Mais relève-toi, merde !
Tu vois pas que tu gênes ? Que tu bloques la route ? Les voitures, devant et derrière toi, aucune ne peut circuler. Les bus et les taxis, pareil. Quant aux piétons, ils ont au moins le trottoir pour eux, mais enfin. Tu vois bien que tu gênes, merde !
Combien de fois faudra te le dire : propriété-publique. Toi, non, le public, le collectif, tu te le carres dans le cul, hein. Assis que t’es, sur le collectif, les fesses aplaties sur le bitume, les jambes cassées contre les lignes blanches comme si t’essayais de te la rentrer dedans, cette route.
J’ai l’air de quoi, moi ? D’un empoté. D’un connard d’empoté qui n’arrive pas à faire le travail pour lequel il est payé. Je le savais, que j’aurais dû rester simple gardien de la paix. Je le savais. Au lieu de quoi j’en suis réduit à me trimballer cette tenue infâme, là, cette armure des temps modernes, avec le pare-balles qui gonfle le buste, ce casque qui me renvoie ma propre haleine dans la gueule et cette visière qui n’arrête que les mouches. Sans parler des armes. Tout ce barda.
Il va falloir que tu te relèves.
Debout ! Allez !
J’ai pas envie de me mesurer à toi. Pas une nouvelle fois. Ce jeu du chat et de la souris, j’en ai marre. Tu m’entends ? Marre ! Et toi ? T’en penses quoi, de tout ça ? Tu veux que je te dise ? T’as l’air d’un con. Ce visage tuméfié, avec cet œil qui dit merdre à l’autre, rapatrié derrière une couche entière de bleus, et puis ce nez visiblement cassé, tordu, et ces lèvres ouvertes, et ce sang qui coule partout, qui coule tellement qu’on ne sait plus s’il monte ou s’il descend, ce sang, mais partout ! bordel, partout, regarde-moi ça, il y en a jusque sur tes coudes éraflés, jusque sur ta pancarte toute dégueulassée, et ça jaillit, et ça jaillit encore de sous les trous de ton t-shirt.
T’as l’air d’un geyser humain.
T’as l’air d’un con.
Tu ferais mieux de te trouver un travail. Ça t’éviterait d’arpenter les rues comme tu le fais avec tes petits copains. Tu les cherches, d’ailleurs, tes petits copains. Je vois bien tes yeux qui s’affolent dans leurs orbites, tes cils qui tentent d’écarter tout ce sang, et je vais t’épargner cet effort : ça ne sert à rien. Tes petits copains, ils ont détalé comme des lapins. À la première charge. Ils t’ont pas attendu. Alors voilà, est-ce qu’au moins tu peux entendre raison : il faut bien que tu te remettes sur tes deux jambes, puisque personne ne le fera à ta place.
Et pose au moins un truc sur les trous de ton t-shirt ! Un chiffon, je sais pas, n’importe quoi !
Oh ! Tu m’écoutes ?
Les cherche pas dans la foule, tes potes. Les cherche pas, tu les trouveras pas. En revanche, les piétons se rapprochent. Ils vont bientôt affluer par grappes entières. On leur dira quoi, hein ? Comment tu leur expliqueras ta gueule ? Et ton sang par terre ? Tu penses qu’ils prendront ton parti ? Qu’ils imagineront pas, comme moi, que t’es rien qu’un merdeux qui vient déranger leurs rues avec ses vieux slogans, qui vient étouffer leur air avec ses fumigènes, qui vient détruire leur paisibilité avec ses revendications de pauvret ? Tu les convaincras comment, que la vitrine de la banque, là-bas, c’est pas toi qui l’as cassée, hein ? C’est important, une banque. Ça effraie les riverains, une vitrine qui se brise. Et moi, je suis le garant de la tranquillité publique.
Oh ! Écoute-moi ! Debout !
Qu’est-ce que tu baragouines ? Je pige rien, il y a que des borborygmes qui s’échappent de ta bouche. Et du sang. Plein de bulles de sang. C’est moche à voir.
Tu sais quoi, j’en ai assez. J’ai déjà été suffisamment compréhensif. Patient. Et j’ai d’autres chats à fouetter, merde ! Alors je vais te laisser là. La balle est dans ton camp.
D’autant que des collègues en ont repéré d’autres, des manifestants. Qui sont encore debout. Ces agitateurs. T’y crois, ça ? Debout.
Toujours des images aussi percutantes, et en plus ici un travail sur la rythmique qui a une sacrée force.
Quelle force que de résister au milieu de toute cette violence. Ce texte serre le coeur, aussi bien pour la possible victime à terre que pour l'homme paniqué sous son armure.
Well done !
Il y a énormément de thématiques nécessaires à explorer sur ces sujets d'actualité, je trouve, et une nouvelle n'y suffit pas. En tout cas tu as mis le doigt sur pas mal d'entre elles, la violence, le manichéisme de pas mal de situations, etc.
A bientôt !
Oui, j'ai plutôt tendance à donner dans les sujets directs (même si parfois la forme ou les personnages prennent des chemins de traverse, comme pour Rorschach)
Pour ce sujet en particulier, on va dire que mes participations en manif m'ont donné besoin de faire ressortir quelques thématiques....
A bientôt !
Mais je ne crois pas avoir pleuré parce que j'étais déjà émotive. Je pense que si j'avais cliqué demain, disons 10H24, sur mon alerte m'indiquant que "Liné a posté un nouveau chapitre", j'aurais pleuré tout pareil. Peut-être parce que je fais partie de ces "pauvrets" que tu décris, qui ont depuis longtemps compris que maintenant, être debout, ce n'est pas juste être debout. C'est prendre un risque.
Tu as le don de suggérer beaucoup en disant peu, ça m'émerveille toujours autant. Ton glissement de "gardien de la paix" à "gardien de la tranquillité publique" veut tout dire, je crois. C'est bien ça, la paix actuelle : la tranquillité que l'on cherche à faire régner non sur une propriété publique - le public, on devrait avoir le droit de le partager - mais entre deux propriétés privées, deux entre-soi. Les rues où l'on manifeste sont toujours des rues écrasées entre deux grands immeubles : on n'y voit rien, ça ne nous appartient pas, c'est la richesse des autres. On y est toujours microscopique.
"Tu ferais mieux de te trouver un travail." C'est quelque chose qui résonne beaucoup. Je n'ai pas besoin que l'on me tabasse la gueule pour me dire que j'ai l'air sacrément conne, avec mes idéaux semblables aux leurs. Je crois que j'aimerais juste bien récupérer un monde où la paix, ça se garde vraiment, ça se conserve précieusement.
Bref, ce texte m'a rendue émotive à lui tout seul - même sans Cyrano. Merci de toujours savoir comment faire, pour me rendre émotive. J'en fais peut-être des caisses (il est tard), mais crois-moi, si je lis des livres et des histoires, c'est pour trébucher sur des gens comme toi. Rien n'est jamais anodin, dans tes textes. <3
Et ensuite : merci !
J'avoue avoir écrit cette courte nouvelle dans un moment de mou (euphémisme). Je m'interroge beaucoup, depuis quelques temps, sur les notions de calme, de violence, de justice. Je me dis qu'à bien des égards, on arrive à créer un monde où la paix est parfois synonyme de violence, et je n'arrive pas à dépasser cette contradiction. En tout cas je suis déjà contente de t'avoir touchée !
A bientôt <3