C'est un restaurant de quartier.
Il se situe dans une petite rue piétonne, pas très loin du centre-ville, au milieu de boutiques artisanales. Il y a de l'attrait dans cette rue, même si les touristes viennent rarement jusque-là. Ce n'est pas bien grave. Ici, les commerces sont faits pour les habitants.
Le restaurant est fait pour les habitants, même si les vrais connaisseurs peuvent venir de loin.
Il porte un nom bizarre : Le Papillon.
Sur le panneau en métal qui se balance au-dessus de la porte, on voit bien la bestiole aux ailes blanches et bleues, qui survit sous les attaques de la rouille, du froid et du soleil. À côté de la porte, une immense baie vitrée, et des décorations de Noël. C'est le grand plaisir de Marcel, tous les ans, de remplir cette vitrine de toutes les babioles qu'il collectionne depuis près de trente ans. Il les aime tellement qu'elles restent là jusqu'en mars. De temps en temps jusqu'en avril. Arrivera un jour où il ne fera même plus l'effort de les ranger jusqu'à l'année suivante.
Marcel est plutôt fier de cet endroit, et encore plus fier de ce qu'il y prépare.
Cela a fait l'objet quelques articles dans les journaux locaux : tous les ans, il ferme le Papillon le 24 décembre au soir. Il ne le rouvre que le 26. À première vue, cela ne le distingue pas d'autres commerces qui font la trêve des confiseurs à cette période de l'année. Sauf que le 24, Marcel prépare un bon repas, une vingtaine de couverts. Toutes les tables sont prises. Il sort ses meilleures bouteilles de vins de la cave et commande de très belles bûches au meilleur pâtissier du quartier.
Et il invite des gens à venir manger, gratuitement.
Il est comme ça, Marcel.
Il aime bien partager.
***
En ce 24 décembre 2018, tout est prêt.
Marcel a envoyé des mails au centre social et culturel à deux rues de chez lui, avec sa petite liste. Il a même créé quelques flyers colorés, mis directement dans les boîtes aux lettres des invités.
Les tables sont mises, couverts blancs et argenterie sur des nappes rouges décorées de grands bougeoirs et de santons de Provence.
Dans la cuisine, de la viande mijote doucement, et les patates n'attendent plus que d'être réchauffées.
Le premier à arriver est toujours Isidore. Il se voûte un peu avec le temps, mais est toujours impeccablement habillé. Chemise blanche, veston vert bouteille, nœud papillon. Il a quatre-vingt-dix-huit ans. Il faisait partie de l'armée et a participé à la libération de l'Italie, de la Provence, et même de Strasbourg. Maintenant il vivote avec une pension minuscule.
— Pourquoi rentrer au Cameroun ? Je ne connais plus personne là-bas.
Isidore s'installe dans un coin, sa place préférée, alors que Madeleine passe la porte. Elle, elle restera près de l'entrée, pour accueillir son amie, Marie, qui vient, poussée dans son fauteuil par une aide à domicile.
— Je vous la confie !
Marcel salue le jeune femme :
— Je vous souhaite un bon Noël !
— On le fête pour les enfants, mais c'est toujours agréable de passer du temps en famille.
Elle resserre son voile sur la tête avant de ressortir.
À table, Marie et Madeleine ont déjà commencé le Porto. Elles ne se parlent pas, elles sont sourdes toutes les deux, mais elles savent boire et sont des harpies à la belote.
Viennent Joël, Églantine, Jean-Paul, Isabelle, Germaine, Francine, et tous les autres.
Ils auraient pu, ils auraient du passer Noël seuls. Marcel en a décidé autrement.
Des fois, ses invités amènent d'autres invités. Une étudiante étrangère qui n'avait pas d'argent pour rentrer pour Noël, et faisait le ménage chez Isabelle ; une vieille nièce seule, ramené par Églantine parce que le reste de la famille, ceux qui sont mariés et ont des enfants, est parti au ski et a oublié de l'inviter. Alors Marcel n'est jamais vraiment surpris quand il faut rajouter un couvert à table.
Cependant, l'invité surprise cette année-là le surprend un peu.
***
Il vient dans l'ombre de Joséphine. Sa démarche est comme une excuse d'être là, comme si on l'avait forcé.
***
Le jeune homme s'est installé dans un coin de table, près du bar, pas très loin de la minuscule porte de secours (celle qui mène dans la cour intérieure) Il ne parle pas beaucoup, mais c'est compréhensible, pense Marcel en distribuant des verres de kir à tous ses invités. Il a quoi, seize, dix-sept ans ? Guère plus. Et il se retrouve à passer la soirée de Noël au milieu de septuagénaires, pour les plus jeunes.
Un endroit qu'il ne connaît pas, des gens qu'il ne connaît pas, un quartier qu'il ne connaît pas non plus ? Marcel sort peu, mais il ne l'a jamais vu parmi les groupes de lycéens qui traînent sur la place près du restaurant, ou aux arrêts de bus.
Sur les tables, les petits pots remplis de gâteaux d'apéritif se vident aussi vite que les verres. Marcel en remet un peu, puis file en cuisine. Son cuisinier a fait la cuisine toute la journée, mais c'est lui qui réchauffe et prépare les assiettes. C'est lui qui fait ce soir. Et son âme s'en sent plus légère. Comme dit le proverbe, le bonheur est la seule chose qui grandisse quand on la partage. Il n'y a jamais eu plus grande vérité au monde.
Il a servi une bière et un coca au gamin. À lui de choisir.
Quand Marcel revient dans la salle, la bière est vide. Le coca aussi.
— Tu m'as l'air serviable. Tu viens m'aider à porter quelques assiettes ?
Le gamin obéit, tête basse.
Marcel sait l'impression que fait sa cuisine. La pièce dans laquelle, avec son compagnon, il prépare des plats que les gens trouvent délicieux et nourrissants.
Oui bien entendu, au premier coup d'œil, elle ne paie pas de mine. Elle aurait besoin d'un petit rafraîchissement. Les feux, malgré les coups de brique, sont couverts de traces de brûlures. Certains pots en terre sont ébréchés. Et le carrelage... Oui heureusement Marcel n'a pas eu de visite de l'hygiène hygiéniste depuis quelques années. Il faudrait le faire. Mais bon... Il a tellement de travail à côté.
Comme de regarder le gamin fondre en pénétrant dans la cuisine.
Il le pousse d'un coup d'épaule expert vers le tabouret. Celui qui est juste à côté du plan de travail où on prépare les assiettes.
Les convives sont en train de vider leur second apéritif, ils ont un peu le temps. Et puis, le temps, celui-là il ne se passe pas tout à fait de la même façon dans la cuisine. C'est le cas de toutes les cuisines du monde, de tous les ateliers d'artistes du monde, bien entendu. Sauf qu'ici, le sens en est un peu plus littéral.
— Comment tu t'appelles ?
Il y a un gendarme sur le plan. Marcel le coupe en petits bouts. Il verse deux verres de bière de son fut perso, celui qui ne va jamais jusqu'au bar. Eux aussi ont droit à leur second apéritif.
— Laurent.
— Joséphine n'est pas ta grand-mère.
— Ma vraie grand-mère habite à Bordeaux. Elle est en maison de retraite maintenant. Elle est moins bourge que Joséphine.
— Bourge ?
— Oui elle n’a pas des collections de chats en faïence et des trucs comme ça...
— Ah, oui.
Et Laurent parle.
Et pendant qu'il parle, Marcel fait sauter ses pommes de terre, surveille les cocottes pleines de viande en sauce, travaille. À chaque phrase, à chaque révélation, il écoute un peu plus attentivement, et le temps s'étire, s'étire, s'étire.
Jusqu'à faire demi-tour.
***
C'est une rue que Marcel ne connaît pas vraiment. C'est un quartier un peu excentré, le long de la ligne de tramway, vers le sud de la ville.
Il y a un lycée d'un côté, une énorme structure où les élèves se perdent sans doute autant que les enseignants, et des petits immeubles vieillots de l'autre. Plus loin Marcel sait trouver des concessionnaires automobiles et, en marchant un peu plus, un supermarché.
Il y a encore quelques feuilles aux arbres. Une affiche de film sur l'abribus. On est en automne.
Marcel hume l'air, la ville, se laisse aller à son instinct.
À côté du lycée, il y a un petit parc et, dans ce parc, des adolescents. Des gamins qui se cherchent une virilité en parlant trop fort, en marchant trop fort, en faisant tout, trop fort. Ce sont eux que Marcel vient voir. Et plus particulièrement celui-là.
Un peu plus petit que les autres, mais pas tellement différent.
Une seconde il détourne son attention de ses camarades et ses yeux s'agrandissent.
Dans son champ de vision, que Marcel partage, il y a deux autres garçons.
Il y a Laurent. Et il y a...
***
— Xav'. Il s'appelait Xav.
***
Et ils sont bien beaux et se croient bien seuls. Là sur un banc, dans ce petit parc près de leur lycée.
Mais l'autre les a vus, il s'éloigne un peu de ses camarades, lève le bras, ouvre la bouche...
***
— Sales pds, sales pds. Il n'avait que ce mot-là à la bouche. Ça et les poings. Les coups...
***
Marcel attrape le bras dénonciateur en souriant.
Le gamin le regarde, interloqué. Il n'y avait personne d'autre que lui, ses potes, et les deux garçons là-bas, assis sur le banc. Il l'aurait juré.
— Ne fais pas ça, dit Marcel,
— Faire quoi ? Qu'est-ce que tu me cherches toi ?
— Pourquoi ?
— Quoi ?
— Pourquoi tu veux les injurier ? Quel plaisir cela te procure-t-il ?
Le gamin ne sait pas quoi répondre.
Sur leur banc, ni Xav ni Franck ne les entendent. Ils ne font rien que d'être assis l'un à côté de l'autre, chacun une canette de soda à la main. Ils ne se parlent même pas. Ils sont juste là.
— Pourquoi ? Réponds à ma question et je te laisserai bouger à nouveau.
Le gamin se rend compte qu'effectivement il ne peut plus se mouvoir. Marcel attend. Quelques secondes à peine, mais l'autre de dit toujours rien.
— Si tu as envie de frapper un homo, vas-y, mais pas eux. Moi tu peux. Je ne me défendrai même pas. Je veux juste savoir pourquoi. Pourquoi ?
***
— Pourquoi ils sont comme ça ?
***
— Pourquoi ?
***
— Pourquoi ils nous ont frappés ?
***
— Pourquoi ?
***
— Pourquoi les policiers nous ont pas pris au sérieux ?
***
— Pourquoi le lycée n'a rien fait ?
***
— Pourquoi ?
***
— Pourquoi les parents de Xav' sont partis ?
***
— Pourquoi ?
***
— Pourquoi les miens m'ont mis à la porte ?
***
— Pourquoi ?
***
— Pourquoi Joséphine m'a aidé ?
— La gentillesse est la seule chose qui ait toujours une bonne explication.
***
Le gamin ne bouge plus.
Xav et Laurent sont repartis, sans se dire un mot, chacun rentrant chez soi.
Marcel relâche sa proie.
— Je n'ai pas eu de réponse. Réfléchis-y bien, réfléchis-y longtemps avant de penser à déverser ta haine sur quelqu'un.
***
Le temps ralentit à nouveau, puis s'accélère d'un coup.
***
La cuisine aurait besoin d'un petit nettoyage. Il faudrait remplacer le carrelage, revoir la plomberie, nettoyer les feux avec un peu plus d'énergie. Sur ceux-ci la viande est presque prête. Les patates sont juste bien chaudes.
Marcel sort les assiettes du four où elles restaient chaudes depuis la fin de l'après-midi. Sur le plan de travail, il y a deux verres de bières.
Pourtant Marcel est seul ici. Son cuisinier a pris sa soirée, pour fêter Noël en famille.
De famille, Marcel n'en a pas.
Il n'en a plus depuis que son père l'a mis dehors, alors qu'il était tout juste âgé de quinze ans. C'était il y a plus de cinquante ans. Marcel n'en fait plus état. Il y a eu tant de souffrances et tant de bonheurs ensuite. Les copains qui meurent et ceux qui survivent. Les familles qu'il s'est choisies et celles qui l'ont choisi.
Celle qui l'attend dans la salle de son petit restaurant, du Papillon, où les petits vieux et les petites vieilles du quartier passent une veillée chaleureuse, loin de leurs foyers, de leurs appartements vides.
***
Il est minuit quand Marcel se promène sur les quais de sa ville.
Les lumières de Noël ont été éteintes, il n'y a plus beaucoup de monde dans les rues. Un 24 décembre, c'est normal.
Le restaurant est fermé, il fera la vaisselle et le rangement demain.
Pour l'instant il profite. De sa ville, de sa vie.
Tant et si bien qu'un ado manque de le renverser.
— Pardon ! Désolé monsieur !
Le gamin ne semble pas désolé. Il a un grand sourire sur le visage.
— Tu m'as l'air bien heureux.
Le gamin repart en courant, sans doute pressé de rentrer chez lui, de se faire pardonner une sortie nocturne non autorisé. À quelques pas pourtant, il se retourne et rit :
— Il m'a embrassé ! Xav m'a embrassé ! Joyeux Noël monsieur !
Joyeux Noël.
J'aime beaucoup à la fin comment on comprend que Laurent est Marcel et Marcel est Laurent, et que finalement lui même deal avec son propre trauma de se faire frapper à cause de son homosexualité.
Et surtout, que cela peut arriver à n'importe quelle génération puisque le jeune homme qui le bouscule à la fin à embrassé un garçon qui lui aussi s'appelle Xav'.
Non vraiment bravo.
Simple question, est ce que tu as fait exprès d'écrire " le jeune femme " ? Ou est ce une faute de frappe ?
Au plaisir de te lire :)