Coupe-bestioles et bons sentiments

Il ne manquerait plus qu’on me félicite pour mon travail et je n’aurai plus qu’à me pendre. Depuis qu’on m’a nommé à ce poste, il ne se passe pas un seul jour sans bâillement ni gros soupir exaspéré. Tout ça parce que le Grand Chef a fait un pari débile avec le Grand Maître, pour savoir qui du Mal ou du Bien allait triompher sur une petite planète bleue où ils ont largué des petits peuples. Faut croire qu’il y en a qui s’ennuient ! Ils regardent ça comme ils regarderaient un match de coupe-bestioles, avec d’un côté l’équipe du Bien – coachée par votre très malheureux serviteur – et de l’autre, l’équipe du Mal – coachée par un sacré chanceux. Ce n’est pas faute d’avoir interpellé le Grand Chef pourtant, de l’avoir supplié de me muter ailleurs, n’importe où, pourvu que j’échappe à cette tâche vide de sens et en contradiction totale avec mes propres valeurs de haine, de violence et de souffrance. Ah, quel gâchis ! Je n’avais jamais envisagé de devenir autre chose qu’un maître du chaos et me voilà qui me retrouve contraint et forcé à distiller de bons petits sentiments chez les petits peuples de la planète bleue ! Avec une seule consigne : assurer la paix, le bonheur et la prospérité. Hahahaha. Ha. Beurk.

Maudis sois-tu, demi-cousin ! Il ne m’a jamais pardonné de lui avoir coupé les jambes à la hache lors d’une partie de coupe-bestioles – un accident, quoi qu’en disent les nombreux témoins – et maintenant qu’il travaille à l’intendance, je suis sûr qu’il a dû tout faire pour qu’on m’assigne la seule et unique tâche qui pouvait me rendre fou ! Et ça, fou, je suis sur le point de le devenir, pas de doute. Moi qui aime le sang et le malheur, je suis condamné à passer mes journées et mes nuits à insuffler de l’amour, de la sérénité et de la joie. Quel supplice, quelle déchéance ! Le pire, c’est que le mec d’en face est plutôt doué – même si j’aurais fait mieux – pour torturer les petits peuples à coups d’émotions négatives ! Tenez, rien que mon tout premier jour, un mâle s’est mis à dos toute la tribu en s’énervant pour des broutilles, deux petits en sont venus aux mains et une femelle s’est effondrée en larmes. Purée, je me suis amusé comme un petit fou à les regarder s’énerver les uns contre les autres, à laisser libre cours à la colère, à la haine et au chagrin ! Bêtement, j’ai même cru un instant pouvoir m’amuser un peu à ce poste, malgré tout ! Et puis, le Grand Chef a débarqué et m’a rappelé que ma mission, c’était justement d’éviter ce genre de situation qui pourrait lui faire perdre son fichu pari et que je ferais mieux d’y remédier vite fait bien fait. Alors, qu’on soit tous d’accord, hein : je suis contre toute forme de hiérarchie et d’ordre établi mais je ne suis pas totalement inconscient pour autant ; la sentence pour manquement à son devoir a été imaginée par le maitre des enfers en personne – ah mon pote, tu me manques ! –  et même moi, je n’ai pas vraiment envie de la tester. La souffrance, c’est drôle, mais chez les autres ! Donc, quand le Grand Chef est parti en lançant des éclairs partout, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai insufflé une bonne dose de sérénité et de maîtrise de soi au mâle, un mélange d’empathie et de tolérance aux deux enfants et une once de résilience à la femelle éplorée. Que de bonnes actions, j’ai honte !

En définitive, mes nombreuses suppliques pour changer de mission sont restées sans réponse –foutu demi-cousin, j’aurai sa peau ! – et, des milliers d’années plus tard, eh bien, je suis toujours là. Les petits peuples ont bien évolué grâce à moi, même si, je l’avoue, j’ai fermé les yeux sur quelques génocides et autres massacres. On ne peut pas être partout à la fois, hein ! Enfin, c’est ce que j’ai raconté au Grand Chef, en tout cas. Mais tous ces petits mensonges, c’est fini. Car aujourd’hui, enfin, tout va changer grâce à ma super idée ! Une idée qui va me permettre de ne plus me contenter de laisser le coach d’en face répandre son chaos en faisant semblant de ne rien voir, mais d’en instiller moi-même sans craindre aucune sentence, mouahahahaha !

Bon, je l’avoue, cette idée, je l’ai trouvée un peu par hasard. J’essayais de m’adonner à ma bonne action du jour en rendant un peu d’espoir à une petite dame célibataire toute triste. Et je me suis dit : pourquoi ne pas rendre ça un peu plus drôle ? Alors au lieu de lui choisir un compagnon, je lui ai donné de quoi tomber amoureuse de la personne la plus sympa qu’elle connaisse et c’était…une femme, oups ! Moi, je m’en fiche hein, c’était juste pour égayer ma propre journée, parce que tout ce bonheur, ça me met le moral à zéro. Mais les petits peuples, eh ben, ils ont eu l’air de ne pas trouver ça très normal au début. Pas tous hein, mais y en a quand même plein que ça a dérangé et la petite dame elle-même, elle était toute confuse ! Et c’est là que je me suis rendu compte qu’en fait, j’étais capable de répandre de la joie – pour mon boulot, parce que je tiens toujours à mes fesses – mais aussi (et surtout) du chaos, et tout ça en même temps ! Du coup, j’ai passé toute la nuit à rédiger une liste de choses que je pourrais faire pour embêter ces petits peuples, et y en a plein ! Comme les faire tomber amoureux d’une personne qui ne les aime pas, leur donner un trop-plein de confiance en soi ou encore les rendre hyper-empathique. Qui aurait cru que de bons sentiments, à l’excès, pouvait porter préjudice ? J’aurais dû y penser plus tôt ! Ça va être gé-ni-al ! Et puis, ne le répétez pas mais…le coach d’en face m’a promis une belle part une fois que le mal aura gagné !