Crepuscule de vacance (1) - Paroles dans l'obscurité

Par Pouiny

« Bastien ! »

Me tournant vers la source du bruit, je fis face à un Aïden dégoulinant de sueur. Il se plia en deux face à moi et reprit son souffle.

« Désolé pour le retard ! J’ai essayé de courir, mais…

– Ne me fais pas croire que tu révisais, je ne t’écouterai même pas, lui fis-je en levant la tête comme en signe de mépris.

– Pour qui me prends-tu ! Bien sûr que non !

– Et je te rappelle que même si tu n’as plus de béquille depuis hier, tu n’as toujours pas le droit de forcer sur ta cheville, la course est encore interdite !

– Mais j’étais en retard !

– Alors tu souffriras plus longtemps ! Allez, échauffement. »

En silence, il obtempéra. Plusieurs semaines avaient passées depuis son accident. La douleur s’atténuait doucement à sa cheville et je pouvais le constater rien qu’à son incapacité de plus en plus grande de rester tout simplement en place. Pour autant, son comportement froid et silencieux semblait s’être atténué pour ne plus revenir. Aïden était plus ouvert, plus souriant et plus volontaire. Était-ce simplement du à la blessure, ou ma présence n’y était pas étrangère ? Je ne savais pas vraiment ce que je pouvais avoir le droit d’en penser, mais je ne m’en souciai pas vraiment. Tant qu’il semblait heureux, il me semblait pousser des ailes.

 

Nous étions désormais à une petite semaine de nos premières épreuves du bac et ni l’un ni l’autre n’avions une chance de l’obtenir. C’était pour cette raison que je fuyais le milieu familial autant que possible. En cela, ma relation avec Aïden me permit de me raccrocher aux branches de l’été, face au froid glacial de mon père déçu. Je m’entraînai avec lui jusqu’au soir et quand le temps était clément, nous pouvions même dormir dehors, cachés dans des fourrés jusqu’au matin. Mais même quand nous nous séparions avant le début de la nuit, regarder le soleil couchant était devenu un rite de fin d’entraînement que nous chérissions tous les deux. Il prenait parfois des photos. D’autres moments, on profitait du repos et de la tranquillité de la fin de journée pour discuter. Ce soir là, avec fierté, il me sortit une pile de photos de son sac.

« Regarde celles-là ! Je les ai développées tout à l’heure.

– D’où ton retard, constatai-je en les récupérant avec précaution.

– Je voulais absolument te les donner, fit-il pour se justifier. »

Plutôt surpris, je compris bien vite où il voulait en venir dès le premier coup d’œil. Était représenté sur les photos que je tenais entre mes mains mes belles-de-nuit, la première fois que nous les avions vues ensembles. Je ne pus retenir un sifflement d’admiration en contemplant rapidement chacun des clichés que j’avais sous les yeux. Moi qui pensais que des photos de nuit seraient forcément ternes, le rose et le rouge des belles de nuit sur les gros plans illuminaient l’obscurité comme un soleil. Les photos pourtant sombres jouaient sur la couleur et le contraste pour donner un effet très intime, mais aussi de l’intensité très personnelle. Après avoir longuement passé les photos en revues, je les lui tendis :

« C’est vraiment très beau. Tu as un vrai talent, là dedans.

– Merci, mais tu peux les garder, elles sont pour toi.

– Vraiment ? Mais c’est trop d’honneur que tu me fais…

– Tais-toi et prends-les, dit-il en riant. C’est ton jardin, après tout. »

Les regardant d’un peu plus près, je bafouillai quelques remerciements sans fins, quand une question me vint.

« Hé, Aïden… Qu’est-ce que tu fais de toutes ces photos que tu développes ? J’en vois jamais la couleur. »

Son sourire se délava et il eut un air grave. Nous étions assis par terre dans un parc, à peine après la fin de notre entraînement, à profiter des rayons du soleil avant son départ. Il aurait du en être heureux, comme d’habitude, pourtant ce fut avec un regard coupable et triste qu’il me regarda.

« Tu sais… J’ai une sœur jumelle handicapée, et je n’arrive pas à aller la voir. »

Le sourire était peut-être là pour atténuer l’impact de la nouvelle, mais ses épaules semblaient porter un poids colossal. Incapable de répondre de suite, je laissai malgré moi le silence s’épaissir, jusqu’à bredouiller :

« Tu as une sœur jumelle ? Mais… Depuis combien de temps ? »

Si j’avais pu, je me serai sûrement giflé, mais Aïden eut un petit rire.

« Eh bien, depuis toujours, j’imagine. »

Je dus me mordre la lèvre pour ne rien dire davantage de stupide. Car dans mon esprit ne trottait que ‘‘quelle chance’’.

« Pourquoi ? Finis-je par lâcher.

– Pourquoi on est jumeaux ? Répondit Aïden, plutôt circonspect.

– Non, pourquoi tu ne peux pas la voir. »

Le temps de réflexion pour me répondre eut l’air particulièrement douloureux.

« Techniquement, je peux aller la voir. Je devrais, même. Mais j’en suis incapable… »

Il prit le temps d’inspirer longuement.

« Elle a une constitution particulièrement fragile. Elle est enfermée à l’hôpital depuis plusieurs années et elle n’a jamais vu le soleil, car ni sa peau ni ses yeux ne pourraient le supporter. Alors… Je me sentais triste pour elle, de rater tant de choses qui m’étaient si familières et mêmes essentielles. J’ai voulu faire exister mon monde dans le sien, en pensant la rendre heureuse ainsi. Je l’ai couverte de photos de soleil, chaque jour, à n’en plus quoi faire. Tous les jours, inlassablement, elle avait le droit à sa part de soleil, et comme elle souriait en le recevant, je pensais que ça lui plaisait. Mais en fait, chaque jour, je lui rappelais qu’elle ne pouvait pas vivre comme le commun des mortels. Qu’elle manquait de tout, enfermée une petite chambre sombre. Chaque jour, je la blessais en lui montrant ce qu’elle était incapable de voir. Et un jour… elle m’a rejeté. »

Ce n’était que des phrases simples, prononcées d’une voix presque monocordes, dénuées du plus d’émotion possible, mais la douleur qui en ressortait était palpable. Il continua en enfonçant encore un peu plus sa tête dans ses épaules.

« J’étais trop aveuglé par mon égoïsme. J’étais tellement persuadé que c’était la chose à faire, que je n’ai même pas fait attention à ce qu’elle pouvait en penser. C’était elle que je devais réconforter, mais ce n’était qu’à moi seul que je faisais plaisir. Il a fallu qu’elle pleure et qu’elle crie pour que je l’entende et que je me rende compte de mon idiotie. »

Je laissai le silence s’installer, craignant de le couper dans son élan avec la moindre interruption. Après quelques minutes, il finit par reprendre.

« C’est pour ça que j’ai eu l’idée des photos de nuit, avec les belles de nuits, entre autre… Mais n’est ce pas une autre erreur de ma part ? Je veux prendre le temps d’être clair avec moi-même, mais prendre mon temps ne la ferait pas souffrir davantage ? Tous les jours ou presque, je reçois des mots de sa part… Mais je n’ose pas y retourner. Je n’y arrive pas. »

Ses épaules, enfoncées au plus bas, commençaient désormais à trembler. Inquiet, je les entourai de mon bras, en un geste familier. Il me lança un regard furtif, avant de regarder le sol. Il attendait une réponse de ma part, mais à dire vrai, je n’en trouvais aucune.

« Je n’ai pas forcément tout compris… commençai-je après un temps. Mais si ta sœur à réagi aussi fortement pour tes photos, c’est qu’elle y accordait une importance, non ? A ton projet.

– Comment ça ?

– Et bien… Si je ne me souciais vraiment pas de tes photos, je les trouverais ni belles, ni douloureuses. C’est plutôt logique, non ? On ne peut pas être touché par ce qui ne nous atteint pas. Donc, peut-être que d’une certaine manière, ta sœur aimait quand même toutes ces photos. Tu as raison de dire que le soleil ne lui était peut-être pas positif… Mais les photos et l’attention que tu lui donnais en les prenant, peut-être que si ? »

Il restait silencieux, me regardant d’un air étonné, renforçant mon impression de dire n’importe quoi.

« Prends le temps, pour toi, de t’en remettre, de réfléchir… Ça ne sert à rien de foncer tête baissée, même si c’est ce que tu sais faire de mieux. Je pense à titre personnel, que des photos comme celles là, prenant l’ombre et son quotidien… Ça peut être une bonne idée. »

– Tu penses ? »

Il me fixa avec un air triste, comme un enfant qui n’osait plus y croire.

« Et bien… Je ne peux pas en être sûr… Je ne connais pas ta sœur, après tout ! Mais, si elle t’envoie encore des mots aujourd’hui, c’est qu’elle ne t’as sans doute pas si rejeté que ça… Donc oui, je crois. »

Il resta silencieux, le regard dans le vague. J’eus un petit rire.

« Je ne suis pas clair.

– Si, si, limpide. Merci, Bastien. »

Il se blottit contre moi, comme prit d’un frisson. Je le laissai faire. Après tout, je savais à quel point il était difficile pour Aïden de se confier.

 

L’été s’annonçait et le bac commença. Nous étions sans doute les deux seuls cancres à ne pas nous en soucier. Aïden avait ses projets photos, une exposition, la remise en forme de son entorse, peut-être même une compétition de sport à préparer, et moi je le suivais dans tous ses projets comme une ombre. Les couchers de soleil que je voyais avec lui étaient les plus beaux moments de ma vie. Alors que je pédalais sur mon vélo, Aïden accroché à ma taille, son ombre sur la mienne au crépuscule et fin d’entraînements, je me disais que je pouvais enfin mourir heureux.

 

Les examens furent une calamité, et il n’y eut même pas besoin d’attendre les résultats pour le savoir. Mais je n’étais pas le seul, alors ça m’importait peu. Je m’entraînai sur le terrain du lycée avec Aïden, profitant pour les dernières fois de la grande piste de course. Puis la dernière épreuve passa, avec pour moi une petite pointe au cœur.

« On continuera de s’entraîner pendant les vacances, hein ?

– Bien sûr ! M’assura Aïden. Et pas que... »

Le bleu de ses yeux me fit rougir. Il avait de la suite dans les idées. Rassuré, je soupirai.

« Tu ne pensais quand même pas que j’allais lâchement t’abandonner pendant les vacances, quand même ?

– Tu sais… Avec tout ce que tu as à faire… je ne t’en aurai pas tenu rigueur.

– Je vais me vexer, Bastien. »

Mais il avait un grand sourire. Nous montâmes sur mon vélo pour le ramener chez lui, alors que nous quittions le lycée pour la dernière fois.

« J’ai quelques jours avant de commencer mon boulot dans les champs de tournesol. On pourra profiter de vacances biens méritées !

– Surtout pour toi, je remarquai. Moi, je n’ai pas …

– Ne fais pas semblant, j’ai vu toutes tes candidatures et tes compositions dans ton sac !

– Tu as fouillé ?!

– Non, c’est juste que ça dépasse. »

En le disant, il tira un peu sur mon sac. Gêné, je poussai davantage sur les pédales. En effet, quand j’étais seul, je profitais de mon vélo pour envoyer toutes sortes de projets et de candidatures dans toutes les villes aux alentours. Rêvant de quitter la ville après le lycée, j’espérais une réponse afin de clouer le bec de mes parents, qui n’avaient pourtant pas l’air de s’en soucier. Mais pour l’instant, je n’avais reçu aucune réponse donc je gardai tous ces papiers secrets, espérant que personne ne devine ma présomption d’avoir osé espérer rentrer dans un cursus musical sans avoir jamais eu de professeur.

 

Je ramenai Aïden chez lui alors que le soleil se couchait, comme à notre habitude. Mais ce jour là fut différent ; en quittant mon vélo, arrivé à destination, le sourire et les salutations d’Aïden étaient plus serrés, stressés. Comme si une ombre tirait son sourire vers l’arrière, cachée derrière son crâne. Alors que je m’éloignais, surpris, je ne pus m’empêcher de tourner la tête ; Aïden ne rentrait pas chez lui. Arrêtant mon mouvement, dans une angoisse étrange, je continuais d’observer. Il s’éloignait vers le centre de notre petite ville, son sac sur le dos. Il n’avait pas du tout vu que je n’étais pas parti, et s’éloignait vers une direction inconnue, dont il ne m’avait absolument pas parlé.

 

Après un moment à l’observer en silence, j’appuyai lentement sur ma pédale, rempli de doute. Sans vraiment trop savoir pourquoi, je le suivais. Je me sentais stupide, idiot, indiscret, pesant, mais je le suivais, discrètement, lentement. Tous ces sentiments négatifs qui m’assaillaient alors que je marchais assis sur mon vélo, restant le plus loin possible de celui que j’espionnais, pouvaient être résumé en un mot ; j’avais peur. Est-ce que tout allait bien, alors qu’il ne m’avait rien dit ?

 

Mais craintes se confirmèrent bien rapidement quand je compris dans quel bâtiment il rentrait. C’était le petit hôpital de la ville. Je m’arrêtai devant alors que je voyais Aïden saluer le personnel tranquillement, comme une vieille habitude. Je me relevai de mon vélo, le posant négligemment alors que je fixais sans un mot la vitrine de l’hôpital. Aïden était parti et je ne savais même pas ce que je faisais là. Mais au lieu de m’en aller comme l’aurait fait toute personne saine d’esprit, je me maudit en m’asseyant contre le mur de l’hôpital, face à mon vélo. J’attendis. Je ne savais même pas vraiment ce que j’attendais ou espérai mais je restai immobile, contemplant les chaussures des passants. Je constatais l’éclairage de la ville s’éclairer progressivement alors que le soleil disparaissait sous les montagnes. La tête baissée, assis par terre, des pensées contraires s’enchaînaient. Je me souvenais ce qu’il m’avait dit sur sa sœur et depuis ce jour là, il ne m’en avait plus jamais reparlé. S’était-il passé quelque chose ? Avait-il été appelé en urgence ? Ou alors, tout simplement, avait-il trouvé enfin le courage ? Mais si sa sœur réagissait mal ? Si je l’avais mal conseillé ? Mais malgré tout, prostré dans mes angoisses, je me sentais ridicule. Après tout, ce que je faisais était proche de la violation de vie privée. Je réfléchissais à ce que je pouvais bien dire à Aïden si il me voyait assis par terre sans raison, quand une voix manqua me faire un arrêt cardiaque.

« Bastien ? Qu’est-ce que tu fais là ? »

Je me relevais d’un bond, n’ayant même pas besoin de voir mon interlocuteur pour savoir de qui il s’agissait. Aïden me regardait, surpris, avec de grands yeux ronds, alors que la nuit allait commencer à tomber. Pris sur le fait, je commençai à reculer et bredouiller :

« C’est pas… enfin… Ce que… Je suis désolé… Je, je vais y aller…

– Tu m’as suivi ? »

Ces mots simples, dépourvus de colère, me forcèrent à respirer. Il valait mieux être sincère. D’un air piteux, j’acquiesçai fébrilement. Il soupira, mais il semblait d’être de plutôt bonne humeur.

« C’est que… Tu avais l’air étrange, avec un sourire nerveux quand je t’ai laissé, et comme c’est pas dans tes habitudes je me suis dit que ça n’allait peut être pas, puis je t’ai vu te diriger vers l’hôpital, alors j’ai pensé que peut-être il y avait eu…

– Ça va, ça va. Ce n’est pas grave. »

Il me tapota sur l’épaule alors que mon cerveau cherchait désespérément à se remettre en route.

– Tu tombes bien, ajouta mon compagnon alors qu’il reprenait mon vélo. J’aurais quelque chose à te demander… Tu m’invites ?

– Quoi, chez moi ?

– J’aimerais voir les belles-de-nuit. Si tu es d’accord, on passe juste chez moi le temps de prendre quelques affaires, et on y va. Ok ?

– Bon… »

Je lui retirai le guidon des mains alors qu’on se mettait en route.

« C’est quand même un comble que le professionnel des sourires forcés bloque sur le mien…

– Je te demande pardon ?

– Non, rien. Tu dois déteindre sur moi. »

Nous arrivâmes dans mon jardin en silence. Il prit quelques photos avec minutie, alors que je le regardais faire. Son air concentré et appliqué me plaisait. Sérieux et silencieux, le doigt frôlant le déclencheur, il m’était très facile de savoir que ce travail lui plaisait assurément. Chercher la plus belle lumière, le plus bel angle, jouant avec le centre, la symétrie ou la règle des tiers… Durant ses photos, il me semblait assister à un peintre devant un portrait. Après plusieurs minutes de travail religieux, sa voix coupa la nuit.

« Hé, Bastien… J’ai quelque chose à te demander. »

Bien qu’il me parlait, il était figé, son regard perdu dans le viseur de l’appareil.

« Je t’écoute ?

– Je vais faire évader ma sœur de l’hôpital. »

Je manquai de m’étrangler. Son regard était sérieux mais surtout décidé, bien qu’il ne me regardai toujours pas.

« Attends, mais ça n’est pas…

– Dangereux ? Si, ça l’est. Elle pourrait même en mourir.

– Aïden… »

Son visage était fermé, dur. J’avais l’impression de le voir utiliser l’obscurité de la nuit pour fermer son cœur aux émotions comme il le faisait autrefois. Mais je le connaissais assez pour savoir qu’il avait peur.

« J’ai toujours vécu avec ma sœur. Mais elle n’est jamais sortie du monde extérieur. Pas une seule fois, elle n’a vu le monde autrement que derrière une vitre. Et le pire, c’est que ça n’est pas triste, pour elle…

– Comment ça ?

– C’est sa vie, tout simplement. Elle est heureuse de tout ce qu’elle a déjà ; des yeux pour voir quelques étoiles depuis un velux avec son frère, par exemple. Ou des oreilles, pour entendre son frère lui lire toutes ces choses qu’il ne comprend pas lui même. Mais surtout, un cerveau qui lui permet d’imaginer tout ce qu’elle souhaite. Elle a un monde, un univers de possible et de tranquillité. N’est-ce pas merveilleux ?

– Si tu le dis... »

Je n’étais surtout pas totalement sûr de comprendre où il voulait en venir. Il inspira, et sa respiration sembla presque trembler.

« Celui qui a rendu sa situation triste, c’est moi. C’est moi qui, tous les jours, lui expliquait ce qu’il me semblait être une ‘‘vraie vie’’. C’est moi qui lui ait montré le soleil inlassablement, comme un devoir. C’est moi, et mon comportement qui lui a créé, la solitude, l’envie, la tristesse.

– L’ombre, en quelque sorte, dis-je bassement, pour moi-même.

– Ça fait des mois que ma sœur me demande de voir le soleil. Et aujourd’hui, elle me dit qu’elle préfère écouter sa vie plutôt que de rester ainsi. Et ça, c’est ma responsabilité. »

Il ne semblait pas m’avoir entendu. Perdu dans ses pensées, il lui fallu quelques secondes avant de se souvenir ce qu’il voulait me demander.

« Donc, j’ai accepté. Je lui ait dit que j’allais lui montrer le soleil.

– Vraiment ? Tu vas faire ça ?

– Non. »

Je comprenais de moins en moins ce qu’il essayait de me dire.

« De jour, elle perdrait la vue presque aussitôt et aurait la peau gravement brûlée en à peine une minute. La faire sortir en plein jour, c’est la jeter dans le feu. »

Après un soupir, il me regarda. Si pendant tout le dialogue il était dur et froid, le bleu de ses yeux désormais ne révélais que du doute.

« Je compte… la faire sortir en pleine nuit. On irait jusqu’au champ de tournesol. Tu sais, celui où je vais travailler, à coté du lycée. Il y a une hauteur pas très loin de celui-ci,ou on peut voir le champ en hauteur sous la lune. Les tournesols sont les fleurs du soleil… Cela sera tout comme, non ? »

Je restai silencieux quelques instant, essayant de faire taire mes doutes. Voyant qu’il interprétait durement mon mutisme, je fis avec un petit sourire.

« Comment veux-tu que je sache ce qui est à faire ? Je ne suis pas médecin, je ne connais pas cette personne… Je n’ai aucune compétence ! Comment savoir si c’est vraiment une bonne idée ? Tu l’as dit toi-même, c’est dangereux pour sa santé, non ? Tu n’as pas peur d’être responsable de l’aggravation de son état ?

– Évidemment que si… Mais je lui ait dit oui… »

Sa voix tremblait, alors que sa main s’accrocha à mon t-shirt comme à une bouée.

« Je ne pourrais pas vivre comme ça éternellement… Je ne peux pas lui mentir, lui dire que ce n’est pas grave, qu’elle doit prendre sur elle, après tout ce que j’ai fait… Il faut que je fasse taire son envie… Avant qu’elle ne la dévore. »

Sa gorge sembla se bloquer d’un coup, alors qu’il baissant la tête en verrouillant ses paupières. Ce n’était plus à de la peur que je faisais face mais à un véritable désespoir. Touché, mon bras entoura ses épaules avec un sourire que je voulais le plus rassurant possible :

« Quoi que je dise, tu le feras, n’est-ce pas ? »

Il hocha la tête nerveusement.

« Ok, alors tu le feras. Je pourrais te prêter mon vélo et un de mes antis-vols pour aller jusqu’aux tournesols. C’était ça que tu voulais, non ? »

Il acquiesça à nouveau. Sa main trembla, quand il parvint à souffler :

« Tu ne diras rien ?

– Je serai muet jusqu’à ma mort, assurai-je. Ça restera entre nous. »

J’espérai que ça le détende, mais sa main continua à trembler davantage. Désemparé, je la lui pris en la serrant un peu, regardant vaguement les fleurs vives qui nous entouraient, espérant trouver une idée. Quand, brusquement, un éclair sembla traverser mon cœur.

« Hé, Aïden, tu m’attends quelques secondes ? J’ai quelque chose à te montrer, je reviens tout de suite. »

Il redressa la tête, étonné, mais restait tant inquiet que je lui caressai la tête en me levant.

« Ne t’inquiète pas, c’est rien du tout ! Je reviens tout de suite. »

Je lui accordai un dernier regard avant de courir vers ma maison. Malgré mon enthousiasme, je pris bien garde à ouvrir la porte le plus discrètement possible. Heureusement pour moi, personne n’était à l’horizon. Me dirigeant en quelques bonds dans ma chambre, je pris précipitamment le manche de ma guitare, avant de faire machine arrière.

 

J’avais toujours la même guitare depuis mon enfance. Cette vieille guitare, cadeau d’un ami perdu, qui m’avait suivi avec fidélité et confidentialité. Aussi usée et vieille qu’elle était reposait pourtant sur ses cordes une grande partie de ma vie. Et ce jour là, pour la première fois, j’allais la présenter à quelqu’un. Arrivé au jardin, mon cœur battait à tout rompre alors qu’Aïden, assis en tenant ses genoux contre sa poitrine, m’attendait avec un regard plutôt circonspect. Je m’assis en tailleur, positionnant ma guitare du mieux que je le pouvais. Sans attendre ni une question ni une montée de stress qui m’aurait fait hésiter, je me mis à jouer.

 

Même si j’aimais afficher un style vestimentaire montrant divers groupes de rock ou de metal, en vérité j’étais plutôt adepte, faute de choix avec une guitare sèche classique, de musique bien plus calmes. J’écoutais de tout ; en musique, tout m’intéressait, du jazz au classique, passant même par des œuvres obscures et parfois inaudibles à la première écoute. Pour ce soir là cependant, mon répertoire resta surtout sur des airs et des ballades reposantes et calmes qui semblaient ouvrir les belles de nuits davantage encore. Perdu et à l’étroit dans mon jardin fleuri, je jouai, des heures durant, sans pause, jusqu’à ce que mes doigts s’ouvrent. D’abord surpris, Aïden me regarda avec attention. Puis, se détendant au fur des morceaux, et sans doute fatiguant au fil de la nuit, il s’allongea, sa tête presque sur ma jambe. Dans l’obscurité, je pus voir son sourire, calme et tranquille, alors que ses yeux se fermaient. A ce moment, un sentiment étrange s’empara de moi, alors que je grattais les cordes, l’air de rien. Je me sentais heureux, mais aussi et surtout, important. Et de cette importance privilégiée découlait quelque chose que je n’avais jamais ressenti auparavant ; j’étais responsable. Tout ce qui comptait désormais était de le voir heureux. Tout le reste me semblait futile. Son sourire était aussi discret et épanoui que toutes les fleurs qui nous entouraient. Et je ne pouvais m’empêcher de le trouver magnifique.

 

Il fallut pourtant bien que je m’arrête de jouer, quand du sang commençait à s’échapper du bout de mes doigts. Le silence qui s’en suivit fut un des plus étranges que je pus ressentir de ma vie. Mes oreilles me donnaient l’impression de bourdonner toutes les notes que j’avais pu enchaîner. Aïden ouvrit légèrement les yeux, qui semblaient briller dans l’obscurité. Sa main se dressa doucement vers ma joue. Ses doigts frôlèrent ma peau et remonta avec tendresse jusque dans mes cheveux.

« Merci. »

Ses lèvres s’étaient à peine ouvertes et sa voix n’avait presque rien porté, comme s'il avait eu en douleur de briser le silence. Pour toute réponse, je me penchai tout aussi doucement que lui pour un baiser posé sur les lèvres en fermant les yeux. De surprise, sa main pour quelques secondes resta en l’air, mais fini bien vite par se poser, puis s’accrocher à ma nuque.

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