Des vapeurs d’encens lointain flottaient dans la chambre, se faufilant entre les livres centenaires, effleurant les cartes aux murs, caressant les joues grisonnantes du gnome. Il était accroupi, semblait presque assoupi mais frémissait à chaque infime variation de son environnement. Il nourrissait sa pipe à intervalles réguliers ; la fumée blanche se mélangeait avec celle de l’encens, formant des fragrances nouvelles. L’homme était rentré en lui, se concentrant profondément. Sa fine barbichette mettait en valeur des traits délicats, comme découpés dans du papier à musique. Les rides qui creusaient son visage ne lui donnait l’air que plus bienveillant, plus calme. L’homme tentait de se souvenir, de tout rassembler en un point, de synthétiser sa longue et sinueuse vie. Car lui, Maître Jebeddo, avait été autre chose qu’un vieil érudit fumant la pipe dans une bibliothèque. Il se revoyait, ses cheveux encore soyeux flottant au vent, galopant à travers les plaines, portant des messages de la plus haute importance. Il se revoyait, croisant le fer avec les plus grands bretteurs, virevoltant, désarmant, blessant. Tuant presque. Il n’avait jamais pu...
Il tendit alors la main et une lumière d’un bleu sombre et énigmatique en sortit, comme suspendue dans l’air. Le Maître ouvrit une commode remplie de flacons de verre, hésita un instant, en saisit un. Il devait convaincre la lumière d’entrer dans la fiole, l’accompagner. Il parut se débattre, présenter ses arguments les plus convaincants, rétorquer... La lumière se débattit âprement mais, après maintes luttes, se glissa dans le flacon, vaincue. L'homme le boucha prestement, comme pour protéger un trésor. De son écriture fine et élégante, il calligraphia “Nostalgie” sur un morceau de vélin, fixa le parchemin sur la minuscule bouteille, l’observa sous tous les angles d’un air satisfait. La lueur tournait sur elle-même, comme pour remonter le fil du temps, comme si elle voulait retrouver la place qui était la sienne un instant auparavant. Elle laissait voir de temps à autre des éclats scintillants mais le bleu sombre reprenait vite sa place, les submergeant. Maître Jebeddo était fasciné par ce perpétuel mouvement, reflétant si bien son état d’esprit ... L’érudit la plaça sur une étagère de chêne jusqu’alors vide. Des pas effacés se firent alors entendre, grimpant l’escalier.
Une tête joufflue se faufila alors dans l’entrebâillement de la porte.
— Maître, un homme veut vous voir !
— Je ne le sais que trop bien, répondit l’érudit. Ou du moins je crois le savoir... Apporte moi du thé, ça me sera utile. Je te remercie sincèrement, Sam.
— Dois-je le faire entrer ?
La question resta en suspens, Jebeddo s’étant replongé dans ses pensées, bourrant sa pipe d’herbes orientales. Sam haussa les épaules et on l’entendit redescendre les marches précautionneusement. Un instant s’écoula, on perçut des bribes de discussions, la porte s’ouvrit sans le moindre son. Un grand homme svelte apparut alors, comme sortant de la nuit. Il portait à la ceinture une belle dague ouvragée qui semblait conçue pour contourner les os, trancher un point vital et ressortir aussitôt. L’homme avait quelque chose d’élégamment effrayant, semblait un artiste de la mort. Jebeddo, ses yeux toujours clos, lâcha d’une voix sûre :
— Belle arme que vous avez là, Maître assassin.
L’autre eut un mouvement de recul instinctif, puis, à nouveau confiant, s’assit sur les coussins qui lui avaient été soigneusement préparés. Sam entra alors dans la pièce de sa démarche respectueuse, une théière fumante ainsi qu’une boîte de bois foncé à la main.
— Je ne savais pas lequel vous voudriez, Maître, alors j’ai pris toute la boîte...
— C’est bien Sam, répondit l’autre, tu commences à me connaitre à présent...
Le pupille posa le coffret sur une table basse et repartit en fredonnant, tout content du compliment. Maître Jebeddo ouvrit ses yeux, regarda l’homme, attendit un instant, puis commença :
— Je vous ai appelé Maître assassin tout à l’heure. Quant à moi je suis Maître Jebeddo. Pourquoi suis-je Maître ? Parce que je sais tout, que je sais toujours plus et que parfois je ne sais rien. Et vous ? Pourquoi avez-vous mérité que l’on vous appelle Maître ?
— Parce que je tue bien. Efficacement. Là où l’on ne m’attend pas et sans réfléchir. Instinctivement.
— Vous êtes intelligent. Vous êtes cruel aussi. Vous êtes Maître assassin.
Il marqua une pause.
— On m’a raconté, quand j’étais enfant, que la vie débute pour tous avec une théière d’eau bouillante et une boîte de thés. Une boîte qui contiendrait beaucoup de feuilles différentes.
Il l’ouvrit délicatement et des parfums confus s’en échappèrent, faisant frémir les narines.
— Chaque thé étant un devenir, un potentiel. Avec son arôme, ses particularités, sa signature. Nous pouvons ainsi choisir notre futur parmi tous ces thés. Et en changer. Jusqu’au moment où notre eau est définitivement trop froide pour cela...
Il marqua une nouvelle pause, et, à ce moment précis, semblait avoir le monde accroché à ses vieilles lèvres sillonnées par les ans.
— Vous avez choisi le plus amer, Maître assassin. Vous appréciez sûrement de le boire à petites gorgées, sans la moindre grimace. Vous seriez même tenté, j’en suis certain, de vous en resservir une grande tasse, de cet âpre thé noir. Mais l'eau de votre théière se refroidit, inexorablement. Vous ne vous en rendez sûrement pas compte mais il sera bientôt trop tard...
L’autre se renfrogna, semblant vouloir paraître sourd à l’histoire.
— Je me suis aventuré dans de multiples thés durant ma longue existence, tous plus épicés les uns que les autres. Actuellement dans ma tasse infuse un thé vert. Une valeur sûre, plein d’odeurs orientales et de savoir inconnu. Mais il lui manque quelque chose, du mouvement sûrement. Je suis pourtant satisfait, serein avec ce thé-là. Pouvez-vous en dire autant, Maître assassin ?
— Je ne suis pas malheureux. Je ne manque de rien.
— Pourquoi donc êtes-vous venu me voir ?
L’autre baissa les yeux, profondément troublé, ne sachant quoi dire. Cet homme l’agaçait profondément, avec sa sagesse de pacotille ! Oui, il aimait son thé noir, il l’aurait même volontiers rendu plus amer, s'il avait pu...
— Vous ne pouvez plus nier, Maître assassin. Vous vous lassez.
Le spadassin resserra sa prise sur sa dague. De toutes ses forces, jusqu’à se faire mal. Mais c’était imperceptible, le reste de son corps restant impassible, presque immobile. D’une voix égale et sans émotion, regardant Jebeddo droit dans les yeux, il martela :
— Vous vous trompez. Je n’ai jamais été plus heureux. J’aime tuer. Vraiment. Vous ne comprenez donc pas ? J’aime ce risque, faire un avec l’obscurité, détruire. J’aime voir les gens là où ils sont le plus eux-mêmes : dans cet infime instant où leur espoir de vivre brûle encore. Là où ils pensent encore que je serai faible. Mais je ne le suis pas. Jamais. Il y a quelque chose de jouissif à les voir se débattre en les sachant déjà condamnés. Il y a quelque chose de jouissif à pouvoir couper le fil ténu de la vie de quelqu’un. Il y a quelque chose de jouissif à être le bourreau d’un espoir. Vous me pensez sadique, j’en suis sûr. Je ne le suis pas. Je suis généreux, plus généreux que vous sûrement. Je leur fais comprendre à quel point la vie est précieuse. Vous, vous êtes sadique. Vous retournez les blessures des gens pour les analyser, les triturez pour votre érudition personnelle. Vous vous croyez intelligent, perspicace même. Foutaises ! Vous n’êtes qu’un homme cruel, s’amusant avec nos vies ! Je ne vous respecte plus, “Maître” ! J’étais venu avec de l’espoir, du vrai ! Je pensais que vous me seriez plus utile que ça...
— Vous perdez votre cher “contrôle”, Maître assassin.
Il se leva alors, révélant sa petitesse. Il ne devait pas mesurer plus de trois pieds, semblait minuscule à côté de l’assassin. Il avança alors d’une démarche hésitante et posa délicatement sa petite main sur le ventre de l’autre. Il parut se concentrer, hésiter, puis demanda :
— Vous permettez ?
L’homme, gêné, ne put rien faire d'autre qu’acquiescer. Le gnome sembla l’explorer de l’esprit. Longtemps. Finalement, une lumière d’un vert âpre s’échappa. Maître Jebeddo s’empara d’un flacon et attrapa la lueur au vol. Il la reboucha tranquillement et écrivit “Déception” à même la bouteille. Cette lueur verdâtre était triste à voir, faisait presque pitié. Il était évident qu’elle avait été belle autrefois, s’appelant “Espérance” et resplendissant de sa blanche et pure splendeur. Mais elle s'était comme ratatinée, avait tout perdu de son antique élégance...
Le spadassin sembla souffler d’un coup, comme si ses épaules se relâchaient brusquement, comme si son rictus permanent se détendait en un sourire fatigué.
— Maintenant que vous êtes libéré d’un poids, Maître assassin, puis-je vous demander votre nom ?
— Mon nom est Erevan, Maître Jebeddo.
— Bien Erevan, je peux t’amener des solutions. Mais c’est à toi de les saisir.
— Je ne peux pas vous assurer que j’y suis prêt. Vous êtes si... comment puis-je dire ?... si compliqué en somme ! J’étais si conditionné... Et pourquoi avez-vous attendu pour agir ? Je ne comprends pas...
— J’avais besoin de comprendre un peu le Maître assassin, Erevan. Pour te comprendre. Que penses-tu de ta vie ? Ton thé est-il à ton goût ? Tu peux le dire, maintenant que tu as laissé tomber ta carapace de déni...
— J’étais déçu de tout. Même de ce dont je n’attendais rien. Et je me laissais ronger par cette déception qui transformait le monde en nuances de gris sombre. Alors j’essayais de compenser, de rajouter de la couleur à cette vie que je haïssais profondément. En tuant. Et ça marchait, au départ. Je me sentais revivre, dépasser cette tasse de thé fade et sans saveur que je buvais auparavant. Un arrière-goût amer restait cependant. Tout l’argent du monde, les plus grands scientifiques, des traitements de pointe n'auraient rien pu faire. Non, car le problème c’était moi. Il aurait fallu me tuer ; je suis un dangereux fou qui a perdu sa vie en volant celles des autres. Oui, perdu ma vie en volant celles des autres....
— Il n’est pas trop tard, Erevan. Pas encore.
— Comment pouvez-vous le dire avec tant d’assurance ? Je me sens usé, effiloché par tout ce que j’ai fait, par toutes ces atrocités... Je ne sais pas si j’ai l’énergie de me raccommoder. Je ne suis pas magicien... Vous, vous l’êtes. Un peu, du moins.
— Je n’ai de magicien que la réputation.
— Mais ces flacons ? Votre savoir surnaturel ?
— La compréhension est la clé, Erevan. Il ne suffit pas de savoir, il faut comprendre. Essayer de comprendre du moins. La Sagesse et la “magie” appartiennent à ceux qui tentent de comprendre l’incompréhensible.
— Ça me parait une idée bien inaccessible...
— Le Bonheur est périlleux, Erevan. Il faut tellement sacrifier pour être heureux, tellement renoncer à tout... Le Bonheur est une sorte de montagne bleutée que l’on aperçoit au loin, par bribes, et que l’on cherche à atteindre, nous approchant peu à peu ...
— Et vous pensez que malgré le temps que j’ai perdu, j’ai encore une chance d’y parvenir ?
— Je pense, oui. Mais c’est à toi de faire le chemin.
— Vos conseils seront mon bâton de marche, Maître.
Il dégaina paisiblement sa dague et la posa au sol avec détachement. La lame nue rutilait, reflétant les flammes tremblotantes des bougies.
— Je pense que je dois vous léguer ceci. Sans crainte. Je n’en aurai plus guère besoin désormais.
— Au revoir, Erevan.
— Au revoir, Maître.
L’homme voulut reprendre les escaliers, mais Jebeddo lui indiqua une porte minuscule au fond de la pièce. On ne l’aurait pas remarquée, dans le fouillis de papiers et de livres de la pièce.
— Celle-ci sera plus adaptée pour toi.
La porte brillait d’un vernis tirant sur le rouge ; une impression de majesté s’en dégageait malgré sa petite taille.
Erevan se dirigea vers la porte, l’ouvrit, s’y enfila, et la referma dans un “clac” sonore.
Jebeddo baissa les yeux et examina la dague. Elle irradiait d’une certaine beauté froide, courbée et acérée. Des veinules noires serpentaient à la surface de l’acier, lui octroyant un aspect lugubrement effrayant. De la belle facture, assurément.
Jebeddo ne savait pas quoi penser. “Puisse-t-il seulement être heureux un jour...”, “Mais je ne sais pas s’il le mérite...”, “Un peu, au moins...”, “Personne ne mérite d’être malheureux...”. Toutes ces idées se bousculaient dans sa tête, en désordre. Il attrapa un flacon et sembla tirer une lumière de son front. La lueur s’étendait en un fil orangé qui s’engouffra dans la fiole. A l’intérieur, elle tournait en circonvolutions nerveuses, comme perdue. “Confusion” pensa-t-il, contemplant la flasque. Ses pérégrinations mentales furent interrompues par l’entrée de Sam dans la pièce.
— Cela s’est-il bien passé, Maître ?
— Je l’espère de toutes mes forces. Comme d’habitude.
— Il vous a paru convaincu ?
— Je ne sais pas. Il m’a paru mi-résigné, mi-plein d’espoir. Nous verrons bien de toute façon.
— Oui, Maître, nous verrons bien... Peut-être tiendra-t-il ?
Sam saisit un plateau et débarrassa le thé dans une ultime farandole enjouée d’odeurs suaves. Avant de quitter la pièce, il se tourna vers Jebeddo:
— Un ... - il hésita, gêné - ... homme veut vous voir.
— Fais-le entrer.
Jebeddo se refit une pipe, referma ses paupières de papyrus et attendit. Quelqu’un se dressa alors dans le cadre de la porte. Ce quelqu’un portait ses cheveux rabattus en chignon gominé et un grand pourpoint chatoyant qui n’aurait pas fait tache dans un théâtre... Le costume étincelait, semblait être composé d’autant d’éclats de verre luisant. Un imposant théorbe lui barrait le dos, résonnant presque encore. Ses traits semblaient trop fins pour être ceux d’un homme ; ils paraissaient trop durs pour appartenir à une femme. D’une voix qui se voulait souple sans être faible, il claironna :
— Quelle joie de vous rencontrer, Maître Jebeddo ! J’ai si souvent entendu parler de vous ! Il paraît que vous êtes un grand homme ! Non, non n’ayons pas peur des mots ! Juste une petite confidence : j’aurais volontiers ironisé sur votre taille, mais je ne m’abaisse plus à ce genre d’humour... ce serait vraiment petit...
Le gnome ne pipa mot, rebourrant sa pipe, les yeux toujours fermés. L’autre voûta son dos, devenant soudainement bossu ; son visage sembla alors se métamorphoser, ses joues se creusèrent, ses sourcils et son crâne se dégarnirent. Du rhapsode éclatant restait seulement ces deux yeux pétillants, rieurs, qui vous épiaient obliquement, cherchant en permanence un sujet pour plaisanter ou se moquer.
— Je ne suis pas qu’absurde, Maître, chevrota-t-il. Je ne suis pas qu’un frivole trouvère, pas qu’un original vagabondant en quête d’inspiration, pas qu’un demi-ivrogne faisant rire par sa bêtise...
— Et c’est ainsi que vous comptiez à nouveau m’amadouer, Maître Zéphirion ? C’est faible, fragile même. Pas très original... Le déguisement est superbement réussi, en revanche...
Il ouvrit les yeux et abandonna le sourire de marbre qu’il s’était taillé, se mettant prestement sur ses pieds et se jeta dans les bras du troubadour, avec une aisance surprenante pour son grand âge.
— Zéphirion ! Si longtemps... Quel bon vent t’amène ?
— Ça me fait plaisir de te revoir, Glim, notre cher Canard Boiteux ! Tant de temps a coulé depuis Dalmas, si dense qu’on ne remarque rien... Tu as retouché ton luth, depuis ?
— Je l’ai donné à un paysan désemparé ; il lui aura été plus utile, j’espère.
— J’espère aussi qu’il aura servi à de multiples champs... railla le ménestrel.
Jebeddo ignora le trait d’esprit et se reconcentra, plissant le front. Ses prunelles d’un bleu perturbant se perdaient dans le vide. Dalmas... La Ville Vent, là où les bourrasques chargées de sable s’introduisaient partout, là où l’air claquait, sec et abrupt, là où l’atmosphère érodait le temps... Quand son corps ne le faisait pas encore souffrir, quand il pouvait encore braver la vie, debout, avec quelques notes de luth et quelques bottes d’escrime, quand il était encore pleinement vivant... Le bonheur est une montagne bleutée...
— Quelle est la raison de ta visite surprise, Zéphirion?
— Je me sens perdu... Perdu dans l’étendue du monde, perdu dans le labyrinthe de mon cerveau, perdu par ma capacité à être qui je veux. A force de changer, je ne sais plus qui je suis, au fond.
— Tu es Zéphirion, Maître théorbiste et comédien de Dalmas. Ne l’oublie pas. Jamais...
— Justement, je ne suis plus sûr de vouloir encore être ce Zéphirion… Il me paraît presque le plus ennuyeux parmi ma galerie de personnages. Pourquoi serais-je un fantasque rhapsode au lieu d’un auguste roi ou un mystérieux magicien ? Pourquoi donc, Glim?
— Parce que c’est toi, ce fantasque rhapsode. Parce que c’est lui qui est mon vieil ami, lui avec qui j’ai tissé ces liens et les plus belles mélodies, lui avec qui je me suis le plus amusé avec les mots. Tu ne peux pas l’abandonner sur le bord de la grand-route comme tu es en train de le faire... Tu te trahirais toi-même…
L’autre sembla s’agacer en silence, son esprit parut valser en lui.
— Tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas devenir ce quelqu’un d’autre, non...
Zéphirion se redressa et saisit son théorbe. L’instrument mesurait bien deux fois Maître Jebeddo ; de longues cordes couraient sur un manche élancé, tel le cou d’un animal merveilleux ; le manche débouchait sur un corps bombé, en forme de poire. Il l’installa sur ses genoux et laissa galoper ses doigts sur les cordes. Une mélodie grave et charmeuse s’échappa de l’archiluth et Jebeddo se laissa entraîner, grisé. Le gnome se mit à fredonner. Enfin le bon vieux temps qui revenait au galop... Il ne manquait que son luth... La musique volait, aérienne, quand une horrible fausse note la fit s’écraser au sol.
— Tu vois Glim? Je rouille... Je ne suis plus si Maître et plus si Zéphirion... J’ai envie de me laisser aller, d’être pirate sanguinaire le matin et explorateur curieux le soir ; j’ai envie d’être multiple, pluriel. Je ne veux plus juste être théorbiste, plus juste être comédien. Je m’ennuie...
—On a tous besoin de s’ennuyer, parfois... Pour se rendre compte que l'on est heureux... Tu ne peux pas vivre comme ça, c’est trop artificiel, trop facile ! Tu ne peux pas vivre à la carte, tu n’as pas le droit d’assaisonner ton existence quand ça te chante avec une pincée d’aventure ou un soupçon d’amour ! Tu n’as pas le droit !
— Et la liberté, Glim ? La liberté... Ce que tu as perdu il y a si longtemps... Je peux le faire, pourquoi m’en priverais-je ?
— Parce que si tout le monde faisait tout ce dont il est capable, le monde ne tournerait pas rond... Un paysan peut tuer son voisin mais il ne le fait pas ; un roi a les moyens et les épées pour opprimer son peuple mais il donne sans compter... La liste est longue...
— Mais je ne fais de mal à personne en vivant ainsi, volage et éphémère...
— Oh, détrompe-toi. Tu lacères les gens, leur laissant une estafilade certes légère, mais dont on se souvient en regardant la cicatrice, plus tard, quand la poussière de l’action est retombée...
— Tu es assommant, Glim. Tu peux bien rester seul, dans ta vieille Tour, à boire ton thé et à fumer ton herbe. Moi je veux vivre intensément, rapière vive dans la froidure du monde, fulgurance dans vos collantes lenteurs. Je veux surprendre, Glim. Je veux sortir du lot, feinter, briller. Et tant pis si ça blesse...
— Je suis peut-être assommant mais tu es assurément égoïste ! Tu n’as plus rien à voir avec mon ancien ami ! Plus rien ! Tu es indiscutablement un merveilleux comédien, surnaturel presque, mais tu ne mérites plus une once de mon affection, plus rien tu entends ! Si c’est ainsi que tu vois le monde, désormais...
— Tu as toujours manqué de talent, Canard Boiteux. Tu ne me comprends donc pas ? Je suis égoïste et je l’assume. Comment pourrais-je être heureux sans penser à moi et moi seul ?
— En t’intéressant aux autres, profondément, pour essayer de les comprendre... Pas juste superficiellement, pour singer leurs défauts... Tu n’es pas obligé de réussir mais tu dois au moins tenter de toutes tes forces, t’y efforcer... L’Homme est fascinant, contrairement à ce que tu crois...
L’autre haussa les épaules, arqua un sourcil, semblant peu convaincu.
— Tu ne me crois pas ? Ton esprit s’est tari depuis Dalmas... Il est loin le Zéphirion curieux, toujours assoiffé de connaissances nouvelles ; il est loin le temps où chaque nouveauté, surtout ténue, t’émerveillait ; il est loin le temps où même le laid pouvait te paraître beau...
— J’étais si naïf, candide ! Le monde ne mérite plus mon émerveillement, n’est plus digne de mon admiration... Alors je l’améliore, l’exalte ! Je suis au sommet de mon art et je ne peux que descendre, désormais... Je ne peux pas faire mieux, vraiment.
— Tu dois trouver les ressources, au fond de toi. Pour redevenir l’homme que j’ai aimé, il y a longtemps... Pour à nouveau aimer vivre, pour apprécier ce cadeau qu'est l’existence... Tu fais partie du monde et ne peux pas en sortir comme ça, à la légère. Le monde a ses lois tacites, Zéphirion...
— Au diable les lois tacites ! Par mon talent, je peux m’en évader, les narguer même. Je pourrais peut-être même tromper la mort : cette vieille faucheuse me confondrait avec mes personnages. Elle repartirait, confuse, désarçonnée, ne m’ayant pas trouvé. T’en rends-tu compte, Glim ? Je suis immortel, insaisissable. Moi seul décide de mon existence, les lois passent sur moi comme une caresse légère, subtil rappel de mes devoirs minimaux...
— Tu ne dois pas défier le monde pour défier le monde. Il ne te sert à rien de t’élever en défenseur de ta liberté, de t’ériger en révolutionnaire solitaire de ton indépendance. Le monde est plus fort que l’individu. Toujours. Et il gagnera, même contre toi. Tu te laisses entraîner par ton don, Zéphirion. Tu voles haut, trop haut. Et tu te brûles ces ailes si chères qui te rendent libre. Tu perds ta liberté en la pourchassant excessivement. C’est là ton drame.
— Je préfère voler ne serait-ce qu’un infime instant et m’écraser au sol plutôt que de mener une longue mais assommante vie ici-bas. J’aurais au moins vécu cette sensation grisante...
— Mais tu voles déjà, Zéphirion. Tu nous survoles, du haut des nuages où t’ont mené ton talent. Tu cours là-haut, tu respires le parfum du ciel. Et l’on ne peut te suivre, patauds et engourdis... Tu dois juste ne pas aller trop haut, te laisser ronger par l’ambition.
— Tu es hypocrite, reprocha acidement l’autre. Tu me flattes, me jalouses peut-être... Tu n’as jamais été aussi bon, aussi virtuose. Je suis infiniment plus créatif, inventif. Tu es limité par le monde ; un grand artiste s’en moque espièglement, s’en joue, en casse les frontières et les non-dits. Je n’ai pas besoin de règles absurdes qui m’enferment dans un carcan rigide de conformisme orthodoxe. Je veux tout faire valser, tout bousculer, tout remettre en question...
— Dans ce cas-là, as-tu encore besoin de moi ?
— Non. Je me berçais d’illusions, de faux espoirs. Je pensais que tu avais progressé, que tu avais au moins compris cela...
Jebeddo posa un regard bienveillant mêlé de tristesse sur l’homme qui avait été son ami. Il aurait voulu parler mais les larmes enfouies en lui inondaient ses mots, les enfouissant profondément ; il aurait voulu enlacer le ménestrel mais cet homme si froid, si orgueilleux, lui semblait étranger et indifférent ; il aurait voulu montrer au moins un signe d’empathie, aussi ridicule fût-il, mais son corps refusait de se mouvoir, flasque et sans énergie. Alors le trouvère r
— C’est décidé. J’abandonne Zéphirion. Ce n’est plus moi et je ne suis plus lui. Voilà. C’est fait.
Il prit le théorbe et le déposa dans les petits bras de Jebeddo. Il se dirigea avec assurance vers la petite porte rouge. Il s’arrêta peu avant le seuil et se retourna :
— Ça te surprend ? Un véritable artiste sait voir...
Et il passa la porte.
Une chape de plomb tomba sur Maître Jebeddo. Il n’arrivait pas à pleurer pourtant, ne parvenait pas à libérer ses émotions. Devant ses yeux repassaient ces si nombreux moments, de Dalmas à la Tour... Son cœur le serrait, ses muscles se tétanisaient, son organisme entier brûlait. Une éternité sembla s’écouler en un supplice constant. Le bonheur est une montagne bleutée...
L’érudit se dirigea lentement vers la porte, sans conviction. Il sortit et déboucha sur une petite corniche fragilement accrochée à la Tour. Deux-cents pieds de précipice se terminant sur des rochers à-pics, acérés. Un escalier scabreux plongeait irrégulièrement, longeant le mur de pierre froide, paraissant descendre à l’infini... Il manquait une marche de-ci de-là, la roche semblait glissante, lugubrement humide. Et la corniche était vide. Personne. En contrebas, au milieu de squelettes décharnés gisaient deux petits points, l’un encapuchonné de noir, l’autre vêtu d’un costume de lumière étincelant.
— Non ! Non ! Non ! hurla-t-il, son cri résonna dans le lointain, seul. Pourquoi ? Pourquoi ne m’écoutent-ils donc jamais ?
Il courut à l’intérieur de la Tour et sanglota. De larmes qui lui tranchaient les joues.
L’embrasement sortit de lui-même, sans que Jebeddo ait esquissé le moindre geste. Il pénétra dans une éprouvette, rougeoyant haineusement. La Douleur, sans le moindre doute. La souffrance pure, sans masque et sans artifice, complète. Poison insidieux, masse d’arme, cruauté sèche, déchirure intérieure : la lumière paraissait figurer tout cela et bien plus encore. Jebeddo l’enferma dans la fiole, scellant le goulot à la cire. Il posa solennellement la sombre dague et l’immense théorbe sur la table ; se mit à rassembler les différents flacons dans une cassette de bois de cerisier. Il les aligna soigneusement, en ordre. Il sortit alors sa plume et un parchemin, parut mettre tout son cœur endolori à rédiger quelque chose. Il eut l’air de souffrir, cherchant ses mots avec soin.
“ Cher Sam,
Avant que tu commences vraiment cette lettre, j’aimerais te dire une chose : la vie est belle, pleine de surprises, de lumières diverses. Il faut l’apprécier à fond, presser jusqu’à la dernière goutte de ce nectar délicieux.
Mais je ne t’écris pas que pour cela. Comme tu peux le voir, je t’offre un héritage. En premier lieu, la Tour et tout son mobilier. Ce n’est pas grand-chose et qu’une infime partie de ce que je te laisse. Mais il faut bien que quelqu’un la reçoive. Je te donne aussi la dague de Maître Erevan et le théorbe de Maître Zéphirion. Puissent-ils te protéger et te divertir.
Plus important, maintenant. Je te cède mon coffret de pathomancie. Avec ses quatre passions : Nostalgie, Déception, Confusion et surtout Douleur. En les tenant prisonnières ou en les libérant, tu as le pouvoir de semer le chaos aussi bien que l’amour.
Dernièrement, et cela est capital : je te lègue mes responsabilités. Tu es désormais garant de tous ces gens et de leur futur. Tu te dois de les rendre heureux, de leur prodiguer conseils et bons soins.
Bien à toi,
Maître Jebeddo, ex pathomancien
Ceci fait, il se redirigea vers la corniche. Il regarda le vide menaçant.
— En suis-je vraiment sûr ?
Et la réponse le frappa de toute son évidence :
— Je le dois. Je ne suis utile à plus personne. J’ai causé tant de mal. Et je suis vieux aussi.
Le vent soufflait fort, agressif ; il faisait froid, d’un seul coup. Et la Tour se dressait, plus haute que jamais. Il passa un de ses pieds au-dessus du vide, le retira à lui brusquement, le repassa. Une rafale de vent le décida : il recula, pas à pas... pour mieux courir vers le bord... sauta...resta un instant en suspension... puis chuta... Irrémédiablement. Lentement, presque au ralenti... On aurait pu avoir l’impression qu’il volait. Un sourire de soulagement se dessinait sur ses lèvres...