Elle dansait gracieusement. Des gestes élégants, les mains vers le ciel, la piste lui appartenait. Sa robe longue flottait dans le vent. Les flammes illuminaient ses cheveux d'or. Curt était attiré par cette femme, elle avait le visage de sa mère. L'enfant avait envie de s'approcher d'elle, de la prendre dans ses bras. Elle dansait au milieu des flammes et des squelettes et la peur lui tiraillait le cœur. La forêt autour d'eux était affreusement sombre, la lune éclairait à peine le feu de camp.
— Maman ?
La silhouette dansante ne répondait pas mais les squelettes l'accompagnant la regardait avec leur grand sourire plein de dents. L'un d'entre eux, avec ses doigts osseux, lui fit signe d'approcher. Curt n'osait pas s'avancer davantage. Sa mère lui avait toujours dit de ne pas aller vers les étrangers. Mais si sa mère dansait parmi eux ?
— Maman, j'ai mal. J'ai mal au cœur. Je ne me sens pas bien. Où suis-je ? Pourquoi m'as-tu emmené dans une forêt si effrayante, Maman ?
— Approche mon fils, danse avec moi.
Sa voix était attirante mais délirante. Elle ne répondait pas à ses questions. Devait-il la rejoindre pour en obtenir les réponses ? Curt mis un pied devant l'autre, l'hésitation et la terreur lui bouffant les entrailles. Mais c'était Maman qui lui disait de venir …
Alors il s'avança doucement, les bras ballants. Du haut de ses sept années, Curt avait la maturité pour reconnaître une situation étrange. Celle-ci, pourtant, lui semblait parfaitement normale. Comme si, dans son subconscient, il était évident que tout se passait ainsi dans la vie réelle. Mais une nouvelle question se posa. Cette situation était-elle le fruit de son imagination ? Le froid ne lui arrachant pourtant pas un seul frisson, malgré son léger pull bleu sur les épaules.
Sa mère continuait de danser, les cheveux au vent. De temps à autre, après une pirouette acrobatique, elle plongeait son regard dans les yeux du jeune Curt. Il avait l'impression d'y voir danser les flammes de l'Enfer.
Finalement, après quelques pas hésitants, il s'avança vers sa mère.
— Maman, mon cœur me fait terriblement mal. Que se passe-t-il ?
— Sois sage, mon enfant. Elle arrive.
— Qui ça ?
— Elle arrive, mais elle n'est pas là pour toi.
Avant que Curt ne puisse obtenir une réponse acceptable, sa vision était venue noire puis il avait cessé d'être dans cette forêt.
***
Aliénor n'aurait jamais cru se retrouver d'un instant à l'autre dans une forêt terrifiante. On aurait dit que les branches des arbres se tendaient vers elle comme des mains pointues, cherchant à l'envelopper dans leur cocon de bois.
Elle avait eu une vie épanouie. Elle avait fait ses études en ingénierie aéronautique et avant trente ans, elle avait proposé un prototype révolutionnaire de drones autonomes, avec l'objectif d'y ajouter des armes. Ces drones auraient été les meilleurs dans leur domaine, d'une précision infinie, capables de viser en pleine tête la personne ciblée. Avec ces soldats-robots, pas de mauvaise conscience, pas de stress post-traumatique, pas de désobéissance des ordres.
Elle se croyait dans l'avion pour aller présenter une conférence à Los Angeles, en Californie. Mais elle se retrouvait étrangement projetée dans une vision de son passé. La forêt de son enfance, juste à côté de la maison de sa tante. À l'époque, il lui suffisait de suivre la lisière de forêt pour arriver dans une clairière spacieuse. Un panneau indiquant les directions trônait habituellement au milieu.
Mais aujourd’hui, un feu de camp avait pris place, des squelettes tournant autour. Émergeant presque des flammes, sa tante dansait d'une manière étonnante mais magnifique. Alinénor n'aurait jamais pensé que celle qui l'avait élevé aurait été capable de telles prouesses. Cependant, sa danse était aliénante. La jeune femme aurait aimé être capable de l'imiter mais la vie en avait décidé autrement quand Aliénor avait perdu l'usage de l'un de ses pieds lui provoquant une démarche claudiquante.
— N'aurais-tu pas envie de me rejoindre dans cette danse ?
Aliénor fronça les sourcils. La voix qu'elle entendait ne ressemblait pas totalement à celle de sa tante. Elle avait un étrange changement semblable aux films d'horreur qu'on peut voir au cinéma. Une voix grésillante, un peu rauque. Alinéor aimait cependant danser. Elle avait envie de prendre cette main, comme autrefois quand elle dansait avec sa tante dès que la musique résonnait.
Elle s'approchait prudemment. Ses jambes ne semblaient pas répondre tout à fait normalement. Elle sentait des fourmillements la parcourir comme si elle était en train de perdre l'usage de ses membres inférieurs.
En attrapant la main de sa tante pour commencer à danser, elle sentit tout son corps s'électriser. La belle femme l'attira contre elle, dans un souffle qui semblait aspirer son âme. Les fourmillements de transformèrent en douleur atroce comme si on lui arrachait les jambes de son corps. Un hurlement affeux transperça la forêt silencieuse, et Alinéor ferma les yeux.
Pour la dernière fois.
***
Sa femme était là. Depuis le temps qu'il rêvait de la retrouver. Il n'avait plus admiré son visage, ses yeux, ses cheveux, son sourire depuis si longtemps. Tout l'amour et toute l'attente enfouis au fond de lui surgirent à nouveau de son cœur. Celui-ci palpitait si intensément dans sa cage thoracique qu'il en avait presque mal. Il porta sa main à gauche de sa poitrine. Mais il n'avait guère envie de s'attarder sur cette petite douleur nouvelle. Le plus important résidait sous ses yeux.
Cela faisait maintenant plus de six longues années que sa femme avait quitté son monde. Elle lui manquait terriblement. Il avait été marié pendant plus de 60 ans, partageant une vie pleine de rebondissements. Après son départ suite à un cancer dans lequel il l'avait accompagné du début à la fin, Lucien s'était sentit seul. Terriblement seul. Chaque jour passé sans elle était un déchirement du cœur, comme si on lui arrachait une partie de lui chaque jour.
Alors, quand il la revoyait, plus vive que jamais, dansant au milieu des squelettes, il avait le sourire aux lèvres. Cela faisait si longtemps qu'il ne l'avait pas vu danser d'une manière aussi fluide. Elle était comme un nuage dans l'air, flottant au milieu des flammes et des silhouettes osseuses. Les crépitements du feu faisait monter les étincelles vers les étoiles. Lucien admirait docilement le spectacle sans bouger, à quelques mètres de sa compagne. Elle était maîtresse de la scène.
Plus sa femme se mouvait, plus il avait la sensation qu'elle se rapprochait de lui. Était-ce un effet d'optique ou simplement ses vieux yeux qui lui jouaient des tours ? Difficile à dire. Pourtant, il aurait pu dire que le feu commençait à lui chauffer les miches et que sa femme était désormais à portée de bras.
— Suis-je là pour te rejoindre enfin ?
Elle leva la tête vers lui, toujours aussi belle que dans le temps. Elle ouvrit un large sourire carnassier.
— Ce n'est pas encore l'heure, mais bientôt. Bientôt, nous danserons ensemble. Sois patient, mon Lucien.
Il caressa sa main une dernière fois avant que ses yeux ne se ferment et que le néant remplace la scène irréelle qui venait de se présenter à ses yeux.
***
Curt se réveilla, encore un peu embourbé dans le sommeil. Son père se trouvait à ses côtés, les larmes aux yeux. La transplantation de cœur de son fils avait fonctionné. Il n'avait plus sa femme, mais son fils était encore à ses côtés. C'était devenu sa seule raison de vivre. Il avait cru le perdre quand les appareils s'étaient mis à biper dans la chambre du petit Curt et que les battements de son cœur étaient devenus une longue ligne continue sur le moniteur.
Mais désormais, il était parmi eux, sain et sauf.
Un flash spécial passait à la télévision dans la chambre. Un crash d'avion avait eu lieu, sur un trajet reliant Paris à Los Angeles. Énormément de blessés mais aussi une vingtaine de morts. Parmi eux, Alinéor Sinclair, une jeune entrepreneuse française connue pour son innovation concernant les drones autonomes. D'après les récentes découvertes, son corps aurait été sectionné au niveau de la taille. Les secours présents sur place n'avaient rien pu faire.
Dans la chambre d'en face, les yeux rivés sur l'écran, le petit-fils d'un vieil homme allongé dans un lit d'hôpital soupirait. Encore un crash.
Il tourna les yeux vers son grand-père Lucien, qui ouvrait doucement les yeux.
— Oh. Qu'est-ce qui s'est passé ? J'ai rêvé de mamie, elle dansait si bien …
Le petit-fils gratta sa barbe de trois jours, ne sachant comment aborder le sujet. De quelle façon fallait-il annoncer à son grand-père qu'en venant lui rendre visite, il l'avait découvert en train de faire un crise cardiaque. Si le gamin n'avait pas été là, Lucien ne serait plus de ce monde aujourd'hui. Peut-être danserait-il avec sa femme, près d'un feu de camp, au milieu des squelettes.
***
La mort peut prendre la forme que l'on souhaite lorsqu'on s'y approche de trop près. Elle s'amuse à prendre l'apparence de nos proches mais elle n'a pas de cibles particulières. Elle s'en prend à la fois aux pauvres, aux riches, aux hommes et aux femmes, aux enfants, aux jeunes adultes comme aux personnes âgés. Elle happe tout ce qu'il peut y avoir sur son passage, tant qu'on s'approche suffisant près d'elle.
Parfois, quand ce n'est pas notre heure, elle nous laisse repartir en nous laissant une nouvelle chance. Elle nous rappelle que la vie vaut la peine d'être vécue, qu'importe celle qu'on mène. Parce qu'on en a qu'une.
Elle est inéluctable.
Et par-dessus tout, elle est impartiale.
Belle participation au concours. Ton texte est pluriel, doux et étrange, on suit des destinées entremêlées. J’ai à la fois beaucoup aimé et en même temps je me suis sentie frustrée qu’il n’y ait pas plus de lien entre les différents personnages, mais en 2000 mots, ça parait compliqué. Le dernier paragraphe résonne avec une voix sentencieuse. Il décrit le thème que tu as montré jusque là comme si tu sortais du récit, ça choque mais pourquoi pas.
Je suis tout de suite rentrée dans l'histoire, j'ai beaucoup aimé les descriptions, très parlantes, on imagine bien la scène, les ressenties de chacun.
Par contre, je me suis perdue avec l'histoire du petit fils dans la 3e partie. J'ai pas tout compris.
Cette femme est elle la même pour ces trois personnes ? C'est juste l'époque qui change ?
En tout cas, nous avons une belle danse macabre. 😉
Déjà, il me semble que tu es la seule personne pour ce concours à avoir vraiment abordé la symbolique de la "danse macabre" ; l'idée que la mort vient pour tout le monde, riche ou pauvre, etc. Du coup, un bon point pour ça xD
J'aime particulièrement la première scène, avec l'enfant, parce que tu as bien réussi à transmettre via le style de narration quelque chose qui colle à la psyché d'un jeune enfant, je trouve. Toutes ces scènes en fait sont touchantes - en parlant de deuil et de mort, forcément... -, les descriptions de la femme dansant dans les flammes sont bien réussies, je trouve juste dommage que je me sois senti un peu perdu : au départ, je pensais que la femme était la même, et du coup j'essayais de relier les liens de parenté, et je suis retourné plusieurs fois en arrière pour vérifier qui était qui par rapport à qui. A mon sens, ça diminue un peu l'impact émotionnel, du coup :( Enfin, c'est peut-être moi qui aie été lent à la comprenette, haha.
Merci du partage en tous cas !
Il y a beaucoup de points de vues dans cette histoire, donc personnellement j'étais un peu perdue sur qui était qui.
Par contre, la mort, elle, est bien évidente. J'aime beaucoup les paragraphes de fin, plus dans la réflexion que la fiction.
Ton texte est parfois si réel qu'on a l'impression que la scène est vécue par nous ... ou a été vécue par toi. Elle est glaçante. Elle montre que la mort n'épargne personne. Ma is comme tu le dis elle est inéluctable. Et c'est un bon moment pour y réfléchir quand on peut encore le faire.
Merci pour ce moment
Je relèverai un petit passage que j'ai trouvé compliqué à la lecture : "Le petit-fils gratta sa barbe de trois jours, ne sachant comment aborder le sujet. De quelle façon fallait-il annoncer à son grand-père qu'en venant lui rendre visite, il l'avait découvert en train de faire un crise cardiaque. Si le gamin n'avait pas été là, Lucien ne serait plus de ce monde aujourd'hui." --> le gamin / barbe de trois jours m'ont perturbé. Je pense que le début est un peu neutre, voire du point de vue du petit-fils (ne sachant comment aborder le sujet), et la fin, du point de vue du grand-père? (le gamin).
Merci pour l'histoire :)
J'ai beaucoup aimé ta nouvelle, l'idée est hyper bien trouvée, la plume très belle, le choix de voir l'histoire sous trois angles différents, plus la conclusion à la fin, j'adore !
Merci infiniment pour ton commentaire, je suis contente qu’elle t’ait plue !
J'ai trouvé ta nouvelle poétique et douce. La mort comme quelque chose de gracieux, au loin, qui prend ou rejette, c'était très élégant (à mon avis, les explications de la fin ne sont pas utiles, je pense que ce que tu expliques se ressent à la lecture (ce qui est toujours plus efficace)). J'ai aimé que tes trois personnages aient finalement un destin différent, propre à chacun tout en étant lié.
Bravo pour ta participation ♥
Mon commentaire est tardif, et je m’en désole. Merci pour ce commentaire. Je pense travailler à nouveau le dernier paragraphe, plusieurs personnes se sont plaintes de devoir revenir en arrière pour comprendre que les personnages n’avaient pas de lien entre eux, mais que ce passage était en trop, je suis donc sceptique sur ma manière de corriger ceci.
Merci, en tout cas !
Je trouve l'image de la mort tellement poétique. Pour tes trois personnages, on arrive à s'attacher à eux.
Pour la narration de la scène avec pépé Lucien, j'aurais accentué peut-être encore plus le langage familier, quitte à parler de miches. Pour différencier ce point de vue des autres sur le plan langagier si telle était ton intention. Je ne sais pas...
Le message à la fin est magnifique. Tu offres ici une très belle danse ! Bravo !
En lisant, je me suis permis de relever deux coquilles que j'ai repérées :
- Elle était avait eu une vie épanouie. --> Elle avait eu une vie épanouie.
- Elle appe/hape tout ce qu'il peut y avoir sur son passage, tant qu'on s'approche suffisant près d'elle. --> happe ?
Merci infiniment pour tes compliments, ça me fait plaisir !
J'ai corrigé tout de suite mes erreurs, j'ai eu en effet quelques inattentions en postant, merci de les avoir relevées !
Je vais essayer de faire un langage plus familier pour Lucien, c'est vrai que ça correspondrait bien si j'accentuais, merci beaucoup !
Par contre je suis un peu perturbée par le style qui devient familier de temps en temps.
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Je vais essayer de retravailler ça pour que ce soit moins perturbant, et mieux intégré. Comme Dédé le disait, c'est vrai que si j'accentue ce côté familier pour Lucien, ça passera mieux. Ça exprimera une certaine personnalité, quand je peux rester plus sobre avec les autres
En tout cas, je suis contente que cette nouvelle t'ai plus ! 😍