Comme un loser

Par Buck

Je regarde mes pieds, j'avance dans la file, comme les autres devant moi, comme les autres derrière moi. Je ne suis pas le seul à faire profil bas. La tête dans mes pensées, je sers fort mon pass multizones contrefait ; mon sésame vers les terres saines. Je ne sais pas vraiment d'où il vient mais j'en connaîs le prix. Il est exorbitant. Je ne sais que trop ce que ça m'a coûté pour m'en acquitter, de mensonges, de compromissions, d'amitiés trahies et de meurtres amers...

On va très vite savoir si tout ça en valait la peine. Plus que vingt mètres avant le checkpoint. Je relève la tête deux secondes pour embrasser du regard le décor oppressant des barrières de sécurité, des robots keufs surarmés et les drones bourdonnant au dessus de ma tête, avec comme arrière-plan, le ciel jaune pisse et sans nuage d' Auris 403, ma planète natale. Les projos braqués sur la file des candidats au passage vers Terra crachent une lumière bleue vif nette et crûe. Je baisse les yeux, avant de les fermer et de rentrer à nouveau en moi-même. Mais rien n'y fait, j'ai toujours autant la trouille. Mes tempes palpitent sous l'effet du stress. Les sons environnants sont réduits à un bourdonnement indistinct. Le bon côté de la chose, c'est que cela me coupe du babillage innocent et mièvre de la famille qui me précède. Eux sont en règle, aucun doute là-dessus. Je n'entends plus, non plus, les messages de propagande beuglés par les hauts-parleurs du poste frontière. C'est inutile, je les connaîs par coeur :

Tant d'années, tant d'efforts, tant de sâcrifices, vous y voilà ! Terra Prima vous ouvre ses bras !

C'est le rêve que l'on m'a vendu toute ma vie. À un moment, j'y ai même cru. Le retour sur Terra Prima purifiée des excès de l'Homme après des siècles de soins attentifs prodigués par les quelques élus, et leurs descendants restés sur place. Les autres, les sans-grade comme nous, on les a envoyés de force dans l'Ailleurs, les planètes colonisées et terraformées à la va-vite, après l'invention des portails. On a vécu pendant des générations sur des mondes lointains, et hostiles, sous le regard permanent de l'Autorité. Ces vies de labeur et de misère, on a dû les accepter pour payer la dette de nos ancêtres envers la terre de nos origines. Comme des milliards d'autes infortunés, je n'étais pas né du bon côté. Alors tant pis, j'ai triché. Mais au moins, cette fois, je vais peut-être gagner. Plus que dix mètres.

Plus loin devant, au niveau du poste frontière, des rafales, des cris, des morts. Ce sont des tricheurs eux aussi... Des perdants. Cela ne m'arrivera pas. Ils ne me perceront pas à jour. Je les vaincrais. Grâce au brouilleur mental qu'un boucher des tréfonds m'a fourré dans la boîte crânienne pour une somme rondelette, je peux mettre un couvercle sur mon esprit qui bouillone de colère et haine. Indetectable, j'arrive au poste. En mode automatique, je donne mon pass. Le gros garde de faction me le valide sans même jeter un regard; ni me créer de problème non plus. J'avance.

Je fais maintenant face au cercle vide du portail interdimensionnel. Des grésillements, il s'active et se remplit d'une lumière bleue qui me rappelle celle des projos. J'inspire un bon coup, je ferme les yeux, je fais un pas. J'ouvre les yeux. Et là devant moi, Terra Prima telle qu'on nous la vendait sur les résaux Holo. Je sens le vent frais sur mon visage. Il apporte des odeurs que je n'ai jamais senties, j'entends les cris des oiseaux, je vois le bleu de tout.

Dans une poignée de secondes, tout ça aura disparu. J'ai grugé le système et après tout, je pourrais en profiter durant le restant de mes jours en me vautrant dans l'abondance. Mais c'est trop tard. Cela fait bien trop longtemps que je suis devenu indifférent à la vie, à l'espoir. Il ne reste en moi que la veangeance. D'une pensée, la dernière, j'active le bio-mécanisme préprogrammé qui va faire de moi une bombe thermonucléaire de poche, de quoi emporter avec moi un paquet de ces nantis qui nous laissaient crever la bouche ouverte. "Ce sera toujours ça de pris". C'est ce que je me disais quand je me suis lancé dans tout ça.

Seulement voilà, je regarde autour et je suis seul absolument seul. Le terminal interdimensionel est posé sur une plate-forme au milieu de l'océan. Il y a un autre à vingt mètres de moi. J'ai débarqué dans un relai automatisé. Un oiseau passe pile au dessus de ma tête. Sa large envergure, sa blancheur lui confèrent une beauté que salue d'un sourire. Il me chie dessus au moment exact où je ne vais tuer que moi... Comme un Loser.

 

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Banditarken
Posté le 27/12/2024
Hello
C'est un peu le hasard qui m'a conduite ici mais c'est souvent le hasard qui guide mes lectures, à bien réfléchir.
Je me demandais si cette nouvelle faisait partie d'un recueil ou d'un ensemble qui prendrait place dans le même univers ? Car il y a un certain nombre d'éléments de worldbuilding dans ce récit, pourtant assez court, et je me demandais si ça se justifiait par d'autres nouvelles ou non ^^
Buck
Posté le 27/12/2024
Bonjour, non pour le moment ce récit est le seul dans cet univers. Je voulais juste exposer les raisons qui amenaient le protagoniste à commettre l'acte qui le mène à sa perte. Mais qui sait, un jour peut-être...
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