Dernier match

Je fais un job pire qu’ennuyeux, vous n’imaginez même pas. Je traite des dossiers toute la journée. Je les valide ou les refuse en fonction du travail de mes collègues. J’ai l’impression d’être sur Tinder. Sauf que ce n’est pas sur les photos de meufs ou de mecs que je swipe à droite ou à gauche, mais sur le contenu du texte le plus barbant au monde.

Si seulement c’était aussi rapide que Tinder. Un match : j’accepte le dossier. Un message : pour me confirmer la réception du dossier par mon chef et puis un coup d’un soir : pour me féliciter de mon bon travail. Pas de matchs : le dossier je n’en entends plus jamais parler.

Sauf que c’est l’inverse. Dès que je refuse le dossier qui a été rédigé comme de la merde par José ou Stacy ou Marth, j’ai le patron sur le dos. Bon, ça m’arrange bien de ne pas avoir de coups d’un soir avec l’un comme avec les autres, mais me faire engueuler parce que, moi, je fais bien mon job… Bref, vous avez compris. Le dossier me revient toujours et on recommence. Et pourtant, je ne l’avais pas matché celui-là.

Je souffle, j’ai besoin d’une pause. Le seul endroit où je suis sûre qu’on ne viendra pas me déranger, ce sont les toilettes. Assise sur le trône, je décide alors d’aller sur Tinder. Ça fait longtemps que je n’ai pas eu de relation, qu’elle dure un soir, une semaine ou trois ans. Et j’avoue que ça me manque un peu. La chaleur d’une autre personne, la spontanéité, le partage. Je ne le vis plus qu’avec moi-même et mes jouets électriques. Ce n’est pas qu’on ne se suffise pas à nous-mêmes, mais rajouter un ou une inconnue à l’équation peut la rendre plus intéressante à résoudre.

À gauche, à gauche, à droi…, non à gauche, il a les yeux verts, ça me rappelle trop le chat de mon ex. Hum, elle est mignonne elle. 

« Cherche femme, entre 25 et 30 ans... » 

C’est tout moi ça !

“..., nous aimerions tester de nouvelles choses avec mon mari… »

Ah, encore un plan à trois. Alors, non pas que rajouter deux inconnus à l’équation ne la rende pas plus intéressante encore, mais je n’aime pas trop m’incruster comme ça dans un couple. Eux sont amoureux, et moi je suis au milieu et j’ai parfois l’impression d’être une sorte d’expérience scientifique. Je préfère quand personne ne se connait, ça permet de découvrir plus de choses pour plus de monde.

Après avoir matché deux hommes qui m’ont déjà envoyé un message pour qu’on se rencontre et trois femmes qui ne répondront peut-être jamais à mes messages pour qu’on se rencontre, je décide d’abandonner pour aujourd’hui. Je m’apprête à quitter l’application, sauf que mon doigt ripe et je dévoile la personne suivante.

Un homme, 23 ans, cheveux ras et noir. Il a un sourire adorable et des yeux bridés pétillants. J’ai des pulsions dans le bas du ventre à chaque image que je défile. Il a un chien, un beau berger australien coloré, il a l’air de le kiffer. Il s’appelle Jao, c’est beau Jao. Enfin si c’est son vrai prénom. Il a de la famille en Thaïlande et au Cambodge, il aime voyager et manger. Je ne pensais pas trouver l’homme parfait sur Tinder.

Sans m’en rendre compte, ma main est allée calmer mes pulsions en bas du ventre. Ou alors l’échauffer, je ne saurai pas vraiment le dire. Je regarde les photos et j’imagine Jao devant moi. Il est là, il me donne chaud. Pourquoi il enlève ses vêtements ? Mes yeux se ferment et je continue dans mon fantasme alors que je suis assise sur les toilettes de mon travail.

Je sens mon corps qui commence à vibrer et suis prise d’une apnée des plus agréables. Lorsque j’ai fini, une larme s’est nichée au coin de mon œil. Je n’ai pas ressenti autant de plaisir depuis des années, même avec un ou deux partenaires. Je m’apprête alors à swiper vers la droite, espérant de tout cœur que ce Jao m’a lui aussi glissée vers la droite.

Sauf que c’est à ce moment-là que José frappe à la porte des toilettes :

— T’as pas bientôt fini ? J’ai trois dossiers à te faire lire et tu as intérêt à les accepter ceux-là !

Je suis tellement estomaquée que je fais tomber mon téléphone…

… dans la cuvette des toilettes.

J’ai juste le temps de voir que dans ma précipitation, j’ai swipé vers la gauche. Jamais je ne retrouverai Jao. Il aurait pu être mon dernier match.