Je m’efforce de garder mon sang froid. Immobile dans l’encadrement de la porte, je
reste les yeux fixés sur la scène. J’ai la tête qui tourne et une nausée commence à
me soulever les boyaux. J’avais déjà vu des corps aux enterrements ou pendant mes
stages à la morgue, mais sur une scène de crime comme celle-là, jamais.
Devant moi, tout le monde s’affaire. Daniels donne ses ordres dans un coin de la
pièce. Il se tient très droit derrière une planche en bois montée sur des tréteaux
branlants faisant surement office de table à dessin et de bureau. Il a l’air concentré
sur l’affaire mais il me jette des coups d’œil de temps en temps, l’air de se demander
si je vais pas tout faire foirer. Je fais mine de ne rien avoir remarqué. Evidemment,
faut surveiller la petite nouvelle, c’est normal.
Un courant d’air soulève une légère odeur de sang et de produit désinfectant. Mon
petit déjeuner est sur le point de remonter dans ma gorge. Je lâche un côté de mon
appareil photo pour gratter les racines de mon avant-bras. Ça fait quelques jours
qu’elles me démangent alors que je les ai désherbées y a un peu plus d’un mois.
Faudrait peut-être que j’aille voir un jardiniste. En plus, j’ai des repousses et ça va
finir par vraiment se voir.
On me bouscule et ça me sort de mes pensées pour me ramener dans le shop.
Je voulais pas vraiment venir quand j’ai su que la scène de crime se trouvait dans les
quartiers sud. J’évite le plus souvent possible ces endroits. Je ne les connais que
trop bien pour y avoir passé une partie de ma vie. Il y a, dans ce coin de la ville, une
atmosphère malsaine. L’air est lourd et paraît gluant. On suffoque. C’est pas un
endroit pour tout le monde. Mais il parait qu’on manque d’effectifs alors c’est moi
qu’on a mis sur le coup.
L’inspecteur Daniels fronce ses sourcils épais et me désigne la victime d’un signe de
tête. Il faut que je prenne sur moi. J’inspire profondément, m’avance et commence à
photographier la scène. Je tourne autour du corps sans vie sans arriver à regarder
ailleurs. Elle est allongée sur un des fauteuils de tatouage. Son visage, auréolé de
cheveux blonds, est crispé par la terreur. Ses yeux bleus grands ouverts devaient
fixer son meurtrier pendant qu’il l’étouffait. Les traces violettes sur son cou fin ne
trompent personne et vu l’épaisseur des marques, ses mains devaient être énormes.
Ses lèvres semblent chercher de l’air. Pauvre fille. Elle a dû voir la mort arriver
lentement vers elle, en prenant tout son temps.
Ses bras reposent sur les accoudoirs. Ils sont mutilés. Les racines, les feuilles et les
fleurs qui poussaient normalement à ces endroits ont été arrachés. Ce qui reste
baigne dans le sang. Un vrai travail de boucher. Impossible de savoir si elle
désherbait bien ses bras, comme le voudrait l’usage. Ses jambes sont constellées de
tatouages de floraux en tout genre. Un choix de motif assez discutable. Mais après
tout, chacun ses gouts.
En tendant l’oreille, je capte la conversation de deux agents qui relèvent les indices.
— Elle s’appelait Véra, 26 ans, fiancée à un vendeur en informatique. Une jeune
femme sans histoire, à première vue.
— C’est de celles-là qu’il faut se méfier le plus, crois-moi. Quand elle font pas parler
d’elles c’est qu’elles ont un truc à cacher.
— Ouais. Et si je me fie à mon sixième sens et mon esprit de déduction, je crois
qu’on a le motif du meurtre. Regarde ses bras. Je suis sûr qu’elle laissait pousser
ses fleurs.
— Moi, quand ma femme oublie de se désherber, ça me dégoute. Je peux même
plus la regarder et j’fais la gueule. C’est limite si je vais pas dormir sur le canapé
jusqu’à ce qu’elle s’en occupe.
— Ouais, c’est tellement laid. Faut pas qu’elle s’habitue à se laisser aller comme ça,
tu vois un peu comment ça finit.
Je sens le regard de mon supérieur dans mon dos. Je m’applique à tout capturer
sans oublier un seul détail. Je photographie la victime et l’intérieur de la boutique.
L’endroit est plutôt délabré mais il a l’air aussi propre et bien rangé. Cette fille avait
l’air de respecter les normes d’hygiène. Il n’y a presque aucune trace de lutte. Elle ne
devait pas s’attendre à ce qu’on l’attaque.
Je prends les derniers clichés et m'apprête à remballer quand mon objectif capte un
bout de papier déchiré et taché sous le siège. Je photographie l’objet et signale à un
des gars qu’ils ont oublié une pièce à conviction. Mais avant que je puisse finir ma
phrase, Daniels apparaît dans mon dos.
— Merci, Sixtine. Si vous avez fini, faut pas rester dans le coin, mon petit. La pièce
est plutôt étroite, on se marche dessus et vous gênez les autres. Développez moi
tout ça et posez-les sur mon bureau. J’en aurais besoin rapidement. Allez, allez !
Il me raccompagne à la porte, une main ferme sur mon épaule avant de retourner
voir le cadavre d’un air tendu. Je sors de la boutique, un peu sonnée. Je pensais pas
que ma première vraie mission serait aussi expéditive. L’inspecteur a dû voir mon
malaise face à ces horreurs. Je rentre au labo, mets le film dans le développeur et
ferme tout à clé. Les tirages attendront bien le lendemain. Il est vingt-deux heures
trente et j’ai eu assez d’émotions pour la journée.