Afin de distinguer leur guilde et leur rang, les assassins arboreront des signes distinctifs connues de la seule ligue des ombres. Ainsi, chaque assassin aura l’oreille droite percée pour indiquer son métier. Il portera un anneau de cuivre s’il a commis moins de dix meurtres, un anneau d’argent pour moins de cinquante, d’or pour cent. Par la suite, l’assassin portera un clou d’or jusqu’à deux cents victimes, puis ce clou sera orné d’une pierre dont la couleur déterminera le nombre de centaine dans l’ordre suivant :
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Onyx = 300 meurtres
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Diamant = 400 meurtres
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Ambre = 500 meurtres
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Topaze = 600 meurtres
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Émeraude = 700 meurtres
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Saphir = 800 meurtres
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Améthyste = 900 meurtres
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Rubis = 1000 meurtres
« Comment reconnaître un assassin ? »
Codex de la ligue des Ombres
Un beau jour, en fin d’après-midi, Iphigénie livra une missive de la princesse Epiphone à son fils. Écoutant depuis sa chambre, par le truchement du dispositif installé par Slymock, Ome comprenait qu’il se passait quelque chose d’important. Hector restait coi la missive entre les mains. Quelle nouvelle mission secrète recelait ce message ? Le prince saisit une plume et une feuille de papyrus et écrivit sur le champ un message de réponse. Il transmit la lettre à la suivante de sa mère en lui glissant une dernière recommandation indicible depuis le lieu d’observation du jeune espion.
Ome songea distraitement que malgré ses efforts d’intégration, son ami avait toujours tenté de respecter les préceptes de Génoas-Khal et Cess-Khal. Il le remarquait à de petit détail comme cette habitude d’utiliser du papyrus plutôt que le papier issu du bûcheronnage elfe. Surtout, il savait que l’héritier avait développé des relations avec certaines ethnies, principalement les centaures et les licornes. L’espion ignorait jusqu’où les tractations étaient allées car le prince remplissait simplement le rôle d’intermédiaire. Le vrai travail de fond était sans doute confié aux ambassadeurs comme Iphigénie. Pour l’instant, Ome gardait cette information pour lui car il était perdu. Il ne savait plus à qui faire confiance. Nerveusement, il jouait avec son anneau d’argent en tentant de répondre aux questions qui depuis des jours, des semaines hantaient son esprit. Devait-il trahir son ami pour son protecteur le baron Ugmar ? Devait-il continuer à mentir par omission au grand chambellan ? Et qu’en était-il de la ligue des ombres ? Éliminer Barrabas et favoriser l’ascension d’Igor le boiteux améliorerait-il le quotidien des derniers nés de Nunn ? Devait-il se méfier de Saburo l’estocade et Sada l’étrangleuse, les archisuppôts qui lui enseignaient tous les secrets de la guilde des assassins ?
L’adolescent ne possédait plus aucune certitude. Son esprit se brouillait chaque fois qu’il se lançait dans ces réflexions. Le fait d’accumuler, nuit après nuit, mission après mission, toujours plus de meurtres pour le solde de la ligue des ombres le perturbait au plus haut point. Il n’avait jamais désiré cela, mais il n’avait pas le choix. Avec sa mère, ils avaient pris la décision d’aller de l’avant, de signer un pacte avec le diable pour fuir la crasse et la misère. Ome conservait gravé dans sa mémoire l’image d’Abel, son père, mort intoxiqué comme un chien galeux car celui-ci refusait toute compromission. Sa droiture ne lui avait en aucun cas permis de ne pas connaître la faim, l’humiliation et elle ne l’avait pas non plus libéré du joug ni des elfes, ni de la ligue des ombres. Abel n’était parvenu qu’à faire une veuve et un orphelin de plus ! Ome choisissait donc un chemin différent. Cependant, il n’aurait jamais pensé devoir tuer. Pourtant, cet acte abject devenait chaque jour plus anodin. Chaque meurtre noircissait un peu plus son âme. Il devenait un de ces monstres qu’il détestait. Il devenait Ugmar. Il devenait Slymock. Il devenait Barabbas. Il devenait Galibert. Il devenait peu à peu un être prêt à tout pour atteindre son but et ne visant que son propre intérêt. Totalement perdu et démoralisé, le juvénile espion assassin commença à sangloter. Si sa mère était là, elle aurait su le réconforter et le guider dans ses choix. Mais Fame s’était sacrifiée pour lui, pour qu’il ait un avenir. Il devait continuer, survivre, se battre et devenir quelqu’un !
Alors que Ome pleurait à genou sur le plancher de sa chambre, on frappa à la porte. Le malheureux s’essuya juste à temps le visage d’un revers de la main. Les charnières grincèrent et le prince passa sa tête par l’embrasure de la porte.
« Je peux entrer ? » interrogea Hector, plus pour la forme qu’autre chose.
« A ton avis ? » répliqua Ome d’une voix encore légèrement chevrotante.
« Qu’y-a-t-il mon ami ? Je venais t’annoncer une triste nouvelle, mais tu pleures déjà ! M’espionnerais-tu ? » s’inquiéta le perspicace hybride.
Sans le savoir, Hector semait un vent de panique chez son ami. Le prince avait-il découvert le double jeu de Ome ? Comment devait-il réagir ? Mentir. Mentir avec aplomb ! Non, il en avait assez de toute cette mascarade ! C’était tant mieux s’il était démasqué ! Dire la vérité. Juste un bout de la vérité. Oui comme Slymock le lui avait enseigné. En restant flou, c’était son interlocuteur qui construisait son propre mensonge, ou sa propre vérité.
« Ne t’inquiète pas Hector. J’ai juste eu un passage à vide en pensant à ma mère. Elle me manque tellement ! » expliqua Ome.
« Comme je compatis mon ami ! A moi aussi ma mère me manque...mais contrairement à toi, comme je ne suis pas orphelin, je vais pouvoir la revoir. D’ailleurs, c’est pour cela que je suis monté te voir. Je vais devoir la rejoindre ce tantôt. »
« Comment cela ! Tu n’as pas fini tes classes ! Tu devais rester jusqu’à nos dix-huit ans ! Nous n’en avons à peine quinze ! Comment je vais faire sans toi mon ami ! Car tu es mon seul ami ! Qui va m’accompagner à l’académie militaire et me protéger des railleries de cet imbécile de Sirius ? Qui va m’aider au sein de la guilde des assassins ? » Constatant le regard compatissant du prince face à sa panique, Ome marqua un temps d’arrêt pour calmer sa respiration qui venait de s’emballer. Enfin conscient de l’inéluctable, il posa la seule question qui comptait vraiment. « Quand pars-tu? »
« Je dois partir à la fin du mois. Le grand collège lance les élections pour le titre de grand potentat. Ma mère requiert ma présence à ses côtés pour sa campagne électorale. » Hector passa son bras autour du cou de son ami. « Ne t’en fait pas mon ami ! Grâce à ton sac magique, nous avons encore du temps à passer ensemble ! Et nous allons en profiter ! Plus d’académie ! Plus de ligue des ombres ! Juste nous deux dans ton royaume de poche. Tu te rends compte, on dispose de la moitié d’une année si on le désire ! »
Mélancolique, Ome afficha un sourire forcé. Son cœur se serrait. Il s’était convaincu qu’il trahirait Hector quand le besoin s’en ferait sentir. Il l’avait promis au grand chambellan. Il l’avait juré à Slymock. Pourtant, l’annonce du prince de son départ prochain le plongeait dans un gouffre insondable de tristesse. Ainsi donc, il était plus difficile de trahir quelqu’un que l’on connaissait plutôt que de tuer un parfait inconnu ? L’héritier d’Epiphone s’était toujours montré bienveillant et généreux envers lui. Et à force de jouer à être son ami, Ome l’était un peu devenu. L’arrivée de l’hybride dans son existence l’avait libéré du carcan de solitude dans lequel la société le maintenait. Après son départ, il risquait de replonger dans cet isolement, ostracisé par les derniers nés, dénigré par les elfes et simplement utilisé par le grand chambellan. Alors autant profiter de ces derniers moments de convivialité avec son seul ami !
« Oui ! Tu as raison ! Prenons nos dispositions pour avoir un mois de répit. Disons à l’académie militaire que tu as un voyage diplomatique à Panamantra … et que je dois t’accompagner… Et disons à la ligue que nous avons une affaire personnelle à régler ! » Et le plus honnêtement du monde, l’espion à la solde de Slymock avoua : « Tu vas me manquer tu sais ! »
« Toi aussi mon ami ! Toi aussi ! Aller ! Je t’emmène boire une choppine ! »
« D’accord, mais on passe d’abord à la cuisine voir si Cléandre nous a fait des crêpes ! »
L’insouciance regagna les deux adolescents qui refirent le monde toute la journée et toute la nuit à grand renfort de bières et de pâtisseries. Les trois jours suivants, Ome et Hector le passèrent à construire leur alibi. Ils obtinrent une lettre signée du grand chambellan lui-même qui les dispensaient de cours pour le mois entier. Le prince inventa pour cela une visite visant la faisabilité de l’établissement d’un comptoir à Panamantra. C’était une chose inédite pour le peuple dryade qui se limitait depuis la nuit des temps à l’unique ambassade dans la capitale des autres bannières. Ce geste politique fort intéressa fortement le baron Ugmar qui voyait là sans doute une opportunité quelconque. S’extirper de la ligue des ombres s’avéra plus compliqué. Disparaître un mois sans explication n’était pas bien accepter au sein de la guilde des assassins. Heureusement, Igor, leur vieux complice les protégea en prétextant une mission pour son compte.
Tout était prêt pour leur escapade, mais Hector semblait soucieux. Couché sur son lit, il attendait apparemment le retour d’Iphigénie. Ome avait prétexté une course à faire mais restait à espionner depuis ses propres appartements. Bientôt, s’en serait fini de tout cela. La suivante n’arriva qu’après la nuit tombée.
« Pourquoi arrivez-vous si tard Iphigénie ? »
« Il fallait attendre l’obscurité pour pouvoir pénétrer Zulla sans soulever de soupçons. Vous croyez qu’il est aisé d’introduire un Hippogriffe dans le quartier des licornes ? »
« Excusez-moi, Iphigénie. C’est que je suis nerveux à l ‘idée de retrouver bientôt mère. Et aussi à l’idée de quitter Ome. »
« Prince, vous êtes certain que lui offrir cela n’est pas une erreur ? Ce présent constitue l’une des plus grandes richesses de notre peuple ! »
« J’en suis persuadé ! Ome est la personne la plus droite, dévoué et fidèle que je connaisse. Nous pouvons lui faire une confiance aveugle. »
Sans un mot de plus, la suivante déposa un paquet mystérieux sur la table, salua le prince avant de repartir aussitôt. Allongé sur le dos, sur le parquet, au milieu de sa chambre, Ome ne parvenait plus à respirer. Les phrases du prince l’avaient touché au cœur. Son ami lui faisait confiance alors que lui n’ambitionnait que de le trahir. En même temps, quand Hector, prince dryade et futur druide satyre ne serait plus là, lui, le simple dernier né de Nunn devrait bien continuer à survivre dans cet environnement hostile ! Malgré ses convictions et son ambition, Ome éprouvait encore de l’empathie pour son prochain. Il ne supportait plus de voir souffrir ses semblables, exploités par les elfes. Il respectait les nobles desseins du prince Hector pour ses peuples. D’ailleurs, il aspirait au même avenir pour les derniers nés de Nunn. Était-ce si grave que cela ? Tant qu’il pouvait respecter sa parole envers tout le monde, Ugmar, Slymock, Igor ou Hector, tant qu’aucun conflit d’intérêt ne se posait, pourquoi s’inquiéter ? Il pourrait bien trancher au moment opportun pour son plus grand bénéfice et celui des derniers nés. L’arrivée du prince interrompit ses réflexions.
« Que fais-tu donc allongé ainsi sur le sol Ome ? »
« Je réfléchis mon ami. Je réfléchis à mon futur ! Un jour, juste avant que nous ne rencontrions la ligue des ombres, tu m’as demandé si j’avais des rêves. Puis tu m’as exposé les tiens. Maintenant, j’aspire comme toi à de grandes choses ! Pas uniquement pour moi, mais pour tout mon peuple… Et j’ai peur que mon ambition disparaisse avec ton départ ! »
« Non Ome ! Je t’interdis de penser cela ! Ton cœur est noble, ta cause est juste ! Tu es intelligent et persévérant ! Il te suffit d’un coup de pouce du destin pour continuer sur ta route et accomplir des miracles. Voici une raison de plus de persévérer. »
Hector tendit un panier à Ome qui s’était relevé. Intrigué, le garçon le saisit et souleva le torchon qui cachait le contenu. Quatre œufs d’un jaune orangé de la taille d’une citrouille se dévoilèrent.
« Qu’est-ce dont ? » demanda Ome intrigué.
« C’est un cadeau de mon parrain, le vénérable gnome Bivot. Ce sont les derniers œufs de la dernière femelle rokh du bouclier-monde. L’espèce est presque éteinte. J’ai pensé à toi, à tes talents de fauconnier et ta bourse qui accélère le temps pour sauver cette espèce. Si tu accomplis ce miracle, tu aideras la nature et qui sais, tu offriras peut-être des lendemains meilleurs aux derniers nés de Nunn ! »
Ome sentit les larmes lui monté aux yeux. Jamais il n’aurait imaginé un tel acte de confiance de la part d’Hector. Bien que sa mère, la princesse Epiphone l’eut mandaté pour nouer des alliances à Zulla, le prince s’acquittait de sa tâche sans arrière-pensée. Comment ne pouvait-il pas lui vouer une reconnaissance sans aucune arrière-pensée ?