés et titilla sa peau. Elle remonta la vaste rue pavée qui traversait le village de Boisombre. Les maisons de bois et de pierre, aux façades claires et aux larges fenêtres, s’alignaient au petit bonheur, autour des artères principales qui formaient un y, créant un dédale de ruelles et d’allées. Elle croisa quelques habitants qui, heureux de pouvoir enfin sortir, lui firent des signes joyeux de la main ou lui lancèrent des sourires. Les odeurs sucrées de la boulangerie, dont la vitrine attirait les yeux avec des formes bombées, croustillantes et dorées, lui mirent l’eau à la bouche.
Elle traversa la place du marché, au centre de laquelle une dryade en pierre veillait sur la population. Elle aperçut un homme entièrement vêtu de noir, adossé au piédestal de la statue. Il observait les environs, le visage tendu. Il ne lui disait rien et pourtant, elle eut l’impression de le connaitre. Puis une silhouette vivace et fluette apparut à quelques centimètres, bloquant son champ de vision. La faérile murmura d’un ton urgent :
— Pas maintenant. C’est trop tôt. Pas maintenant !
— Versatile ? Qu’est-ce que tu… ?
Encore une fois la phrase resta en suspens, car la créature avait disparu, ainsi que l’inconnu, constata Perlette en reportant son regard sur la statue.
Avec un soupir, elle continua sa route. Une cinquantaine de mètres plus loin, elle passa la limite du village et arpenta le large chemin de terre – de boue en l’occurrence – qui serpentait entre les coteaux et les collines. La silhouette épaisse et impressionnante de la forêt emplissait l’horizon. Les rayons du soleil faisaient étinceler les feuillages mordorés, écarlates et orangés des grands arbres centenaires.
Quand Perlette pénétra sous les frondaisons, un immense sourire illumina son visage. Elle revenait chez elle. Le murmure des arbres envahit son champ auditif ; elle percevait le vrombissement de la sève dans les troncs, toujours vivaces malgré l’hiver qui arrivait à pas de loup. Elle avança entre les futs épais et rudes, évitant les buissons touffus et les terriers des petits animaux, dont certains pointaient leurs museaux frétillants pour la regarder passer avec curiosité. Elle aperçut la queue fournie d’un renard disparaitre dans un creux ; le chant des bergeronnettes, des geais et des sansonnets l’accompagnèrent joyeusement, alors qu’elle s’enfonçait au cœur de la sylve, dans cette lumière orangée qu’elle trouvait douce et apaisante. Elle était née en octobre ; c’était sa lumière.
Ramenant ses pensées qui se dispersaient, emportées par le vent, Perlette se concentra. Elle devait se hâter pour ramasser les cyclamens et rentrer avant la tombée de la nuit.
Une dizaine de minutes plus tard, elle se laissa choir dans une combe et écouta un instant le murmure enthousiaste d’un ruisseau joueur, qui serpentait entre les racines épaisses et tourmentées des arbres. Là, sur la berge roussissante, les cyclamens répandaient leurs senteurs sucrées et leurs robes roses et parme. Des gouttes de pluie piégées entre leurs pétales faisaient scintiller leur cœur doré. Leurs corolles fragiles s’épanouissaient pour accueillir les ultimes rayons du soleil. Perlette traversa le vallon puis cueillit délicatement une vingtaine de fleurs en pleine éclosion.
Soudain, alors qu’elle coupait la dernière tige, Versatile apparut à quelques mètres d’elle, voletant d’un air agité. Perlette rangea la fleur et se tourna vers elle. Avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, la créature l’appela d’un geste de la main et s’engouffra dans la forêt.
— D’accord, je te suis, souffla Perlette, résignée.
Elle avança le plus rapidement possible, sans perdre de vue la silhouette menue de la faérile. Elle n’eut pas à aller très loin, puisqu’elle s’arrêta près d’un énorme chêne au tronc noir et aux racines épaisses. Versatile lâcha un rire cristallin, puis elle tendit un minuscule doigt vers le sol et s’évanouit dans l’air.
Perlette observa le pied de l’arbre et aperçut la corolle d’une lys qui se penchait timidement par-dessus l’une des racines. Elle sourit, et s’approcha à pas prudents. Quand elle atteignit l’endroit, elle écarquilla les yeux. Elle n’était pas seule : collée contre elle, se trouvait une rose aux pétales d’une couleur argentée très spéciale. Lorsqu’ils étaient soumis à la lumière de la lune, ils scintillaient d’une lueur douce. On disait que ces faériles naissaient des âmes qui les effleuraient lors de leur voyage vers l’au-delà. Quant aux lys des tombeaux, les sentiments les plus puissants leur donnaient vie. Elle s’aperçut que leurs tiges étaient entremêlées.
— Qu’est-ce que vous faites là toutes les deux ?
Un murmure timide lui répondit et elle eut l’impression que la rose se rapprochait de sa congénère. Les paroles de Versatile retentirent dans son esprit comme si elle était près d’elle.
— C’est vous qui avez parlé à Versatile ? tenta la fleuriste. À propos d’un homme au cœur d’épines ?
La rose tressauta soudain d’enthousiasme, alors que la lys semblait se recroqueviller davantage. Les réactions si opposées déstabilisèrent Perlette, qui avait du mal à comprendre.
— J’en déduis que oui. Je pense qu’il a besoin d’aide et qu’il est dans mon village. Que diriez-vous de m’accompagner là-bas pour le rencontrer ?
Un murmure joyeux. Un murmure triste. Perlette frissonna en ayant l’impression d’entendre deux échos d’une même voix. Les roses spectrales et les lys des tombeaux étaient des faériles extrêmement sensibles. Ces deux-là semblaient très liées, à la fois entre elles, et à cet homme inconnu, si on en croyait leurs réactions.
Elle tendit la main et les deux êtres la frôlèrent de leur corolle, signe universel exprimant l’accord. Après un instant d’hésitation de la part de la lys, elles sortirent du sol meuble et grimpèrent dans la paume ouverte. Perlette eut un petit rire quand les délicates radicules effleurèrent sa peau ridée. Elles continuèrent leur ascension le long de son bras, et s’installèrent confortablement dans son chignon argenté.
— Accrochez-vous bien.
Un doux frottement chantant lui répondit. Elle reprit son chemin dans l’autre sens, pressée de rentrer chez elle. Le froid s’intensifiait, annonçant que l’astre du jour allait bientôt laisser la place à sa sœur, la lune. Elle resserra les pans de son manteau contre elle et sourit sous la caresse de l’air vivifiant qui fouettait sa peau parcheminée par les années.
Quand elle arriva aux limites du bourg, le soleil s’était majestueusement retiré pour la nuit, dans une trainée de feu et d’or. Perlette prit le temps de s’arrêter à la boulangerie de Vivenice.
Elle attendit patiemment derrière les villageois aux yeux brillants et à la conversation légère. Personne ne sembla remarquer les deux créatures blotties dans ses cheveux. Quelques tables et chaises près de la vitrine offraient des emplacements privilégiés aux clients pour déguster une tasse de thé ou de chocolat, avec un morceau de brioche bien chaude. Sur le bord des fenêtres, des plantes grimpantes laissaient tomber leurs tiges feuillues jusqu’au sol. Quelques Lis crapaudiques, regroupés dans un bac, chuchotaient des secrets à deux petites filles aux pupilles remplies d’étoiles.
Son regard se fixa sur une silhouette sombre : elle reconnut l’homme qu’elle avait croisé en partant, installé à la table la plus éloignée. Une tasse de thé refroidissait devant lui. Ses yeux semblaient perdus à l’extérieur. Son menton était posé sur sa main droite et le bras gauche serré contre sa poitrine. Ses traits tirés et sa pâleur donnaient l’impression qu’il souffrait. Son visage était crispé en une expression de dureté qui lui fit froid dans le dos.
— Bonsoir, Perlette, qu’est-ce que je te sers ? fit la voix guillerette de Viverine.
La fleuriste reporta son regard sur elle et la gratifia d’un sourire chaleureux. Elle s’approcha du comptoir.
— Je vais prendre deux croissants et ce magnifique et opulent saint-genix, s’il te plait.
— Bon choix, bon choix, lâcha la jeune femme, en se penchant derrière son étal.
— Dis-moi, l’homme, là bas…
Viverine regarda dans la direction pointée par sa main tendue et découvrit en même temps qu’elle que la table était déserte. Perlette scruta la boutique, mais il n’y avait plus aucune trace du voyageur.
— J’espère qu’il t’a payée.
— Il est sans le sou. Le pauvre avait l’air tellement mal en point que je lui ai offert le thé.
— Tu sais qui c’est ?
— Il est arrivé il y a peu. Je crois qu’il est en deuil. Il semblait un peu perdu et très… sombre. Il m’a demandé où acheter des fleurs. Je l’ai envoyé vers toi.
Perlette resta silencieuse, les sourcils froncés. La voix de Versatile chantonna une nouvelle fois la prédiction dans sa tête. Elle avait l’impression que des engrenages se mettaient en place bruyamment.
— J’ai mal fait ? questionna la jeune boulangère d’un ton anxieux.
— Non, non, la rassura Perlette, en posant sa main sur la sienne.
Le sac chaud et odorant contre elle, Perlette se hâta de rentrer. Elle ne pouvait chasser de ses pensées les deux faériles dans ses cheveux et la présence de cet individu étrange. Était-ce lui l’homme au cœur d’épines ? Elle était fébrile face à ce mystère.
Le lendemain, elle dut faire preuve de patience. Le matin, Perlette ferma la boutique et se promena dans le marché, observant les étals, bavardant avec ses amis et voisins, secrètement à la recherche de l’étranger. L’air était odorant et frais, sans être froid ; le soleil s’était joint à eux et rehaussait les différentes marchandises d’un éclat doré propice. Le murmure des villageois et des artisans, de bonne humeur et accueillants, l’entourait comme dans un cocon apaisant. Les touristes, souriant, posaient des regards émerveillés sur tout ce qu’ils voyaient. En cette veille de Samain, on ne leur proposait que la version édulcorée de la magie, celle qu’ils étaient prêts à accepter.
Cependant, le lendemain, à la nuit tombée, ceux qui seraient encore présents dans les auberges et les chambres d’hôte n’en sortiraient pas ; leurs hôtes et hôtesses y veilleraient. Car cette nuit-là, les portes qui menaient vers l’Autre Monde seraient ouvertes et les esprits seraient libres de s’aventurer sur les terres des vivants.
Plus jeune, elle aurait enragé de voir les gens banaliser la magie, la transformer en jouets, ou en colifichets pour touriste. Avec l’âge, elle s’était assouplie. Il n’y avait aucun mal à s’en amuser, quand on respectait, au plus profond de nous, sa véritable puissance. Les faériles lui avaient appris cela.
Vers midi, elle rentra et rangea la boutique, s’occupant de chacun des pensionnaires et plus particulièrement de ses deux nouvelles amies, qu’elle avait déposées dans un coin de la serre, avec leurs congénères.
L’après-midi passa tranquillement. Cependant, un sentiment d’attente et d’anticipation grandissait en elle. À la fin de la journée, elle se surprit plus d’une fois à chercher la silhouette de l’homme dans la rue, qui s’assombrissait de minute en minute.
Sa poitrine était serrée, comme si quelque chose l’oppressait. Le calme autour d’elle lui paraissait pesant ; les sons habituels, qu’elle percevait à la limite de son audition, avaient disparu, comme éteints, ensevelis sous une chappe.
Puis, le silence éclata en mille fragments : le tonnerre retentit, la pluie fondit à nouveau sur le village. Un éclair zébra le ciel, illuminant la rue un instant. Quelques minutes plus tard, la clochette de la porte résonna, tellement stridente que Perlette sursauta. Elle se leva et quitta son alcôve.
L’homme était là, appuyé au chambranle, légèrement penché en avant. Trempé, il dégoulinait sur le sol de pierre et fixait un regard vide sur l’obscurité devant lui. La lumière jaillit des plafonniers ; il plissa les yeux et les protégea d’une main tremblante. Perlette la tamisa. Le voyageur riva ses pupilles azur sur elle, comme s’il la voyait pour la première fois.
— Monsieur, vous désirez ? commença-t-elle, d’une voix chaleureuse.
Il se redressa, avança de quelques pas, observa les lieux comme s’il ne savait pas ce qu’il faisait là. Un frisson le secoua et il serra les poings. Ses cheveux longs dégoulinaient sur son visage ; son teint pâle et ses traits tirés soulignaient son épuisement et ses yeux semblaient hantés.
— Je suis désolé de vous déranger, fit-il enfin. Je voudrais acheter des fleurs. C’est pour une… occasion spéciale.
Sa voix était rauque, mais agréable et profonde.
— Vous ne me dérangez pas, répondit-elle. Vous avez l’air frigorifié. Je peux vous offrir du thé.
L’homme hésita. Il paraissait prêt à repartir. Elle s’avança jusqu’à lui, confiante, et posa une main légère sur son bras.
— Enlevez donc votre manteau trempé et venez. Le thé vous réchauffera. Ensuite, nous regarderons ensemble ce qui vous ferait plaisir.
Il l’examina un moment, puis il hocha la tête. Perlette sourit et alla dans la pièce du fond. Lorsqu’elle revint avec la théière et deux tasses sur un plateau, il avait déposé sa veste et ses gants proprement sur le comptoir.
— C’est par là, fit-elle, en indiquant la table dans son écrin de feuilles.
Il s’y dirigea d’un pas mécanique. En le suivant, elle perçut une lueur laiteuse et argentée près de l’arche qui menait au refuge et deux corolles curieuses penchées à l’angle. Elle sourit et le rejoignit. Il se laissa tomber sur le fauteuil et se perdit dans la contemplation de la rue sombre. Elle remplit leurs tasses en silence. Une senteur de lavande et d’aubépine envahit le petit espace.
L’homme la remercia et enserra la tasse entre ses deux mains tremblantes. Au bout de quelques minutes, ses frissons semblèrent s’atténuer. Perlette sirota son breuvage, attendant qu’il se décide à parler. Ce qui n’arriva jamais : ses lèvres étaient crispées en une fine ligne et son visage amaigri figé dans un rictus de souffrance.
— Pourquoi êtes-vous entré dans ma boutique ? commença-t-elle doucement.
Il riva son regard sur elle, comme s’il cherchait une réponse à une importante question.
— Je vous l’ai dit ; je souhaite acheter des fleurs pour…
Sa voix s’éteignit en un soupir.
— Est-ce vraiment ce dont vous avez besoin ?
Ses yeux s’étrécirent. Nerveusement, il se passa les doigts dans les cheveux. Puis, son corps sembla se relâcher entièrement, comme s’il était arrivé au bout de ce qu’il pouvait supporter. Il enfouit son visage dans ses paumes.
— Je suis épuisé, lâcha-t-il, sourdement.
La main de Perlette effleura son bras, aussi légère qu’un pétale de rose sur la surface d’un ruisseau.
— Racontez-moi.
Il hésita juste une seconde, puis commença à parler d’une voix basse, sans la regarder :
— Je m’appelle Rianon. Je suis né ici. Mon père possédait le moulin, à l’ouest du village. J’ai grandi en compagnie de mon amie d’enfance, Grisella.
Il releva la tête et offrit un sourire triste à son interlocutrice attentive.
— Nous étions tellement proches ; nous passions de longs moments dans la forêt, à nous promener, à parler. Même quand ma famille et moi avons déménagé en ville, je lui écrivais régulièrement et je venais la voir le plus souvent possible. Et puis, je suis entré à l’école d’art. J’y ai découvert la sculpture et c’est devenu ma passion.
Son visage s’épanouit légèrement.
— J’ai l’impression de créer la vie en donnant une forme à du bois ou de la pierre ; c’est une sensation extraordinaire… dans laquelle je me suis perdu. J’ai été moins présent pour Grisella ; j’allais moins souvent la visiter ; je lui écrivais moins, alors qu’elle continuait à le faire chaque semaine.
Son visage se durcit, ses lèvres se pincèrent et Perlette crut qu’il n’allait pas reprendre son récit. Pourtant, sa voix retentit à nouveau :
— Il y a six mois, elle m’a rejoint. J’étais très heureux de la voir. Elle m’a déclaré sa flamme. Elle m’aimait, depuis longtemps, et elle ne m’avait jamais rien avoué. Elle pensait que j’éprouvais les mêmes sentiments. Elle attendait, confiante, que je termine mes études. Mais, là, sa famille ayant décidé de s’installer dans un autre pays, elle voulait qu’on se marie, que je les accompagne. J’ai… refusé. La peine sur son visage, quand j’ai prononcé ces mots, est restée gravée dans mon cœur. Pendant quelques semaines, nous nous sommes vus, mais notre amitié s’étiolait. Le jour de son départ, elle m’a jeté des paroles si dures : elle a dit que j’étais égoïste, lâche, que je ne la méritais pas, que je lui avais laissé croire à un amour qui n’était qu’illusion.
Ses traits se crispèrent et il pressa son bras gauche contre sa poitrine. Perlette posa une main sur celle qui tenait encore la tasse et l’encouragea d’un sourire.
— Grisella est partie et je me suis affaibli de jour en jour. Mes cours, mon art, plus rien ne m’intéressait. Je n’arrivais plus à rien. J’avais l’impression que le simple fait de me lever le matin me demandait une énorme énergie. Un jour, j’ai été réveillé par une horrible souffrance dans la poitrine. Et j’ai vu… cette horreur… ces tiges bardées d’épines qui entraient et sortaient de ma peau et qui me déchiraient le cœur. La malédiction de Grisella. J’ai tout quitté, à la recherche d’un traitement. J’ai consulté des guérisseuses, des prêtresses, des sorciers et des sorcières. Personne n’a rien pu faire pour m’aider. La dernière personne que j’ai rencontrée m’a conseillé de revenir ici, là où Grisella et moi étions heureux. Elle m’a parlé de vous. Alors c’est pour ça que je suis de retour dans mon village natal. Cela fait une semaine que j’essaie de trouver le courage de…
Ses derniers mots se bloquèrent dans sa gorge, il gémit et serra son poing contre son torse, en crispant les paupières. Perlette se leva et s’approcha de lui.
— Puis-je regarder ?
Il hocha la tête. Elle souleva doucement sa chemise et dévoila sa poitrine. Là, au niveau du cœur, palpitait un entrelacement de vrilles épineuses noires, en partie enfoncées dans sa peau. Celle-ci était boursoufflée et rougeâtre, parcourue de veinules sombres. Elle relâcha ses vêtements et posa une main apaisante sur son épaule.
— Vous avez parlé de malédiction. Vous croyez vraiment qu’elle aurait pu faire ça ?
— C’est la seule explication d’après les sages que j’ai rencontrés.
— Des arnaqueurs, plutôt, grommela la fleuriste.
L’homme leva sur elle un regard stupéfait. Elle sourit et tapota sa main.
— Je pense que j’ai la solution à votre problème.
Elle quitta l’alcôve et rejoignit la serre. Les deux faériles attendaient, pressées l’une contre l’autre, tout près de la porte. Elle sentait l’impatience de la rose et l’angoisse de la lys.
— C’est lui, n’est-ce pas ?
Un chuchotement frôla son oreille. Elle sourit.
— Tout va bien se passer, fit-elle en effleurant la lys. Seriez-vous prêtes à offrir quelques-uns de vos pétales et quelques-unes de vos feuilles pour guérir un cœur meurtri ?
Un froissement soyeux retentit. Perlette tendit les mains, et elles y grimpèrent. Elle retourna auprès de Rianon, qui serrait toujours sa poitrine douloureuse. Il contempla les créatures végétales. Ses yeux se fermèrent à demi, comme s’il plongeait dans ses pensées.
— Comment est-ce possible ? souffla-t-il. C’est comme si elles me murmuraient des choses.
— Ce sont des faériles. Vous en avez peut-être déjà entendu parler ? Celles-ci font partie d’une espèce très sensible. Les émotions les font naitre. Et ce qu’il y a de fabuleux avec ces créatures, c’est que leurs perceptions s’étendent bien au-delà des sphères et du temps humains.
Elle caressa tendrement les pétales. Rianon l’écoutait attentivement, ses yeux émerveillés fixés sur les êtres. Perlette songea que c’était une belle expression sur son visage. Elle s’assit en face de lui et déposa les fleurs sur la table. La lys et la rose réunies scintillèrent d’une lueur argentée plus profonde.
— Grisella ne vous a pas maudit. Pourtant, l’effet est le même : ses mots cruels se sont gravés dans votre cœur. Vos regrets, votre culpabilité se sont cristallisés en cette chose.
— Pourquoi ? souffla-t-il.
— Peut-être pensiez-vous mériter d’être puni.
— J’aurais dû faire plus d’efforts. Elle était si triste et déçue quand… Elle a tant fait pour moi. J’aurais pu lui donner ce qu’elle voulait, même si je ne l’aimais pas comme elle le souhaitait. Peut-être que mes sentiments auraient pu évoluer si…
Les mots semblèrent encore le quitter. Perlette soupira.
— Cela aurait été très injuste pour vous, n’est-ce pas ? Et pour elle aussi au bout du compte. Vous auriez tout abandonné pour elle, vous privant peut-être de rencontrer celle pour qui votre cœur brulerait.
Rianon la considéra en silence, comme s’il réfléchissait à ces paroles.
— Vous… vous avez raison, souffla-t-il.
— Vous n’avez fait qu’être honnête avec elle.
Rianon écarquilla les yeux. Perlette sourit et caressa les deux faériles.
— Je les ai trouvées seules, isolées des autres. C’est contraire à leurs habitudes : elles vivent en communauté, et les espèces ne se mélangent pas. Cette rose et cette lys sont inséparables. Je ne connais pas leur histoire ni l’émotion qui les a fait naitre. Elles n’ont sans doute rien à voir avec vous. Pourtant, je suis certaine que c’est vous qu’elles attendent.
— Comment est-ce possible ? murmura-t-il.
— Comme je vous l’ai dit, elles sont extraordinairement sensibles ; leurs perceptions s’étendent sur des longueurs d’onde insoupçonnées. Acceptez-vous leur aide ?
Il riva ses yeux dans ceux de Perlette. Elle y lut son désespoir, si profond qu’il était prêt à tout. Il hocha la tête. Les faériles frétillèrent joyeusement. Plusieurs pétales et deux feuilles tombèrent sur la table. Perlette les récolta avec délicatesse, puis passa dans la pièce du fond. Le chuchotement des créatures l’accompagna et elle suivit leurs instructions. Une vingtaine de minutes plus tard, elle retourna auprès de son invité avec une tasse pleine d’un breuvage légèrement luminescent. Il n’avait pas bougé, le menton posé sur ses mains jointes, le regard perdu dans la lueur des faériles.
— Buvez, fit-elle.
Rianon mit un moment à sortir de son rêve. Puis, il prit le récipient.
— Vous êtes certaine que ça va marcher ? J’ai déjà eu de faux espoirs et je ne sais pas si je pourrais…
Le doux sourire rassurant de Perlette l’interrompit.
— J’en suis certaine.
Il hocha la tête et avala une gorgée. Il grimaça, mais continua jusqu’à la dernière goutte. Il rendit la tasse à Perlette, qui la déposa sur la table.
— Je ne…
Soudain, il poussa un gémissement et porta ses deux mains à sa poitrine, comme s’il voulait en arracher les épines. Il crispa les paupières et baissa la tête. Perlette entoura ses épaules de son bras. Au bout de quelques minutes, il se détendit et ouvrit les yeux. Le soulagement qu’elle perçut sur son visage fit battre le cœur de Perlette plus fort.
— C’est…, balbutia-t-il. Je ne sens aucune douleur. Comment… ?
Il souleva sa chemise et constata qu’il ne restait plus aucune trace des tiges féroces. Sa peau, bien qu’encore marquée, paraissait plus saine de seconde en seconde.
— C’est extraordinaire, chuchota l’homme.
Il leva vers elle des yeux brillants de gratitude. Son teint prenait déjà des couleurs et il semblait plus alerte. Cependant, Perlette se doutait que ces mois de douleur, ainsi que ses regrets et sa culpabilité, ne disparaitraient pas immédiatement. Ces choses-là avaient tendance à s’accrocher, malheureusement.
— Je vous remercie, de tout mon cœur. Demandez-moi ce que vous voulez.
— Vous ne me devez rien.
Rianon se mordit les lèvres. Il effleura d’un geste timide les pétales des deux faériles, qui s’abaissèrent vers lui comme pour quémander son attention.
— Que vont-elles devenir ?
— Je ne sais pas. Si elles le souhaitent, je les ramènerai dans la forêt. Ou bien elles resteront au refuge. Pourquoi ?
— Est-ce que je pourrais les adopter ? Pour m’en occuper ? Je n’ai pas grand-chose ; j’ai perdu mon travail et j’ai dépensé toutes mes économies à la recherche d’un traitement. Mais j’espérais que…
Il s’interrompit, mal à l’aise.
— Nous n’avons pas de sculpteur dans le village, répondit Perlette. Si vous acceptez de vous installer ici à nouveau, je suis certaine que vous y trouverez votre place. Pour ce qui est des faériles, comme je l’ai déjà dit, elles n’attendaient que vous pour être adoptées.
Un immense sourire illumina son visage. Perlette le lui rendit, le cœur irradiant de chaleur. Du coin de l’œil, elle aperçut Versatile, perchée au milieu des asters. Laissant Rianon en pleine contemplation de ses deux nouvelles amies, elle s’approcha d’elle et chuchota :
— Bravo, Versatile ! Tu peux être fière de toi.
La faérile lui répondit par un sourire éblouissant.