Les mois ont passé.
La guerre s'est intensifiée.
Il y a eu des incidents. Des fusillades, des kidnappings, des moments sanglants, qui sont restés glués à l'arrière de mon crâne et dont le souvenir ressortait aux moments où je m'y attendais le moins. Il y a eu une escalade, il y a eu des instants où j'ai pensé que j'allais y passer. Des sales épisodes, où j'en venais presque à regretter les coups des miens.
Mais je m'en suis tirée.
Toujours.
Et le noyau de la Meute aussi, en partie.
Une nuit, alors que la plupart des membres étaient couchés ou partis, je me suis retrouvée seule avec Face. C'était tard - vraiment tard - et je sortais d'une semaine difficile, qui m'avait drainée. Je l'avais croisé dans les couloirs, alors qu'il sortait d'une chambre que Hope s’était attribuée, l'air légèrement plus humain que d'habitude, avec sa chemise mal refermée et un air un peu pâle, un peu malade d'un coup.
Toujours est-il que son regard a remonté vers moi et s'est nimbé de surprise : je l'avais pris en flagrant délit d'imperfection.
En temps normal, je me serais raidie et préparée à une forme de contrecoup, mais j'étais dans un état d'épuisement tel que je n'ai rien dit et rien pensé non plus. Face s'est redressé, et - pour la première fois depuis que je le connaissais - a semblé hésiter. Avant de soupirer et partir vers le salon. Je l'ai suivi, même si je voulais juste rentrer chez moi.
Il s'est laissé tomber sur une chaise, près de la table en bordel - cartes, plans, fric, drogues, un flingue que quelqu'un avait laissé ça. Sans chercher à lui parler, je me suis mise en quête du blouson que j'avais laissé dans un coin.
- ... Rain.
J'ai relevé la tête et lui ai adressé un regard.
- Hmm ?
Nouveau soupir. D'une main, Face a commencé à fouiller le bordel. Il a finit par attraper un verre sale et une bouteille d'un liquide transparent qui ne devait pas être de l'eau. D'un geste, il m'a invitée à prendre place près de lui.
Je me suis assise à bonne distance.
Face a bu, et a laissé un silence épais s'installer entre nous. Je savais qu'il avait repris le contrôle - du moins en partie - et cherchait à instaurer en moi cette sensation de malaise qu'il provoquait chez ses hommes. Sans doute un peu trop brutalement, j'ai récupéré la bouteille et en ai bu une rasade, au goulot.
De la vodka, bien sûr.
- ... il y a une taupe.
Je me suis animée.
- Comment ça ? Tu veux dire chez nous ?
Il a secoué la tête et m'a adressé un sourire las.
- Non. Quelqu’un qui joue double-jeu entre le Nœud et nous. Pour nous.
Je n’ai rien dit, au départ. Le silence s’est épaissi à nouveau : plus rien ne bougeait, au QG. Ni lui, ni moi, ni les autres.
Est-ce qu’on était les seuls encore debout ? C’était vraiment tard.
J’ai fini par briser le silence :
- Depuis quand ?
Face a bu une nouvelle gorgée.
- Deux semaines. Tu n’as pas besoin de savoir son nom, ni comment il en est arrivé là. Mais j’avais besoin de le dire à quelqu’un de confiance.
Quelqu’un de confiance.
Comme j’aurais aimé entendre ces mots, plus tôt et dans d’autres circonstances. D’un geste, j’ai pris la bouteille et ai avalé une nouvelle gorgée brûlante. L’alcool m’a fait tousser - vieux réflexe - et je m’en suis immédiatement voulu. C’est peut-être cette rage soudaine qui m’a poussée à reposer brutalement la bouteille et à regarder Face dans les yeux.
- Je pourrais te trahir. Pourquoi je serais plus fiable que tes hommes ?
Sa bouche a souri, pas ses yeux.
- Parce que tu as beaucoup trop perdu ici pour abandonner maintenant.
Sa réponse m’a fait mal, mais je l’avais cherché.
Je suis restée silencieuse, sans trop savoir comment je devais réagir. Une vieille nausée m’a saisie et je me suis demandé ce qu’il savait et, surtout : ce qu’il avait laissé faire.
Bien entendu, je ne pouvais pas l’interroger.
Toujours sans savoir si ce serait la bonne réaction, je me suis levée et me suis éloignée. Dans mon blouson, j’ai trouvé une clope que j’ai allumée, me préparant à quitter le QG. Alors que je vérifiais que mes clés étaient dans ma poche, la voix du boss a résonné une fois encore.
- Si tu veux tuer Dog, je ne t’en empêcherais pas.
Je me suis redressée, ai croisé son regard. Et dans ses yeux, dans ce regard qu’il pensait peut-être encore maîtriser, j’ai vu une émotion que je n’ai pas su identifier.
J’ai ouvert la bouche, l’ai refermée. Trop engourdie, trop assommée pour savoir quoi faire, comment réagir.
Ou même si ce qu’il me disait là avait encore de l’importance.
Face s’est calé un peu plus sur sa chaise, avant de reprendre :
- ... mais je ne pourrais pas empêcher les représailles d’autres membres.
J’ai hoché la tête. Dans ma poche, mes doigts se sont refermés sur une poignée de clés. J’ai inspiré et - d’une voix qui ne ressemblait pas à la mienne - ai mis fin à l’échange.
- Bonne nuit, Face.
Geste de la main, en guise de réponse. J’ai quitté le QG.
Quand je suis arrivée à l’appartement, il y avait quelqu’un au salon. Assis à même le sol devant le canapé, à l’endroit où il y avait, auparavant, un beau tapis. Je ne l’ai pas salué, me suis dirigée vers la cuisine. Une soif préoccupante occupait toutes mes pensées - sans doute un réflexe de défense pour éviter de penser au reste. En ouvrant le frigo, je n’ai pas vu de soda. C’est ce qui m’a poussé à débarquer au salon, aviser la cannette restante posée sur la table basse.
Je me suis rapprochée.
- Hey.
Hakeem fixait l’écran sans le voir - le film en noir et blanc qui y passait n’avait pas l’air si intéressant, de toute façon. Il a relevé la tête et m’a adressé un pauvre sourire.
- Hey.
Sans lui demander, j’ai saisi sa canette et me suis laissé tomber sur le canapé. La boisson - pétillante et acide - a dévalé ma gorge. À l’écran, une femme avec du rouge à lèvres foncé disait au revoir à un homme dans une gare.
Mon frère a soupiré.
- Sacrée semaine, hein ?
Une partie de moi - comme d’habitude - a eu envie de l’envoyer chier. Mais je n’ai pas réussi à en trouver la force. Alors j’ai juste acquiescé, d’une voix lointaine :
- Ouais.
C’était une putain de semaine, en effet. J’avais vu des opérations déraper, des gens mourir. Je m’étais retrouvée acculée, avec l’impression que c’était comme ça que j’allais crever.
Mais j’avais survécu.
Face aussi, Hakeem aussi.
Sa main a récupéré la canette.
- ... tu veux me raconter ?
Non.
J’ai soupiré.
- Y’a rien à dire.
Sur cette dernière syllabe, ma voix a tremblé. Sournoisement, le regard de Hakeem s’était fait inquisiteur, comme celui d’un vrai frère et je me suis souvenue l’avoir détesté comme jamais.
Ma voix a retenti, agressive et fêlée, entre les murs blancs du salon.
- Tu veux que je te dise quoi, hein ? J’ai vu de la cervelle sur un plafond, ça m’a fait un super effet, vraiment.
Hakeem a tiqué, mais j’étais loin d’avoir fini.
- J’ai vu Jezebel se faire entraîner par Dog, pendant qu’on discutait, aussi. J’ai entendu un coup de feu et quand elle est revenue, elle tremblait. Je l’avais jamais vue comme ça et le pire c’est que je veux même pas savoir ce qui s’est passé. J’aurais pu, mais au fond je commence à avoir l’habitude. Et ça me fait chier, putain ! Je suis pas censée être habituée à ça. Après une putain de semaine pareille, je suis pas censée être juste fatiguée et toi non plus ! Alors fais pas genre que... que...
Ma voix a craqué encore plus. J’ai dû monter dans les aigus pour terminer.
- ... fais pas genre que tu t’inquiètes pour moi !
La violence qui remuait mes émotions et faisait palpiter mon cœur a remonté jusqu’à mon poing, que j’ai abattu sur la table basse, bousculant la canette au passage. Hakeem l’a rattrapée de justesse.
- Raïra...
- La ferme !
Je devais être en train de chialer, parce que d’un seul coup, mon visage était humide. Mes jambes sont remontées jusqu’à ma poitrine et je me suis enfoncée dans le canapé. Et je n’avais aucune idée de ce qui me faisait réagir comme ça, si c’était d’entendre mon vrai nom, le ton sur lequel il l’avait prononcé ou un mélange des deux.
Il y a eu un silence, suivi d’un très long soupir. Puis la voix de mon frère a résonné à son tour.
- ... j’ai pas vu de la cervelle, moi. J’ai juste vu beaucoup de sang.
C’était un murmure, prononcé de façon monocorde, avec quelque chose de mort dans le ton. Je me souviens avoir jeté un œil par-dessous mon bras, fixé la main de Hakeem resserrée sur le soda, les infimes tremblements qui l’agitaient.
- Un peu du mien, mais pas que. J’ai perdu un pote : il était pas dans la Meute depuis longtemps, et j’ai pensé qu’on pourrait devenir amis. Mais je suis pas sûr d’être vraiment capable d’être de nouveau proche de quelqu’un, au QG ou ailleurs.
Un temps, où je n’ai rien entendu d’autre que le bruit des bulles qui éclataient contre les parois d’aluminium.
- ... je suis désolé de pas t’avoir accueillie, quand t’es arrivée dans la Meute.
Il a soupiré.
- Face me l’a interdit : ça faisait partie de ton épreuve, mais j’avais pas le droit de te le dire.
Nouveau silence.
Une drôle de sensation m’a parcourue, comme si mon estomac se nouait et se dénouait en même temps.
Et, d’une voix qui m’a donné l’impression d’avoir 5 ans de moins, j’ai lancé :
- ... c’est pas grave.
Ça l’était, pourtant.
Mais il fallait donner l’illusion.
Cette discussion - malgré son chaos et sa tension - a eu des conséquences imprévues. La plus étrange et la plus inattendue, pour mon frère et moi, a été le fait que nous avons recommencé à nous parler, après ça. Et c’était bizarre, car j’étais persuadée que ça ne pouvait plus arriver. Qu’il faudrait bien plus qu’une discussion à une heure indue, alors que nous étions trop épuisés pour laisser autre chose que le souvenir de notre lien nous parasiter.
Pourtant, ce moment a accompli l’impossible : nous rappeler à quel point ce genre d’échange ne faisait plus partie de notre quotidien. À quel point la présence de l’autre nous rappelait que nous étions plus que des ombres qui obéissaient. Que nous avions un passé, des passions, des amours cachés.
À quel point on avait pu se connaître, autrement. D’avant.
À quel point notre lien ne ressemblait à aucun autre.
À quel point on s’était manqués.
À quel point c’était vital, qu’on se reconnecte.
Et raviver ce contact - même si ce n’était plus comme avant et que ça ne le serait plus jamais - m’a fait le même effet que de crever la surface après de longues années.
"Je l'avais croisé dans les couloirs, alors qu'il sortait d'une chambre que Hope s’était attribuée, l'air légèrement plus humain que d'habitude, avec sa chemise mal refermée et un air un peu pâle, un peu malade d'un coup." -> J'ai beaucoup aimé découvrir cet aspect de Face, ce lien avec Hope.
"d’avoir 5 ans de moins, " cinq ans en lettres plutôt je pense haha ?
Sinon, un sacré chapitre une nouvelle fois. J'ai beaucoup aimé la proposition de Face au sujet de Dog et j'avoue que j'espère que Raïra va sauter dessus et lui faire payer pour de bon. Après, qui sait, peut-être que tu me feras développer de l'empathie pour lui haha, mais dans l'immédiat, qu'il brûle MOUHAHAHAHA. J'ai bien aimé aussi ces retrouvailles bien méritées avec Hakeem, ce lien qui se resserre (et du coup j'ai peur qu'il soit brisé violemment sous peu : ') ) Puis le coup de l'alcool, ces échanges. Bref, un chapitre qui fait à nouveau avancer les relations, cela promet des choses très intéressantes pour la suite !
Au début je me suis dit "Mince, j'aurais bien aimé savoir ce qu'il s'est passé pendant tous ces mois !". Et après, je me suis rendue compte que non, en fait, je veux pas 😂😬
Ca a commencé à gravement déraper, et le "Parce que tu as beaucoup trop perdu ici pour abandonner maintenant" m'a fait penser à la "promesse" de Raira envers Lola, comme s'il lui disait "Non, tu ne partiras pas"... :(
Et cette taupe, je sais pas... J'ai directement pensé à Hakeem, et ça paraitrait logique parce que ça rajoute un enjeu pour lui, un risque supplémentaire, et en même temps ça a un côté trop "évident"... Bref, je sais pas je sais pas 😄
Hâte de continuer, et contente de te revoir ici <3 (et désolée/courage pour l'IRL <3)
Ahahah ! Non, mieux vaut ne pas savoir (et ça deviendrait répétitif, à force x')).
C'est un joli parallèle que tu soulèves, je n'y avais pas du tout pensé !
Pour la taupe, tu verras 8D ça se révèle au bout d'un moment. Mais on m'a déjà mentionné Hakeem, c'est une théorie populaire !
Je suis contente d'être revenue peu à peu aussi ♥ merci encore !