Le visage tordu par l’angoisse, sa mère lui tendait les mains. Elle lui parlait mais Sarah ne comprenait pas. Pourtant, elle ne se tenait qu’à quelques mètres, silhouette figée sur le pont du bateau, avec, en arrière-plan ce rideau de flammes qui éclairait violemment la nuit.
Où était son père ? Quelqu’un la saisit par le bras et la tira vers l’arrière. Ce n’était pas lui. Elle essaya de se dégager mais l’individu, dont elle ne voyait pas le visage, de sa hauteur de petite fille, la serrait trop fort. Il essayait de l’entraîner. Il lui faisait mal.
Prise de panique, Sarah cria de toutes ses forces : « Mummy ! »
Mais elle n’entendit pas le son de sa propre voix !
L’angoisse la priva d’air.
Sarah se réveilla brusquement en suffocant. Dans sa frayeur, elle avait saisi le siège qui était devant elle. Elle se redressa. Il faisait une chaleur moite dans l’autocar. La sueur coulait le long de ses tempes, collait ses cheveux à son front.
« Tenez. » Sa voisine lui tendait un petit mouchoir bleu en tissu.
« Je vous le donne. Il est propre.
– Merci, murmura Sarah en prenant le mouchoir
– De rien. »
Elles échangèrent des sourires timides. Sarah essuya son visage.
Elle repensa à ses parents qui allaient quitter le pays. Elle les avait laissés la veille à Rennes. Elle n’avait pas pu les accompagner plus loin, seules les personnes ayant obtenu un passe pouvaient continuer le trajet jusqu’à la côte.
Vingt ans auparavant, son père et sa mère étaient arrivés à Brest, avec Sarah qui n’était alors qu’une toute petite fille, réfugiés fuyant la Seconde Guerre de Sécession des États–Unis.
C’est là qu’ils avaient dû à nouveau se rendre pour embarquer. Sans elle.
Leurs cartes de séjours n’avaient pas été renouvelées.
Sarah se confia à cette jeune femme sympathique. Elle lui raconta l’expulsion de ses parents, le cauchemar qui revenait sans cesse. Elle lui avoua que si elle n’avait pas eu son fils, elle serait repartie avec eux.
En disant cela, Sarah s’était tournée vers la fenêtre en se mordant les lèvres pour ne pas fondre en larmes.
Le paysage inondé scintillait sous le soleil. Vert, bleu et or.
« C’est beau, tu ne trouves pas ? demanda la voisine d’une voix douce
– Oui, c’est vrai, reconnut Sarah. Tout est si lumineux… si serein… »
Depuis quelques mois, la région subissait des pluies diluviennes, entrecoupées de périodes de chaleurs intenses. Le bus était rempli de gens qui fuyaient les inondations, mais aussi les affrontements qui s’intensifiaient entre les séparatistes et le gouvernement. Ils essayaient d’aller « quelque part », « ailleurs ».
« Alors comme ça, tu as un fils ? Moi aussi ! Il s’appelle Clément. Il a 4 ans.
– Mon bébé s’appelle Damian. Il aura un an en septembre. Et moi, c’est Sarah.
– Louise. »
Quelques heures plus tard, dans le train qui la ramenait à Strasbourg, Sarah regardait les prés grillés par la canicule. Elle s’imaginait qu’elle avait quitté les tropiques ce matin et qu’elle traversait maintenant la savane. Quels animaux exotiques allait–elle apercevoir au détour d’une colline assoiffée? Des zèbres ? Ils pouvaient tout aussi bien remplacer les quelques vaches squelettiques.
Elle aurait bien voulu papoter avec cette Louise qui avait quitté le car un peu avant Paris.
La vibration de son téléphone mit fin à sa rêverie. Agacée, elle vérifia sur l’écran ; c’était encore un appel dont le numéro était masqué. Le dixième peut–être depuis qu’elle était montée dans le train. La personne ne laissait même pas de message !
« Allo. », dit Sarah sèchement.
Un homme lui répondit : « Vous ne pouvez pas rentrer chez vous sinon vous allez mettre votre famille en danger. On a mis quelque chose dans votre sac. Vous…
– Hein ? Qui êtes–vous ?
– Écoutez–moi. Vous devez faire marche arrière. Il faut nous rapporter l’objet et…
– Qu’est–ce que c’est que cette histoire ? Laissez–moi tranquille ! »
Sarah raccrocha.
Le téléphone vibra de nouveau. Puis encore et encore. Sarah finit par l’éteindre. Elle fouilla fébrilement son petit sac à dos. Quand elle mit la main sur un tout petit objet inconnu, tout au fond du sac, elle sentit le froid l’envahir malgré la température étouffante.
C’était une sorte de pendentif en forme de triangle avec à chaque coin, une petite sphère.
Sarah jeta un œil méfiant sur son voisin. Le vieux monsieur s’était assoupi, assommé par la chaleur. Sarah comprit soudain. Là, maintenant, elle pouvait discrètement s’emparer du sac du voyageur, elle pouvait prendre son téléphone, elle pouvait y glisser le pendentif.
Sarah ralluma son téléphone. La vibration de l’appareil la fit sursauter.
« Allo… , elle avait la gorge nouée.
– Vous l’avez trouvé ?
– Oui.
– Vous ne pouvez pas rentrer chez vous, il faut nous le rapporter. Il faut…
– C’est Louise qui a fait ça ? Elle n’a qu’à venir le chercher ! Et qui êtes–vous ?
– Si la police vous trouve avec ça, vous finirez en prison. Si vous vous en débarrassez n’importe où, c’est nous qui viendrons vous harceler. Vous devez nous le rapporter. Écoutez–moi attentivement… »
Seules les grandes artères de la ville étaient encore éclairées. Sarah marchait dans la pénombre, portée par la colère et le chagrin qui grondaient dans son ventre. Elle atteignit les lumières du boulevard Beaumarchais.
Lorsqu’elle déboucha sur la Bastille, la découverte du gigantesque campement qui occupait toute la place la saisit. Les tentes et autres abris de fortune se serraient les uns contre les autres autour de la Colonne de Juillet.
Les gens entassés ici venaient pour la plupart du sud de l’Europe, c’étaient les seuls migrants encore accueillis en France. Sarah longea la place jusqu’au canal St Martin. Elle n’osait pas regarder ces ombres qui se taisaient à son approche et l’observaient.
Dans les Jardins de l’Arsenal, la population était encore plus miséreuse. Cachés dans la végétation, c’était le rebus des migrants, les alcooliques, les malades, les sans famille, les solitaires. Sarah avait peur. Elle avançait avec hésitation, ne sachant jusqu’où elle devait aller. Un homme s’approcha d’elle.
« Sarah ?
– Oui. » Elle était sur ses gardes.
« Archipel » C’était le mot de passe. « Vous avez l’objet ? »
Sarah chercha dans son sac avec maladresse. Elle trouva enfin le pendentif qu’elle tendit à l’homme. Il le prit. Elle pouvait rentrer chez elle.
Au bout du quai, des lumières vives jaillirent du haut des escaliers.
Quelqu’un cria : « La milizia sta arrivando ! »
« Merde ! Venez avec moi ! »
L’homme entraîna Sarah à l’autre bout du quai. Ils prirent un passage qui longeait une écluse et menait à la Seine.
L’homme se dirigea vers une échelle qui descendait dans le fleuve.
« Hein ? Mais je…
– Vous croyez qu’ils sont là pour qui ? Faites comme vous voulez. Mais je ne donne pas cher de votre peau. »
L’homme se coula sans bruit dans l’eau de la Seine.
Sans savoir ce qu’elle faisait, Sarah descendit elle aussi l’échelle. Elle entra dans l’eau noire en frissonnant…
***
La seule lueur, c’était celle des reflets mouvants sur la surface plane de l’eau. Dans un horizon proche, le ciel et l’eau se confondaient. Il n’y avait rien d’autre. Sarah flottait, tranquille. Mais il y eut ce cri. C’était son bébé, elle savait reconnaître ses pleurs ! Où était–il ? Affolée, Sarah fit des mouvements désordonnés, elle sombra dans l’eau. Elle ne voyait rien…
Sarah ouvrit les yeux. Dans le cadre de la fenêtre ouverte, les martinets filaient en poussant leurs petits sifflements aigus. C’était un jour gris et lourd, qui sentait la terre mouillée.
Au rez–de–chaussée, des voix. Combien étaient–ils?
Une femme se mit à chanter joyeusement à l’extérieur.
« Pluie ! Pluie ! Pluie vient nous aider ! Pluie ! Pluie ! Viens les noyer ! Hé ! Vous autres ! Venez m’aider ! Allez !
– Youhou ! Pluie ! Pluie !... »
Ils étaient plusieurs maintenant à s’égosiller comme des enfants excités.
Sarah enfonça sa tête sous l’oreiller mais elle les entendait encore.
Que devait–elle faire ?
Elle était arrivée à l’aube dans cette maison. Les personnes qui l’avaient accueillie lui avaient présenté des excuses. Elles avaient dit qu’il fallait que le groupe discute…
« Hé ! Regardez qui arrive ! » Des rires, des exclamations.
Parmi les voix des arrivants, Sarah reconnut celle de l’homme à qui elle avait donné le pendentif. Puis elle reconnut la voix de Louise. Elle se redressa d’un bond et enfila en hâte les vêtements qu’on lui avait prêtés.
Ils étaient tous là, au milieu de la verdure du jardin, à s’embrasser, se congratuler.
Ils aperçurent Sarah, qui avançait vers eux, crispée. Le silence se fit.
Sarah se dirigea vers Louise. Elle la gifla. Puis elle lui jeta au visage le petit mouchoir bleu qu’elle serrait dans son autre main.
Louise bafouilla, tout en se tenant la joue : « Je, je suis désolée Sarah… Je n’avais pas le choix. La police à Paris, tu as dû la voir ? C’était pour moi… Sarah ! »
Sarah s’était effondrée derrière un arbre. Elle sanglotait.
Une pluie fine se mit à tomber.
Quand la pluie était devenue plus forte, Louise lui avait apporté un parapluie.
« Si tu veux, tu peux appeler ton compagnon. Louise hésitait… Il faut que tu saches, nous pensons que tu as été repérée, que… tu as été fichée comme étant l’une des nôtres et… On te conseille au moins d’attendre quelques jours avant de partir. Quand tout sera lancé, ils n’auront plus le temps de s’intéresser à toi…
– Je suis coincée là, n’est–ce pas ? À cause de toi, de vous ! Sarah se remit à pleurer.
– Et bien, oui, tu peux voir ça comme ça. Mais dans le monde que nous construisons, en Bretagne libre, et bien… personne ne touchera à un enfant parce que ses grands–parents ne sont pas nés en France…. Le gouvernement l’a annoncé hier. Les lois pour la préférence nationale ont été durcies. De ce côté, vous seriez peut–être mieux…Penses–y… »
Sarah se retrouva seule, sous son arbre et son parapluie.
« Etrangers représentant un danger pour la France pour cause d’activisme », voilà pourquoi ses parents n’étaient plus là.
On pouvait sortir de Bretagne, être évacué comme le disaient les autorités. Mais officiellement, on ne pouvait plus y entrer. Toutes les routes étaient surveillées par l’armée. Les routes, mais pas les campagnes inondées. Partout, les rivières, les lacs, les moindres ruisseaux ou mares débordaient. De Dinan à Nantes, en passant par Rennes, une frontière étalée et fragmentée se dessinait.
Les précipitations continues avaient aggravé le phénomène de montée des eaux. Une partie de Nantes, et les côtes autour de Saint Nazaire et de Dinan étaient noyées.
De ce côté… Ce petit village autour de la maison, et toutes ces terres immergées alentour, c’était leur pays.
Sarah avait entendu des bribes de conversation.
Le premier gouvernement provisoire de Bretagne libre avait été nommé, qui avait officiellement demandé au gouvernement français de reconnaître l’indépendance de la région. Ce qui avait été refusé. La Bretagne libre avait déclaré que la guerre était inévitable.
Dans les villes, les habitants acquis à la cause montaient des barricades.
Dans une caserne, des militaires qui n’étaient pas du même bord s’étaient entretués.
Cette fois, ça n’était plus des affrontements épars et ponctuels, c’était la guerre civile et Sarah se retrouvait au milieu de tout ça, entraînée dans le mouvement, confuse.
Malgré la guerre, ou grâce à elle, la joie et l’optimisme étaient partout. Il y avait un tel contraste avec la morosité du quotidien de Sarah à Strasbourg et l’enthousiasme qu’elle découvrait parmi ces gens. Même lorsque ses parents participaient à leurs actions de désobéissance civile, elle n’avait pas le souvenir d’une telle atmosphère. Avec leurs collègues, leurs amis, ils allaient au sacrifice. Ce qu’elle voyait ici, c’était l’espoir et même la certitude qu’un monde nouveau allait naître, au milieu des eaux.
Car, et c’était le plus étrange pour Sarah, personne ne se plaignait des intempéries. Ils faisaient avec. Ils vivaient avec. Et c’était même leur meilleure arme.
« Mais tu es folle ! Je ne vais pas me rapprocher de la guerre ! Arrête de me mentir ! Qu’est–ce que tu as fait, tu es où ?
– Je te dis que je suis coincée ! Je ne te mens pas ! Je te dis que je ne peux pas t’expliquer ! Je ne peux pas ! Fais–mois confiance s’il te plaît ! Comment va mon bébé ?
– Il t’attend.»
L’obsession de Sarah, nuit et jour, c’était son fils. Elle l’entendait gazouiller au téléphone, ça lui fendait le cœur. Quand reverrait–elle son bébé ?
Elle participait aux tâches du quotidien, tout le monde était gentil avec elle mais dès qu’elle pouvait, elle fuyait. Elle se cachait dans sa chambre, ou, entre deux averses, elle se rendait au bout du village. Il y a avait là un chêne avec une toute petite vierge nichée au creux du tronc. La jeune femme n’était pas croyante mais elle s’asseyait en face de l’arbre et s’adressait à la statuette. Elle lui demandait son fils.
C’est là que Louise vint la trouver un matin.
« Sarah ! Ça y est ! L’Alliance européenne a menacé le gouvernement d’intervenir s’il n’y avait pas de cessez–le–feu. Ça a marché ! Ça a marché ! Et tout ça c’est aussi grâce à toi !
– Grâce à moi ?
– Le pendentif, Sarah… les informations qui étaient dans le pendentif, c’était le deal pour que l’Alliance nous protège ! Nous allons gagner ! »
Louise la prit dans ses bras. Sarah se laissa faire. En fait, elle était heureuse. Oui elle était heureuse pour la cause et elle était heureuse parce qu’elle allait revoir son bébé.
***
Deux jours après la proclamation du cessez–le–feu, Sarah avait rejoint Rennes.
À la gare routière, c’était le chaos. On pouvait de nouveau entrer en Bretagne, comme on pouvait en sortir. Personne ne savait si cette situation allait durer, alors tout le monde se précipitait dans un sens ou dans un autre.
Quand Sarah voulut monter dans un car qui allait à Paris, un homme qui se tenait près de la porte l’en empêcha.
« Non, tu montes pas là, lui dit–il en lui barrant le passage.
– Hein ? Pourquoi ?
– Mon copain le chauffeur prend pas les négresses. Tu vas là–bas ! »
Du menton il lui désigna un coin du parking où s’entassaient des voyageurs.
« Mais qui décide ici ? C’est pas vous ! Mais…
– Ta gueule, t’avais qu’à rester avec ces sales Parisiens qui ont envahi la Bretagne, négresse ! »
Sarah s’éloigna du car. Elle avait envie de vomir. Dans l’attroupement qui se tenait dans l’ombre, il y avait des hommes, des femmes, des enfants de toutes les origines, parfois métissés, comme elle. Ils attendaient là, silencieux, apeurés, résignés…
Fallait–il prévenir une des patrouilles de soldats qui circulaient dans la gare comme partout en ville ? Après tout, ils étaient là pour faire régner l’ordre, défendre tous les citoyens du pays…
La douleur arriva en même temps que le souffle, en même temps que les flammes, en même temps que la déflagration.
Sarah, sans comprendre, se retrouva allongée sur le bitume. Elle entendait les battements de son cœur, rien d’autre. Elle avait atrocement mal au ventre, son visage brulait. Elle essaya de lever un bras mais il retomba sans force sur sa poitrine. Sa main rencontra le petit pendentif triangulaire que Louise lui avait offert juste avant son départ. Elle le saisit, s’y accrocha de toutes ses forces.
Elle voyait le feu autour d’elle, elle sentait le feu sur elle, en elle.
Elle ferma les yeux. Tout doucement, la douleur s’atténua. Tout était si calme.
Au milieu des ténèbres, elle aperçut une lueur vaporeuse, blanche qui éclaircissait la nuit. Elle vola à travers ces vapeurs. En dessous, alors que les brumes s’écartaient, elle découvrit des îles d’un vert éclatant qui émergeaient de l’eau brillante. C’était frais, c’était beau.
« Je vais aller chercher Damian, se dit–elle, et je le ramènerai ici. C’est ici que nous allons vivre. »
Elle s’endormit dans un sourire.
J'ai beaucoup aimé cette nouvelle, très rythmée. Tu crées un monde futuriste et dystopique intéressant. J'aurais aimé plus de détails cependant : le rythme est tellement rapide que j'ai eu du mal à comprendre le contexte par moment.
Merci pour ce moment de lecture.