Un matin, en se baladant entre les champs de blé, Déméter caressait les épis d'une somptueuse couleur dorée. Le vent les faisait chuchoter dans un bruissement presque inaudible. De son pas lent et impérieux, elle cueillit un brin pour le froisser délicatement entre ses doigts fins. Le blé sec et chaud se détachait de sa tige et s'envola de ses mains dans un ballet tourbillonnant. Le temps des premières moissons était enfin arrivé. C'est alors que sans même leur dire un mot, les mortels vinrent à ses côtés pour les récolter. Ce sont munis de faux, de fléaux et de faucilles, que tous entamèrent une danse effrénée entre les sillons de céréales. Une chorégraphie méticuleusement orchestrée au rythme des tintement de fer contre les brins asséchés par le soleil. Bien vite, des ballots de paille poussèrent comme des champignons en pleine forêt.
Le dur labeur se faisait de plus en plus ressentir dans les muscles des Hommes, à mesure que la journée défilait. Déméter s'assurait alors que ses loyaux paysans ne manquaient de rien pour apaiser leurs maux. Elle allait et venait entre tous pour proposer de l'eau fraîche dans une jarre en terre cuite, une corne d'abondance pleine de fruits de saison, ainsi que des linges humides pour se protéger de la chaleur de l'été. Tous la remerciaient pour sa générosité. Non pas pour son aide aux champs, mais pour tout ce qu'elle avait à offrir en ce jour béni. La moisson était bonne, même excellente. Les grains de blé étaient tendres et en nombre suffisant pour espérer tenir tout l'hiver, ainsi qu'en vendre aux plus offrants. La Mère des Récoltes avait entendu leur prière, et c'était avec dévotion qu'ils s'agenouillaient tour à tour pour lui baiser les mains avec mille remerciements. C'est pourtant avec le cœur lourd qu'elle dut se retenir de les remercier pour leur dévouement. Car nul divinité ne remerciait un mortel par les mots, mais accomplissait de nouveaux souhaits en échange. Telle était la règle de l'Olympe et de son frère, Zeus. Un dieu se devait d'être grand, sans jamais se rabaisser . Il était difficile pour elle après des milliers d'années d'existence, d'être cette grande divinité. Tout ce temps passé à voir le nombre de ses fidèles s'envoler, le monde les avait peu à peu oubliés. Le monde avait évolué. Mais aujourd'hui il lui fallait se réinventer, et Déméter était bien décidé à changer les choses.
–C'est une bien belle récolte ma tante !
Déméter sortit de sa longue torpeur, les yeux rivés dans le vaste champ, pour se tourner vers un homme, coiffé d'une pétase en paille, décoré d'un bouquet de plume en forme d'aile de part et d'autre de son chapeau. Le cœur de la déesse rata un battement en le reconnaissant.
–Hermès ? Il y avait bien longtemps que je ne t'avais pas vu, lui sourit-elle en lui ouvrant ses bras affectueusement.
–J'aimerai te dire que je me suis prélassé durant toutes ses années en Chypre, mais père tenait absolument à savoir quand de nouveaux fidèles allaient renaître. Alors ma mission fut longue et périlleuse. Glaner la moindre information n'étaient pas chose aisé par ces temps modernes. Nous sommes bien trop, comment disent-ils déjà, (Hermès fit mine de réfléchir) ringard ? Passé de mode ? Has been ? Ça n'a pas du tout plu au paternel, mais j'ai réussi à éviter à tous bien des tempêtes.
Pendant que Déméter l'écoutait, elle se souvenait de lui comme ce jeune homme qui jouait encore dans son jardin auprès de ses enfants et des nymphes. Bien qu'il n'avait pas changé, ce moment de nostalgie l'envahit d'une douce chaleur en se remémorant ces jours si heureux.
–Je suppose alors que tu n'es pas venu pour passer du bon temps avec moi, dit-elle calmement mais sur la défensive.
Hermès haussa les épaules, confirmant les doutes de Déméter.
–Je suis malheureusement le chien qui rapporte les messages à Zeus. Désolé ma tante, mais ma mission n'est pas encore terminée. Il souhaite savoir si les nouveaux fidèles en sont de bons. Et les Moires ont lu que tu serais la première que l'on prierait.
Furieuse contre son frère, Déméter serra les dents, puis tendit une main vers le champ et les paysans encore au travail.
–Dans ce cas, dit à ton père ce que tu as vu ! Dis-lui qu'ils me sont fidèles et que par conséquent la toute première moisson fut la meilleure de tous les temps ! Mais surtout, rappelle-lui que c'est de sa faute si nous en sommes tous arrivés à quémander notre pain. À cause de sa vanité et de son arrogance ! Nous nous sommes tuent pour suivre ses ordres en pensant tous les punir si on ne leur accordait plus de faveur, mais c'est nous que nous avons punis. Nous !
Les épaules d'Hermès s'affaissaient à mesure que la colère se déversait des lèvres de Déméter. Il savait très bien que venir au nom de Zeus n'allait pas plaire à Mère Moisson. Tous avaient subi le Grand Retrait, puis la descente aux enfers. Oncles, tantes, cousins, cousines et bien plus encore de leur panthéon, avaient passé des milliers d'années à errer dans un monde qui ne les connaissait plus. Vivre comme un paria ou un inconnu était leur propre damnatio memoriae. Hermès partageait sa peine, car tout comme elle, il dû endurer les actes de son père à travers le monde et les âges, sans jamais prendre le temps de se reposer.
La peine sur le visage de son neveu, Déméter eut un pincement au cœur en voyant ses traits blêmir. Elle caressa une petite boucle blonde qui chatouillait la nuque du jeune dieu, puis le prit dans ses bras tendrement comme un fils.
–Pardonne-moi Hermès. Ces mots ne te sont pas destinés. Tu remplis simplement ton devoir et tu le fais toujours à merveille, Messager des Dieux. Ton père en paiera le prix, comme notre père avant lui. Si tant est que ça ne soit pas déjà fait.
Les yeux dans les yeux, Déméter se délectait des étoiles à nouveau apparues dans les pupilles vertes de son neveu. Voyant que le poids de ses mots s'envolait de ses épaules, elle se dégagea de ses bras afin de le prendre par la main et faire quelques pas avec lui.
Le soleil tombait et les paysans rangeaient leurs matériels pour la nuit. Les coteaux bordés de forêt s'assombrissaient peu à peu et dégageaient une odeur de pin dans la brise fraîche du vent. Une douce soirée d'été s'annonçait dans les villages alentour pour y fêter la toute première récolte. Elle ressentait les effusions des prières récitées devant les autels que les mortels lui avaient personnellement dédiés. Chaque mot courait de ses oreilles à ses veines pour finir à son cœur qui battait à nouveau avec puissance. Dans sa bouche, elle sentait le goût de chaque aliment déposé, et celui-ci avait la saveur du pain chaud, du miel d'acacia et de tout jeunes grains de raisins. Avec ceci, elle retrouvait la toute dernière once d'énergie qu'elle avait puisée pour faire pousser ces magnifiques récoltes. C'était avec espoir que Dame aux Épis d'Or pouvait enfin se dire qu'une seconde vie recommençait.
Hermès ressentait toute l'extase affiché sur le visage de sa tante, qui savourait son tout premier repas de bénédiction après de très longues années. Il se réjouissait pour elle, elle qui avait toujours tant souffert. Mais ce jour était le sien, et il comptait la rendre encore plus heureuse.
–Ma chère tante, je ne suis pas venu que dans le but de remplir ma quête, j'ai une surprise pour toi. Suis-moi !
Le dieu messager la tira par le bras, jusqu'à l'amener à l'orée d'un bois décoré de lanterne éclairée. Un groupe d'une trentaine de personnes s'affairaient autour d'une très grande table et d'un buffet sur lequel y était déposé de nombreux mets. Des hommes et des femmes dressaient les couverts, tant dis que des enfants jouaient entre eux. C'est alors que Déméter l'a vit, sa première raison de vivre. Celle qui était son bonheur et sa plus grande fierté, sa fille, Perséphone.
La déesse, au long cheveux rouge flamboyant, s'amusait avec les enfants qui réclamaient toute son attention.
Déméter ne comptait plus le nombre d'années où elle n'avait pas vu sa fille. Pour elle, c'était une éternité. Le Grand Retrait les avait séparés. Chacune terré dans son monde, à la demande du grand Zeus. Déméter dans ses jardins sur l'Olympe, Perséphone auprès de son mari aux Enfers. Cette distance avait créé un vide béant dans le cœur de Mère Moisson. Elle supportait déjà peu de la voir six mois dans l'année. Alors des millénaires, c'était pour elle son monde qui s'écroulait de nouveau à chaque printemps sans l'Enfant des Saisons. Sans compter les menaces répétées de Zeus pour que la terre offre aux mortels de quoi les nourrir.
Déméter sentit alors ses jambes défaillir, et du se retenir au bras de son neveu qui l'a rattrapa aussitôt.
–Koré, appela la mère les yeux bordés de larmes.
Perséphone se figea à l'instant où elle entendit ce prénom, celui que sa mère lui avait choisi, avant d'être Reine des Enfers. Ses yeux turquoises se levèrent vers elle et son cousin, couplé d'un sourire aussi solaire que l'été, avant d'ouvrir ses bras à la femme qui l'avait mise au monde. Sans attendre, Déméter courut les derniers mètres qui l'éloignaient de sa fille à la hâte, comme poussé par des ailes dans son dos. Leur étreinte fut forte. Pleine d'amour et de tendresse. Un geste que ni l'une ni l'autre n'avait espéré revivre durant des siècles, mais qui se réalisait enfin.
–Ma chérie, mon enfant adoré, s'exclamait Déméter dans ses bras.
–Oui mère, c'est moi.
La déesse des récoltes la contempla de haut en bas pour s'assurer qu'il s'agissait bien d'elle. Koré n'avait pas perdu de sa superbe, aussi belle qu'une rose en bourgeon prête à s'épanouir. Bien que son seul regret était de ne pas s'en être occupée personnellement depuis tout ce temps. Le mérite revenant à un autre, qu'elle ne voulait plus revoir pour la lui avoir cueillie. Sa fille sourit, en voyant le regard mélancolique de sa mère se former sur son visage. Elle savait à quoi elle pensait et ne voulait pas en parler. Pas aujourd'hui, pas en ce jour de fin d'oubli.
Koré l'a prise par la main et la guida à la table où elle l'installa au bout pour présider la fête des récoltes. Hermès, qui avait servit une coupe de vin à quelques convives, en tendit une à sa tante en s'inclinant dans un profond respect, puis prit la parole.
–À Déméter, et cette toute première récolte divine ! Puisse-t-elle l'être durant des siècles pour nous apporter prospérité.
La déesse minauda devant les mots de son neveu et se le souhaita également au fond de son cœur avant de boire dans sa coupe. La tablée l'imitait, puis tous se servit des nombreuses victuailles. Déméter les regardait faire, telle une mère bienveillante avec ses enfants. Elle ne se servit rien à manger, ni même Koré, ou encore Hermès qui semblait plus vouloir profiter de la compagnie mortelle qui était avec eux. L'Enfant des Saisons, qui voyait que le Psychopompe l'abandonnait seule avec sa mère, trouva un sujet de discussion.
–Tu comptes reprendre l'aide aux récoltes demain, demanda-t-elle d'un ton hésitant.
–Bien sûr ! Comme au bon vieux temps, lorsque je suis descendu sur terre avec toi pour leur apprendre l'art de cultiver. J'en ai besoin. Il y a bien longtemps que je n'ai pas remercié Terre de mes mains et je veux être présente pour ce renouveau.
Koré, attendri de voir sa mère si enjouée et investie, lui prit la main pour la serrer tendrement.
–Nous remercierons Terre ensemble cette saison, mère.
Cette dernière la dévisagea incrédule.
–Tu veux m'aider ?
–Oui, comme à l'aube de ce monde lorsque j'étais encore dans tes jupes ! Grand-Mère serait si fière de nous voir travailler main dans la main !
Le cœur de Koré s'emballait rien que de penser à leur petit rituel chaque soir. Cette époque lui manquait, ainsi que son insouciance d'enfant. C'était pour elles leur chance de se retrouver.
–Oh ma toute petite fille, répondit Déméter au bord des larmes, ça serait une joie d'être à tes côtés !
Déméter serra plus fort la main de Koré dont les yeux brillaient d'émotions.
–Tu... tu pourrais rester à mes côtés pendant toute une année et...
Perséphone interrompit sa mère qui voyait déjà où elle voulait en venir. Il était à parier que l'éternel sujet ferait à nouveau surface.
–Non, mère. C'est inutile de discuter sur mon temps de passage en lieux mortel, se renfrogna Koré. L'accord entre toi et Hadès tient toujours.
–Mais il t'a gardé avec lui pendant tout ce temps, s'énerva Déméter non sans crier pour ne pas déranger la fête.
–J'y suis resté sur ordre de Zeus ! Personne ne l'a voulu, et je m'excuse que ça doit se passer ainsi, reprit Koré en se radoucissant.
Le nez de Déméter se fronça. Il était injuste pour elle de ne pas pouvoir retrouver sa fille autant de temps qu'elle l'aurait souhaité. Pourquoi avait-elle mangé cette fichue grenade ? Pourquoi Hadès s'était promené dans ses jardins ? Il lui avait tout pris et cela continuait encore.
–Tu sais, Koré, durant le Grand Retrait, j'ai essayé. J'ai essayé de lui pardonner, avoua-t-elle à mi-voix. Mais j'en suis incapable, jamais je ne pourrai concevoir cette amour. Et nous avons chacun notre fierté, Hadès et moi, pour ne rien céder.
–Ce n'est pas qu'une question de fierté. Hadès a besoin de moi ! Seul il ne peut gérer ce vaste monde des morts. C'est une question d'équilibre pour lui, mais avant tout d'amour, et personne ne pourra nous empêcher de nous aimer. Que tu le veuilles ou non. Mais ça ne change en rien que tu restes ma mère et que je t'aime de tout mon cœur, même si ma vie se résume à être un fruit partagé en guise de symbole de paix. Je sais que l'un dans l'autre, chacun y perd de vous deux, mais je suis la seule à plus souffrir.
Les yeux de Déméter s'ouvrirent en grand. Jamais elle n'avait pensé un instant à ce que pouvait bien ressentir sa fille dans leur caprice. Éternellement vouée à vivre entre deux mondes et deux personnes sous la contrainte. Pour Perséphone, c'était le prix à payer pour pouvoir vivre avec ceux qu'elle aime, même s'ils ne devaient jamais se revoir.
Lasse de cette conversation, Koré se leva en s'inclinant devant sa mère qui la questionnait du regard.
–Je vais y aller maintenant. Je te laisse profiter de la fête, dit-elle avec un doux sourire. Nous nous verrons demain, comme promis.
Puis la Reine des Enfers s'engouffra dans l'obscurité de la forêt pour ne faire plus qu'un.
La fête battait son plein, partagé entre les rires et les chants. Déméter s'installa alors bien au fond de sa chaise, son verre à la main, les yeux fermés pour savourer ce moment de gloire ; et ce n'est que quand elle les rouvrit qu'elle vit Séléné les admirer haut dans le ciel étoilé.