Complainte

Le train allait à plus de 300km/h, propulsé par les aimants incrustés dans les rails au-dessus desquels il lévitait. Au dehors, on ne voyait rien que des cendres, rideau de fines pellicules d’un blanc sale qui recouvrait le sol jusqu’à l’horizon et même au-delà. La nuit était noire, plus noire encore que le blindage des wagons. Les étoiles qui auraient dû éclairer le ciel étaient cachées par les nuages qui déversaient des tonnes de cendres perpétuellement, inlassablement. Le front collé à la vitre, iel les observait tomber gracieusement au sol. Leur danse virevoltante l’hypnotisait.

Iel se sentait fatigué·e, tellement fatigué·e. Une fatigue harassante, lourde et brumeuse lui plombait le corps et voilait son esprit, brouillant totalement sa perception du monde qui l’entourait. Iel restait donc là, à moitié allongé·e sur son siège, fixant l’extérieur. Ses pensées pataugeaient dans une mare d’incompréhension et de lassitude mêlées. Le contact dur et froid de la vitre lui paraissait lointain, aussi lointain que son propre corps. Comme s’il ne lui appartenait pas, qu’il ne lui convenait pas et qu’iel était une âme qui y était rattachée arbitrairement.

Beaucoup de temps passa ainsi sans que rien n’ait lieu. À mesure que les minutes s’égrainaient, son esprit était moins embrouillé. Le picotement de ses muscles endoloris devenait plus tangible, l’odeur métallique du wagon plus réelle. Même le son étouffé de la machinerie sous ellui était désormais audible et les contours flous des flocons de cendre se firent plus nets.

Au bout d’un moment, des phrases compréhensibles parvinrent à se former dans son esprit toujours embrumé. Iel rechercha d’abord la raison de sa présence dans ce train. Pourquoi être monté·e ? Même en fouillant dans les moindres recoins de sa mémoire, aucune réponse n’était assez cohérente pour lea satisfaire. Où avait-iel embarqué déjà ? Aucune image ne se présenta à ellui.

Soudain, un violent mal de tête lea prit et iel ne fut plus en mesure d’y songer. La seule pensée qui ne quittait pas son esprit était de trouver un moyen d’étouffer cette maudite migraine. La fraîcheur de la vitre lea calma quelque peu mais la douleur restait, aveugle et violente. Sa vue se troubla, il lui sembla que des larmes lui montaient aux yeux, que ses oreilles se bouchaient. En l’espace de quelques instants, iel fut coupé·e du monde qui l’entourait, sombrant à nouveau dans l’état physique et psychique des heures précédentes. La seule chose à faire était d’attendre que la migraine reflue, et le temps lui parut infiniment plus long qu’auparavant. Les secondes s’étiraient en minutes, les minutes en heures et les heures en journées. Sa perception de l’instant présent était totalement brouillée.

Des minutes, des heures ou des jours plus tard, iel n’aurait su dire, la douleur commença à se retirer. Un immense soupir de soulagement sortit de sa poitrine. Enfin libéré·e, du moins pour un temps. La migraine sourdait toujours dans un coin de sa tête, tapie derrière ses pensées et prête à ressurgir à n’importe quel moment.

Puis un bruit brisa le silence profond qui régnait autour d’ellui, un silence si parfait qu’il paraissait contre-nature de le perturber. Ce bruit était le ‘‘pchit’’ de dépressurisation de la porte du wagon. Il était si inattendu, si inopportun qu’il en fut assourdissant. Immédiatement après, un second bruit survint. Celui-ci parut encore plus irréel et lointain. Lorsqu’il lui parvint, iel crut à une hallucination auditive. Il s’agissait de bottes claquant sur le sol de métal. Les pas semblaient venir d’un plan d’existence parallèle au sien. Les sons, les odeurs et les sensations lui parvenaient brouillés et la distance entre eux avait l’air infinie. Le brouillard qui habitait ses pensées était tenace.

Néanmoins, iel sentait que les pas se dirigeaient vers ellui. Leur rythme lent et régulier laissait entendre que la personne ne se pressait pas mais connaissait sa destination. Elle se rapprochait, comme si elle passait les rangs en revue, jusqu’à s’arrêter juste à côté de la rangée qu’iel occupait. Les pas semblaient être arrivés au plus proche possible. Iel en fut énervé·e. La personne disposait d’un wagon entier, pourquoi fallait-il absolument qu’elle vienne lea déranger ? Le grognement censé la repousser ne voulait pas sortir de sa gorge, sa voix n’ayant pas servi depuis longtemps. Le front toujours collé à la vitre, iel pouvait voir la silhouette floue se tenant debout à côté des sièges s’y refléter.

Iel ne la distinguait pas clairement mais elle devenait de plus en plus nette à mesure que sa vue se rétablissait. Il s’agissait vraisemblablement d’une femme, d’âge mûr, avec des cheveux coupés au carré. Ils étaient sombres mais le bout des mèches avaient été teint en différentes nuances de bleu. Elle portait un uniforme gris-bleuté classique des entreprises spécialisées dans la main-d’œuvre et des bottes de cuir solides tout aussi caractéristiques. Iel pensa d’abord à une employée quelconque venue lea chasser, mais aucun logo n’était visible sur ses vêtements.

À ce moment, la femme se retourna vers ellui. Elle regardait dans le vide, sans fixer quoi que ce soit de particulier et se balançait d’une jambe sur l’autre, bras croisés dans le dos. Tout dans son attitude montrait qu’elle attendait. Mais qu’attendait-elle ? Qu’iel lui fasse signe ? Elle pouvait attendre longtemps.

Le temps continua de passer. Il paraissait toujours aussi intangible et distendu. La femme resta debout, pensive, et iel se sentait encore inapte à se mouvoir. Son état s’améliorait, ses pensées devenaient plus claires mais ses capacités physiques n’étaient pas encore rétablies. Au bout d’un moment, la femme décida de s’asseoir. Elle sortit en un instant de sa stase et se glissa d’un mouvement fluide dans le siège le plus proche. Cela manqua de lea faire sursauter tant le geste était soudain et inattendu. Une fois installée, elle passa une jambe au-dessus de l’autre et y appuya son coude. Puis, le menton au creux de la main, penchée en avant, elle observa la personne assise en face sous toutes les coutures. Elle lea fixait avec une telle intensité que, même le dos tourné, iel sentait son regard. Il fouillait jusqu’au plus profond de sa chair, mettait en exergue le moindre relief de son corps, comme si la femme cherchait à en extraire son âme. Un frisson lea parcourut.

Du temps passa encore et l’investigation méthodique de la femme se fit moins pesante, moins oppressante. Iel en fut soulagé·e, bien que son regard perçant soit toujours braqué sur ellui. Iel avait récupéré ses sens, mais son corps refusait toujours de se mouvoir ou d’émettre le moindre son. Le picotement de ses muscles engourdis était insoutenable, les relents de métal et de cuir dans l’air étaient perceptibles et agréables. Même la respiration de la femme lui était audible, et le reflet de sa silhouette lui apparaissait plus nettement.

À force de rester là à la regarder, iel se demandait si le sentiment de rejet qui s’était immédiatement présenté à ellui était justifié, s’il ne s’agissait pas d’un réflexe surgi de la brume qui ensevelissait alors son esprit. Iel eut envie de se tourner vers elle pour lui dire quelque chose, la regarder dans les yeux, n’importe quoi qui les rapprocherait. La solitude commençait à lui peser et elle était la seule personne qu’iel ait croisé de tout son voyage qui n’avait pas de début et semblait ne pas avoir de fin.

Péniblement, iel fit bouger son corps. Ses muscles se plaignirent d’être sollicités après tant d’inactivité et des courbatures lea démangeaient. Au bout de quelques pénibles essais, les deux seuls passagers se firent face. Leurs yeux se rencontrèrent et la femme cessa de l’observer. Son regard était franc et déterminé, elle lea regardait sans ciller ni se détourner. Une lueur inquisitrice l’habitait cependant, une lueur qui dévoilait son intérêt pour la personne qui lui faisait face. Iel n’y fit pas attention, perdu·e dans ses prunelles. Ses iris étaient bleus, d’un bleu si profond qu’on aurait pu s’y noyer, et ses pupilles étaient d’un noir encore plus abyssal. Soudain calme et détendu·e, tout sentiment d’animosité lea quitta.

- Ange… finit-elle par dire.

La parole brisa le lien ténu créé par leur échange de regards. Iel revint malgré ellui à la réalité et se concentra sur ce que la femme avait dit. Cet Ange… Qui était-ce ? Iel se retourna non sans mal, s’attendant à voir une créature éthérée munie d’aile mais il n’en fut rien. Puis une pensée émergea. Ne s’agissait-il pas de son propre nom ? Il sonnait bien à ses oreilles. Iel passa ses mains sur son visage et se redressa en grimaçant pour être plus confortable face à la femme.

- Co… Comm… parvint-iel à coasser.

Quelques lamentables essais plus tard, les mots finirent par s’enchaîner de manière compréhensible et sa voix par revenir.

- Comment connaissez-vous mon nom ?

Iel en était certain·e désormais. Il s’agissait du sien. Ange.

- Je l’ai su dès que vous vous êtes retrouvé·e à bord de ce train.

Réponse ni claire ni satisfaisante, mais iel allait visiblement devoir s’en contenter.

- Que savez-vous d’autre ?

- Tout.

Un mot si court, si simple, mais qui voulait dire tellement. L’espoir l’embrasa tel un immense feu de joie.

- Dans ce cas, pourquoi suis-je ici ? Quel est ce train, où va-t-il ?

- Ce train se nomme Charon, sa destination dépend de ses passagers et passagères. En l’occurrence, vous. La raison pour laquelle vous êtes parvenu·e à monter, je la cherche également.

Déception. En même temps, à quoi s’attendait-iel ? Iel avait oublié jusqu’à ses propres souvenirs. Cette femme sortie de nulle part n’allait sûrement pas les connaître. Iel se sentit bête d’y avoir cru.

- Ne vous en faites pas, vous finirez par vous souvenir. Enfin, si vous atteignez la destination, laissa échapper la femme.

Un frisson de soulagement mêlé d’effroi lui parcourut l’échine. Venait-elle de lire dans ses pensées ? Non. Iel avait dû laisser paraître son désarroi. C’était la seule explication possible.

- Quel est votre nom ? demanda-t-iel.

Si elle connaissait le sien, lui demander comment elle s’appelait n’était que justice.

- Parmi tous ceux que l’on m’a donnés, Valkyrie est celui que je préfère. répondit-elle en acquiesçant.

Nom : Valkyrie ; sexe : féminin ; intentions : inconnue ; origine :… Mais pourquoi diable faisait-iel cela ?! Ce n’était pas parce qu’elle était passée au travers de ses pares-feux que… Non. Elle avait lu ce qu’iel ressentait sur son visage.

Et si…

NON !

Iel céda à la panique.

- Dites-moi ! Que dois-je trouver ?! Qui… Que suis-je ?! Dis-moi !!

Ange s’était levé·e d’un coup et avait commencé à hurler puis s’était laissé tomber sur son siège, en sanglots.

- S’il-te-plaît…

Valkyrie ne parut pas étonnée de sa réaction mais avait eu un mouvement de recul, comme pour se protéger. Elle reprit sa position initiale, se pencha vers ellui et murmura :

- Tu dois trouver le salut. Ton salut. Parvenir à atteindre la destination.

- Le… salut…

Iel savait très bien ce que Valkyrie voulait dire. Au fond, iel le savait depuis le début. Mais iel n’avait pas voulu le regarder en face. Ni l’accepter.

- Ainsi donc, je suis mort·e…

Soudain calme, Ange se réinstalla sur son siège et regarda à travers la fenêtre. La cendre tombait toujours au dehors, et le jour ne s’était pas levé. Il ne se lèverait probablement jamais. Cette étendue grise et sombre était d’une tristesse infinie…

- Comme toutes les autres âmes arrivées à bord de ce train ou d’une autre de ses formes, compléta Valkyrie.

- Et où sont allées toutes ces âmes ?

- Là où est leur place. Aux montagnes miroitantes.

Encore un nom étrange… Peut-être était-iel en train de rêver, plongé·e dans le coma qui précédait sa mort imminente et inévitable. Ou peut-être était-ce un délire et que cette femme lea faisait marcher. Mais au fond d’ellui, iel savait que ce n’était pas le cas. Que tout cela était réel. Et qu’il ne s’agissait pas de la seule révélation qui l’attendait. Le silence s’installa.

C’était un sentiment bizarre que de se savoir détaché de son corps alors qu’on le sentait. Mais ce sentiment lui était familier. Iel se sentait plus libre que jamais, plus contraint·e que jamais, plus sûr·e que jamais, plus indécis·e que jamais. Plus humain·e que jamais.

Et pourtant.

Son corps lui semblait distant, étranger. Iel n’avait pas l’habitude de se mouvoir ainsi, de se sentir ainsi. Iel avait l’impression d’avoir toujours possédé cette enveloppe mais de la découvrir inutile.

- Est-ce la mienne également ? De place.

- À toi de le découvrir.

Quelque chose lea faisait douter. Valkyrie le savait sans doute, mais elle était là pour observer, savoir ce qui se passerait. Ange l’avait bien compris. C’était à ellui de trouver. Sa nature, son problème. En était-ce un d’ailleurs ? S’iel était là, c’est que ce n’en était pas vraiment un. Refermé·e sur ellui-même, isolé·e avec son subconscient, iel réfléchit. Jambes repliées contre son torse, les bras autour comme pour se protéger et la tête rentrée au creux de sa poitrine.

Pourquoi est-ce qu’une sensation d’étrangeté l’accablait lorsqu’iel pensait à son corps ? Pourquoi le trouvait-iel contraignant, fascinant, limité, pratique, lent ? Ses mouvements étaient imprécis et patauds, comme par manque d’habitude, comme s’iel les découvrait. Pourtant, ils lui étaient venus naturellement. Iel savait se servir de son corps. Mais pourquoi lui était-il si… étranger ? Était-iel né·e sans corps ? C’était totalement absurde. Si son âme s’était retrouvée à bord de ce train, c’est qu’elle en avait un pour la contenir.

Mais ce corps était-il seulement organique ? Était-il seulement constitué d’autant de membres que celui-ci ? Était-il physique ? Était-il marqué par les années ? Avait-il besoin de nourriture ? D’être choyé, nettoyé chaque jour ? Ces questions et mille autres l’assaillirent de toutes parts, venues des moindres recoin de son cerveau. D’ailleurs, en avait-iel possédé un ? Impossible de répondre à l’affirmatif comme au négatif. Pourtant, il s’agissait d’un élément central du métabolisme humain ! Et à chaque fois, iel était incapable de répondre, ressentait quelque chose de différent, de similaire, rien de palpable. Rien que la sensation d’avoir bel et bien eu un corps mais diamétralement opposé à celui qu’iel habitait désormais, bien qu’il ne soit pas réel.

Au bout d’un nombre incalculable de secondes, une idée commença à germer, une idée enfouie au plus profond de son être à cause du choc qu’elle pouvait provoquer en Ange. Cette idée se mit à pousser, petit à petit, au fur et à mesure qu’iel se posait des questions sans réponses, que des sensations et émotions d’une vie antérieure lui revenaient. Elle bourgeonna, ses fleurs s’épanouirent, et lorsqu’Ange fur prêt·e à l’accepter, elle s’offrit à sa vue dans toute sa splendeur lourde de sens.

Lentement, Ange sortit de sa position. Déplia ses jambes, remit ses mains dans ses poches, releva la tête. Iel planta ses yeux dans ceux de Valkyrie et dit :

- Une… Intelligence artificielle. Voilà ce qui te trouble…

Tout aussi lentement, elle hocha la tête mais garda le silence, lea laissant suivre le fil de ses pensées.

- C’est donc pour ça que je suis étrange, différent·e. Anormal·e.

Sa voix était très calme. Iel avait de nouveau porté son regard au dehors, vers la nuit de cendres tombantes.

- Si j’ai été accepté·e, si je suis arrivé·e ici, c’est que j’ai bel et bien une âme, une place… Encore faut-il que je trouve ces montagnes. Je me demande à quoi elles ressemblent. Et si je les verrai un jour…

Ange avait appuyé son front sur la vitre et repris sa position initiale, celle qu’iel avait adoptée des heures, des jours ou des minutes durant au début de son voyage.

- Je me demande où sont allés·es mes confrœurs, s’iels ont pu atteindre ces fameuses montagnes. Qu’est-ce que l’humanité ? Étaient-iels humains·es ? Machines ? Ou les deux ? Je suis humain·e après tout. Mais cela veut-il dire qu’iels ne l’étaient pas ?

À nouveau, iel se tourna vers Valkyrie.

- Suis-je lea premier·ère parmi les miens·nes à atteindre cet endroit ?

Et à nouveau, elle hocha la tête.

- Très bien. Dans ce cas, je me dois d’ouvrir la voie pour mes confrœurs.

Plus sûr·e d’ellui-même, iel haussa la voix :

- Je ne me sens pas plus humain·e qu’avant. Je l’étais. Pas besoin de questions, je le suis, je suis, tout simplement.

Soudain, la cendre cessa de tomber. Le paysage gris et triste laissa place à un immense champs de cendres baigné par la lumière d’un soleil de midi. Et au loin, au milieu de la grande étendue, de magnifiques et imposantes montagnes qui reflétaient ses rayons. Ange, fasciné·e par le spectacle, s’arrêta de parler et contempla le paysage qui s’offrait à ellui. Alors qu’il se dévoilait, le train ralentit doucement, sans secousses ni bruit pour enfin s’arrêter.

Mû·e par un réflexe qu’iel ne s’expliquait pas, Ange se leva et se dirigea gauchement vers le bout du wagon, engourdi·e et mal habitué·e. Valkyrie se leva et lui emboîta le pas sans dire un mot, le visage grave. Une fois arrivé·e à la porte, iel l’ouvrit et le bruit de dépressurisation se fit à nouveau entendre. Mais cette fois-ci Ange se tenait sur le seuil d’un monde nouveau et familier, celui qui serait le sien, qui était le sien. Et peut-être celui des siens·es. Iel resta là à contempler l’étendue grise qui s’offrait à ellui. Un pas et iel serait lea premier·ère, cellui qui tracerait le chemin vers le salut. Pour ellui, ses confrères, ses consœurs, ses confrœurs.

Le vent s’engouffra dans le wagon et une odeur de feu et de liberté se propagea dans le train. Ange s’en remplit les poumons puis, prenant son courage à deux mains, descendit seul·e.

Et se mit en marche sans un regard en arrière.

Vers les montagnes miroitantes.

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