J’ai reçu une drôle de visite, hier. Alors que j’aidais Sœur Cassandre à ranger les cuisines, on est venu me chercher. « Quelqu’un pour vous, petit monsieur », a dit la bonne – car nous avons désormais une bonne ! Elle avait été obligée de quitter l’orphelinat quelque temps, pour aller aider ses parents à s’occuper de sa grand-mère malade, mais elle est revenue la semaine passée. Elle s’appelle Victoire. Les enfants l’adore – et je dois avouer que je comprends pourquoi. Elle est drôle, toujours de bonne humeur ; elle nous aide à faire à manger, à nettoyer les chambres, et le reste du temps, elle joue avec les plus jeunes. Elle n’a que quelques années de plus que moi, trois, tout au plus, et elle a beau me battre à la course, je gagne toujours contre elle aux cartes – même lorsque je ne triche pas. Pour se moquer de moi et de mes manières elle m’appelle « petit monsieur ». C’est qu’elle me trouve faraud et délicat. Tout ça parce que je plie correctement mes vêtements, que je veille toujours à ne pas me tâcher et que j’utilise des mots qu’elle juge compliqués.
Mais ce n’était pas le propos : ce qui importe, c’est qu’elle est entrée dans les cuisines, qu’elle a sourit d’une drôle de façon en me voyant éplucher les patates, a fait une révérence ridicule et m’a prié de la suivre jusqu’au petit salon, près de l’entrée. C’est là que les Sœurs reçoivent les visites importantes, en général. J’étais tout étonné, forcément, et un peu impressionné, aussi. J’ai profité qu’on passait devant les carreaux du couloir pour vérifier ma mise – ça a encore amusé Victoire, mais qu’importe. Cela dit, si j’avais su qui demandait à me voir, je me serais pas tant embêté : celui qui m’attendait, assis tout droit dans son fauteuil, face à sœur Clarisse, c’était le vétéran Hulot. Il a eu l’air ravi de me voir ; il s’est tout de suite levé pour me regarder de plus près. Les mains sur mes épaules, à observer mes joues, il s’est écrié que j’avais bonne mine, qu’il était content pour moi. Je haussai les épaules. Je ne savais pas trop quoi lui dire.
Sœur Clarisse, elle, avait l’air satisfaite.
« — Théodore s’intègre bien, monsieur. C’est un garçon studieux, serviable. Il aide volontiers aux leçons.
— Tiens donc…sourit Hulot en me considérant. Aurait-on trouvé ta vocation ? »
Je ne relevai pas. Il y eut un silence, puis il se racla la gorge. Sentant qu’il annoncerait sans doute qu’il allait être temps pour lui de partir, je le devançais ; l’occasion était trop belle, et je craignais qu’elle ne se représente plus avant un bon moment :
« — Et vous, alors ? demandai-je, en croisant les bras. Comment avance votre enquête ? »
Hulot haussa un sourcil ; il demanda si je voulais parler de mon père – je trouvais sa question stupide mais acquiesçai tout de même. Le vétéran sembla hésiter. Il tapota la garde de son sabre puis détourna le regard. « On tient un suspect, articula-t-il. Tout sera bientôt terminé. »
Je le fixai, attendant qu’il poursuive, mais il n’ajouta rien, se contentant d’un vague sourire. « Qui ça ? » je lançai. Mais Hulot refusa de répondre. Je faillis insister – pour être honnête, j’en mourrais d’envie, mais je savais bien que je n’obtiendrai rien de plus, et je n’avais pas envie de donner la satisfaction au vieux de me conduire comme un enfant. Je n’ai rien ajouté, donc, me contentant d’un hochement de tête.
Hulot m’a jugé du coin de l’œil – je suis sûr qu’il a été étonné de me voir réagir ainsi. Sans doute qu’il s’attendait à ce que je proteste ou que je larmoie comme la dernière fois.
J’ai jubilé intérieurement jusqu’à ce qu’il s’en aille, ravi de l’avoir impressionné. C’est Sœur Clarisse qui l’a escorté dehors, me laissant seul dans le petit salon. J’allais exulter en sautant de joie lorsque j’ai entendu la porte grincer derrière moi : Victoire se tenait dans l’encadrement, un curieux sourire aux lèvres :
« — Tu m’expliques ?
— De quoi ? je demandai, fronçant les sourcils.
— Ton histoire d’enquête.
— C’est pas tes oignons.
— Si tu me dis rien, je raconte aux Sœurs que t’empêche les gamins de dormir, à vouloir lire jusqu’aux aurores. »
J’ai dû lui parler de l’enquête, de la disparition de mon père et du fait que le vieux pensait dur comme fer que Papa était mort. Victoire m’a écouté en silence, ce qui, connaissant la demoiselle, était un exploit en soi. Quant j’ai eu terminé, elle s’est laissée tomber dans un fauteuil :
« — T’es sacrément têtu, en fait.
— Je prends ça comme un compliment. »
Elle a souri.
« — Et ton Hulot, pourquoi tu crois qu’il te mentirait ?
— C’est pas que je crois qu’il me mente ; c’est plutôt que je pense qu’il se trompe.
— Mouais. Franchement, s’il est question de savoir qui a les cartes en mains pour comprendre ce qu’il s’est passé avec ton père, entre un mioche paumé et un inspecteur de police, le choix est vite fait. »
J’ai dû faire une sale tête, parce que Victoire s’est mordue la lèvre. Elle s’est même excusée. Assez vite, d’ailleurs. Je me suis assis à côté d’elle.
« — J’enquête sérieusement, tu sais.
— Et sur quelles bases ?
— J’ai piqué des preuves chez moi, avant que la police vienne fouiller. »
Victoire s’est tournée vers moi en écarquillant les yeux.
« — Mais c’est complètement stupide ! Comment tu veux qu’ils trouvent les coupables, si tu leur mets des bâtons dans les pattes ? Et s’ils accusaient quelqu’un à tort ?
— Je sais bien que c’était idiot. Sur le coup j’ai pas réfléchi. Et quand ils sont arrivés, qu’ils m’ont dit que Papa était mort alors que je savais bien que c’était faux, j’ai préféré garder tout ça pour moi. Je me disais qu’il fallait que je retrouve Papa au plus vite, tu vois ? Et s’ils étaient pas décidés à m’écouter, fallait bien que quelqu’un parte à sa recherche.
— Pour un mioche t’es sacrément tenace.
— Merci. »
Son rire m’a fait me retourner vers elle ; à son expression, j’ai compris qu’elle se moquait de moi, mais de façon moins mordante qu’à l’ordinaire. Elle a fini par me demander ce que je comptais faire. Étonnamment, j’ai répondu. Très sincèrement, sans chercher à ne rien lui cacher. Ça me faisait du bien, de parler de tout ça. Enfin. Pour une fois, je me sentais… Moins seul ? Je lui ai parlé de Petit Jean, des cercles de radicaux qu’il fréquente et de ma curiosité à leur égard. De son honnêteté, de son sens de la justice, du fait, aussi, que ça me semblait parfaitement improbable qu’il ait participé à quelques exactions à l’encontre des familles nobles, quoi que Petit Jean puisse en penser.
C’est idiot, mais durant un instant, je me suis senti bien, assis comme j’étais, sur la banquette du petit salon des Sœurs, à pouvoir parler librement de ce qui me tracassait. Pour une journée d’hiver, il faisait étonnamment beau ; la lumière filtrait au travers des tentures et tombait sur l’épais tapis. C’était paisible. De même que les leçons des Sœurs ou encore certaines soirées passées à leur côté, lorsque je m’agenouille près de la cheminée, avec mes livres, et qu’elles sont non loin, à repriser un vêtement ou à rédiger du courrier. Le crépitement des flammes, le crissement d’une plume sur le papier, tout cela m’évoque ma vie chez moi, en compagnie de mon père. Ou plutôt… Non : cela m’évoque, non pas la présence de mon père, mais le souvenir que je gardais de lui lorsqu’il était absent, soit qu’il rentrait tard, soit qu’il était encore en garde à vue pour un article péremptoire ou problématique. Je m’asseyais comme je le fais ici, à l’Orphelinat, près du feu, et, quoique j’eusse pu entendre le souvenir imaginaire de mon père, planté derrière moi, je n’avais avec moi que le silence, et le regret de n’avoir pour père qu’une image rémanente, idéalisée.
Je prends conscience de cela, ici. Je comprends que l’amour que je ressens à l’égard de mon père est proportionnel à la colère qui germe, dans mon cœur, à son encontre. Et ce feu étrange, que je ne peux lui témoigner, grandit chaque jour un peu plus, car je réalise que jamais je n’ai eu l’occasion de lui faire de reproches ; je l’attendais, comme un chien qui attend son maître, derrière la porte de notre maison. Je lui faisais la fête lorsqu’il rentrait, m’installais à ses côtés, écoutais ses histoires sans jamais avoir le temps de lui raconter les miennes. Mon père était ainsi : il ne cessait jamais d’exprimer les pensées qui le tracassaient. Elles débordaient de ses lèvres, se déversaient, moins parce qu’il désirait me les partager que parce qu’il ressentait le besoin maladif de s’exprimer – et peu importait que je l’écoutasse ou non. Aussitôt qu’il passait la porte, alors qu’il posait son par-dessus sur le dos d’une chaise, qu’il se laissait tomber dans son fauteuil, il évidait son esprit préoccupé, et moi, bon élève, je m’asseyais près de lui, l’écoutais docilement, soit que je me sentisse honoré qu’il m’accorde de l’attention, soit que j’étais heureux de passer du temps avec lui, soit qu’au contraire, je désirais lui partager mes propres impressions, lui raconter une anecdote, que sais-je, mais que j’attendais, patient, qu’il en ait terminé pour pouvoir, à mon tour, lui raconter quelque chose. Sauf que, lorsqu’il en avait terminé, qu’il était apaisé, vide, il s’enfermait en lui-même, dans son atelier, et il écrivait. Fébrile. Obsessionnel. Et moi de rester seul. Encore. Seul avec lui.
J’ignorais que cet homme qui grattait nerveusement le papier, que j’admirais et auquel j’espérais ressembler, plus tard, j’ignorais qu’il était pour moi la source d’un désespoir plus grand, et que cette mélancolie qu’il faisait jaillir en moi était, à force, devenue de la haine.
Mon père que j’admire, qui me portait avec amour, qui m’a appris à lire et à écrire, qui m’a éduqué avec la tendresse d’un homme droit et juste, ce même père que j’aime et regrette, était pétri de défauts ; je ne les voyais pas, avant, j’étais aveugle, et je crois que ce père que je redécouvre, je le déteste d’autant plus qu’il ne m’aura pas laissé l’occasion de lui dire à quel point il m’a déçu.
Il ne m’a pas laissé le temps de grandir suffisamment pour que je puisse le confronter, me disputer avec lui.
Il est décidément parti beaucoup trop tôt.
Triple idiot…