J'étais probablement en retard, je le savais et je m'en moquais. Ce n'était ni la première ni la dernière fois. A vrai dire, j'étais même plus souvent en retard qu'à l'heure, et d'ordinaire, plus personne ne s'inquiétait de me voir rentrer après le couvre-feu, du moment que je rentrais. Cette soirée avec Matthias avait été magique et je n'avais pas lancé un seul regard à ma montre. Rien de tel qu'un bon petit pique-nique au bord d'un feu de camp improvisé sur la plage pour attiser la flamme de l'amour. Là, face au remous perpétuel de l'océan, je me sentais revivre. Face à une telle immensité, comment ne pas se sentir minuscule ? Comment ne pas prendre conscience que son existence même était insignifiante ? Et alors, comment ne pas réaliser que l'on se devait de profiter pleinement de chaque instant passé auprès de celui qu’on aime ? Lorsque j'avais reçu le message de ma mère me demandant où j'étais, je lui avais menti en répondant que j'étais en route, puis j'avais houspillé mon petit-ami pour qu'il démarre sa moto et me ramène à la maison.
Il pleuvait des cordes et plus d'une fois nous manquâmes déraper sur le bitume glissant. Heureusement, Matthias était un conducteur averti et je lui demandai tout de même d'accélérer. Ces jours-ci, mes parents étaient tous les deux à cran à cause de grand-mère et mieux valait éviter de jouer avec leurs nerfs en rentrant à point d'heure. Lorsque j'arrivai enfin devant chez moi, la porte de la maison était grande ouverte, comme si elle m'invitait à rentrer au pas de course pour recevoir une de ces leçons de morale sur la ponctualité dont j'allais me souvenir longtemps.
En passant le pas de la porte, je me rendis tout de suite compte que quelque chose n'allait pas. Mes parents couraient d'un bout à l'autre du salon, l'un pour récupérer son téléphone portable, l'autre ses clés de voiture, tous les deux visiblement à bout de nerfs. Mon petit frère, Lucas et ma petite sœur, Solène, enfilèrent leurs chaussures et leur veste puis se dirigèrent vers la voiture sans même prendre le temps de nouer leurs lacets.
— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je, le cœur battant.
Pour seule réponse, ma mère lança :
— Dépêchez-vous de monter dans la voiture !
Je m'exécutai, me glissant furtivement entre les petits corps de Lucas et Solène. La porte d'entrée claqua et nos parents s'installèrent à l'avant, le souffle court. La chair de poule se dessina sur mes avant-bras. Une sensation étrange, désagréable, que seul pouvait expliquer l'atmosphère tendue qui envahissait le véhicule. Mon père tenta nerveusement de démarrer la voiture. Elle cala. Il tenta une nouvelle fois. Elle cala une nouvelle fois. D'un coup de poing rageur, il frappa le volant, réveillant une vieille dame qui pointa le bout de son nez à la fenêtre pour découvrir qui était le petit saligot qui osait klaxonner à cette heure avancée de la nuit.
— Chéri...
Ma mère posa sa main sur l'épaule de mon père; une vaine tentative d'apaisement. Ce dernier respira profondément et appuya sur l'embrayage. La Toyota démarra. Alors que la voiture filait à toute allure dans les allées sombres du quartier résidentiel où l'on habitait, je pris mon courage à deux mains.
— Est-ce que quelqu'un va enfin m'expliquer ce qui se passe ?
Pour toute réponse, ma mère murmura :
— Tu ne crois quand même pas que …
Elle était blême. Mon père, tout aussi livide, secoua la tête. Je jetai un regard à mon frère et à ma sœur qui, eux aussi, faisaient une tête d'enterrement. Il ne m'en fallut pas plus pour confirmer mes craintes. Ma grand-mère maternelle avait la santé fragile, et le docteur nous avait prévenus que ses jours étaient comptés. Enseignante à la retraite, elle était le pilier de notre famille, celle qui nous tenait tous soudés. Le mois dernier, une crise cardiaque l'avait faite hospitaliser et depuis, rien n'avait plus été pareil à la maison. Maman était stressée en permanence, papa était stressé de la voir stressée et nous, nous étions stressés de les voir stressés tous les deux. Sans un mot, je reposai ma tête sur mon siège et regardai défiler les lampadaires à toute vitesse.
Sur le trajet, personne ne pipa mot. Qu'y avait-il donc à dire en de telles circonstances ? J'espérais seulement que j'aurai le temps de dire deux derniers mots d'adieu à ma grand-mère. "Merci" pour ses bons petits plats et pour m'avoir toujours soutenu en toutes circonstances, et "pardonne-moi" pour tous les soucis que j'avais pu lui causer. Malgré toutes mes frasques, l'amour que j'avais pour elle était sans limite. Grand-mère avait ce don de toujours faire ressortir le meilleur de ceux qui la côtoyaient, et alors que j'entrais dans les méandres de l'adolescence, elle était peu à peu devenue ma confidente. C'était à elle que j'avais parlé de mes problèmes à l'école, c'était à elle que j'avais confié ma peur de l'avenir et c'était à elle que j'avais avoué pour la première fois que-
Mon père se gara à la hâte sur le parking de l'hôpital, un peu n’importe comment, mais on n’avait pas le temps. Bien que la pluie ait cessé, la nuit était glaçante et l'air froid me brûla les poumons lorsque je descendis de voiture.
— Que s'est-il passé ? demanda mon père au secrétaire de l'accueil, les nerfs à vif.
Le jeune homme, qui n'en savait apparemment pas plus que nous, nous fit signe d'attendre un instant et passa un rapide coup de téléphone. Une infirmière apparut deux minutes plus tard, la mine contrite.
— Monsieur et Madame Killighan, c'est bien cela ? Je ne peux rien vous assurer pour l'instant, mais nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. Veuillez attendre ici, je reviendrai vers vous dès que possible.
Puis, sans ajouter un mot, elle s'éclipsa aussi vite qu'elle l’aurait fait devant une meute de loups affamés. Désemparée, ma mère s'effondra sur l'un des sièges de la salle d'attente et trouva un peu de réconfort dans les bras de son mari. Mal à l'aise, je m'assis un peu à l'écart, sur un siège de la rangée d'en face. Ma sœur, la main de Lucas dans la sienne, se mit alors à fixer ce qui se trouvait droit devant elle : moi. Son regard, empreint de colère et de mépris, me transperça de toute part. Pensait-elle, elle aussi, que tout était de ma faute ? Je n'avais pas rendue grand-mère malade ! Et puis, elle n'était même pas là quand c'était arrivé ! Elle n'avait pas le droit de m'accuser ! Et pourtant…Pourtant, j'avais bel et bien provoqué sa crise cardiaque, celle qui avait signé son avis de mort avec sursis.
Fuyant le regard de ma sœur, je fermai les yeux et me remémorai pour la millième fois ce fameux jour où j'avais tenté de faire le mur. C'était une de ces idées stupides qu'ont les adolescents dans la fleur de l'âge, mais à l'époque, je n'y voyais aucun mal. J'avais l'intention de rentrer bien avant que quiconque ne se réveille, et alors personne n'en aurait jamais rien su. Au cas où, j'avais même pensé à cacher sous la couverture de mon lit quelques oreillers et peluches pour simuler ma présence. J'avais tout prévu. Tout, sauf que mon père serait sorti dans le jardin pour récupérer ses lunettes de lecture, qu'il avait oublié sur le transat, pile au moment où je serai sur le point de sortir par la porte de derrière. Ni une ni d'eux, il m'avait attrapé par le bras et tiré jusqu'au salon où ma grand-mère tricotait des chaussettes. Ou peut-être était-ce un pull. Elle n'avait jamais été très douée en tricot, mais elle se plaisait à dire que c'était un bon passe-temps pour une vieille dame de son âge et nul ne se serait risqué à la contredire.
— Tu allais où comme ça, j'peux savoir ? avait hurlé mon père. Encore et toujours ce Matthias, hein !
Il connaissait déjà la réponse, et elle ne lui plaisait guère. Préférant la rébellion à la soumission, j'avais répondu :
— Tu dis ça comme si c'était un crime ! C'est un garçon de bonne famille, pourtant !
— Tu sais très bien que ce n'est pas ça le problème !
— Quoi alors, tu crois qu'il n'est pas assez bien pour ton fils ? avais-je demandé sur un ton provocateur.
Je jubilais. Le visage de mon père était devenu si rouge et enflé de colère que j'avais cru un instant qu'il allait me tordre le coup. A la place, il s'était saisi de la première chose qui lui était tombée sous la main - une pipe en bois qu'il ne fumait jamais et qui prenait la poussière sur la cheminée depuis des années - et s'était mis à me frapper avec. Une pipe, ça n'a l'air de rien comme ça, mais ça fait un mal de chien. Ma grand-mère s'était alors levée d'un bond pour stopper mon père, mais la vivacité de son geste avait eu raison de son cœur qui s'était arrêté en même temps que le bras de son gendre qui s'apprêtait à m'infliger le coup de grâce.
Ce souvenir, gravé dans ma mémoire, me hantait chaque soir alors que j'étais sur le point de m'endormir et l'écho du fracas de la table basse, qui s'était écroulé sous le poids de ma grand-mère résonnait encore dans mes oreilles. Si les pompiers n'étaient pas arrivés à temps... Mes parents m'en voulaient-ils toujours d'avoir mis grand-mère dans cet état ? M'en voulait-il d'être à l'origine de son séjour prolongé à l'hôpital ? Ils ne laissaient transparaître aucun sentiment à mon égard, mais je me doutais bien qu'au fond, ils devaient toujours me tenir pour responsable, moi, le fils aîné qui n'avait jamais été à la hauteur de leurs attentes. Moi, qui les avais toujours déçus. Moi, qu'ils avaient un jour traité de "honte de la famille" lorsque je leur avais avoué que ma relation avec Matthias allait au-delà de la simple amitié.
N'en pouvant plus de rester là, avachi sur mon siège, à ne rien faire d'autre qu'attendre et subir le regard foudroyant de ma sœur, je décidai d'aller prendre l'air.
— Je vais me dégourdir un peu les jambes, quelqu'un veut venir avec moi ?
Aucune réponse, pas même un regard. Très bien, pensai-je. Vous pouvez m'en vouloir autant que vous voulez si cela peut vous aider à surmonter la situation. Je voulais être seul, de toute façon.
Je me dirigeai donc vers les distributeurs automatiques et m'enfonçai dans les couloirs. Il faisait bien trop froid dehors pour que je me risque à m'aventurer dans le parc, et je préférais tout de même ne pas trop m'éloigner, au cas où l'infirmière reviendrait avec des nouvelles de grand-mère. C'était tout moi ça. Je tenais à mon indépendance et à ma liberté comme à la prunelle de mes yeux, je refusais toujours d'être pris à parti dans les histoires familiales, mais au fond, je ne supportais pas l'idée d'en être exclu. C'était ma façon à moi de contrôler les choses. De loin et de près à la fois.
Je vagabondai dans les couloirs, rasant les murs pour ne pas me mettre en travers de la route des médecins, infirmiers et aides-soignants qui semblaient tous être au four et au moulin. Secrètement, je les admirais. Ils sauvaient des vies en permanence tout en étant confronté à la mort à chaque instant, la lourde responsabilité du destin de leurs patients et de leur famille sur les épaules. Moi, je n'aurais jamais pu supporter la pression et le rythme infernal qu'ils subissaient.
Le couloir dans lequel j'errai se transforma petit à petit en galerie d'art. L'exposition du jour : peinture avec les doigts. J'étais vraisemblablement dans le service des enfants atteints du cancer. Je m'arrêtai devant l'une des chambres affublée de baies vitrées dont les six lits étaient occupés. Les murs étaient recouverts de dessins, de stickers de fleurs et de dauphins, de paillettes et d'étoiles, de quoi égayer un peu cette chambre d'hôpital où les petits patients passaient probablement le plus clair de leurs temps. Une petite fille au crâne chauve et reliée à une perfusion lança un regard vers moi et sourit. Il y avait quelque chose dans ses yeux pétillants et ces dents blanches qui me retournèrent l'estomac. Désarmé, je lui souris en retour et lui fit un petit signe de la main. Une femme en tailleur et chignon serré entra alors dans la chambre et se dirigea vers la petite fille qu'elle prit dans ses bras. Ce devait être sa mère. La gorge nouée, je détournai le regard, espérant sincèrement que la petite fille s'en sortirait. Il y avait tant de personnes âgées grabataires, dans un état de santé et mental déplorable, qui n'attendaient plus que d'être rappelées là-haut et pourtant, la grande faucheuse s'adonnait au plaisir d'emmener avec elle des enfants qui avaient toute leur vie devant eux. J'avais beau me demander pourquoi, une seule réponse, simpliste mais évidente, me venait à l'esprit : la vie est une garce.
Au détour d'un couloir, je croisais un couple en pleurs. J'accélérai le pas, à la fois pour leur laisser leur intimité et pour fuir cette souffrance qui émanait de leurs larmes. Malgré moi cependant, je me demandais ce qui leur était arrivé. Encore la manifestation de cette curiosité morbide qui poussait les gens à filmer un drame avec leur téléphone portable plutôt que d'aider les victimes...
Plus j'avançais dans ces couloirs, plus le besoin de fuir cet endroit grandissait. J’étais en train d’étouffer dans la souffrance du monde. L'atmosphère était oppressante, mais que pouvait-on attendre d'autre d'un hôpital ? Plus loin, le couloir que j'arpentais se scindait en deux. Deux flèches pointant chacune dans un sens opposé étaient accrochées au mur : l'une portait l'inscription "gériatrie", l'autre indiquait la maternité. Je restai coi devant tant d’ironie. J'avais tort. On avait souvent tendance à l'oublier, mais si l'hôpital était un lieu où rôdait la mort, il était aussi l'endroit où fleurissait la vie. Sans réfléchir, je me dirigeai vers la maternité, choisissant les premiers cris aux derniers souffles.
Là, une sage-femme sorti d'une pièce le visage luisant, tenant dans ses bras un bébé tout fripé, enroulé dans une couverture, qui hurlait à s’en décoller les poumons. Voilà qui était réconfortant. Je m'inquiétais toujours pour grand-mère, mais avoir la preuve que l'on pouvait ressortir de cet endroit autrement que les deux pieds devant me redonnait espoir. Je décidai alors de retourner dans la salle d’attente. Peut-être y'avait-il du nouveau à propos de grand-mère ? Je remontai les couloirs un à un, le regard fixé droit devant moi, soudain anxieux. Et si ma grand-mère était déjà partie ? Et si elle était en ce moment-même en train de murmurer péniblement ses dernières volontés ? Et si –
Un brancard surgit devant moi et me fit une queue de poisson. Je me stoppai net, fixai le corps recouvert d'un drap blanc. Mon estomac se souleva. Pitié, faites que ce ne soit pas Grand-mère... Pitié, faites que ce ne soit pas Grand-mère...Par un accès de volonté dont je ne me serais jamais cru capable, je jetai un nouveau coup d'œil au brancard. Ouf. Grand-mère était beaucoup plus potelée et elle ne portait jamais de talons hauts. Je soupirai, à la fois soulagé que ce ne soit pas ma grand-mère et honteux de me sentir soulagé que quelqu'un d'autre soit décédé.
Ma famille était toujours installée sur les sièges de la salle d'attente, au même endroit et dans la même position que lorsque je les avais quittés. Tant mieux, je n’avais pas raté les grands-adieux. Dans l'intention de retarder encore un peu le moment où je me joindrais à eux, je fis un pas en direction du distributeur, mais je me souvins que je n'avais pas d'argent. On m'avait souvent accusé de ne pas savoir faire preuve de tact, mais je savais tout de même que ce n'était pas le meilleur moment pour réclamer de la petite monnaie à mes parents. Sans un mot, je me rasseyais donc, à côté de Lucas cette fois, pour éviter le regard crispé de ma sœur. Le petit frissonna lorsque je m'assis près de lui, comme si j'étais un fantôme. Comme Solène, je posai alors ma main sur la sienne pour le réconforter.
Lors de ma brève absence, la télévision avait été allumée et apparemment, elle était bloquée sur une chaine d'information en continue. Quoi de plus joyeux que des guéguerres de politiciens, des accidents de la route et des retraités en vacances pour nous faire oublier que notre proche était peut-être sur le point de partir ? Grand-mère…que pouvait-elle donc être en train de vivre en ce moment-même ? Que pouvait donc ressentir ceux qui étaient entre la vie et la mort ? Certaines personnes, qui avait frôlé cette dernière, avaient raconté avoir aperçu une lumière blanche, d'autres avaient rapporté avoir vu défiler toute leur vie devant leurs yeux. D'autres encore, clamaient le néant. Au final, ceux qui étaient allés assez loin pour savoir ce qu'il y avait réellement de l'autre côté n'étaient jamais revenus pour nous le raconter...Presque malgré moi, je fermai les yeux et me mis à prier. Ma famille n'avait jamais été très religieuse, et pour être franc, je ne savais pas vraiment à qui s'adressaient mes prières. Mais c'est toujours dans les moments les plus dramatiques que l'on se met à vouloir croire en quelque chose, pas vrai ? Nous avons tous besoin d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher dans ces moments-là, quelque chose qui nous est à la fois inconnu et supérieur, et que l'on pourra plus tard blâmer si les choses tournent mal. « Grand-mère, reviens-nous », priais-je en silence. « Reviens-nous et mijote-nous de bons petits plats que nous dégusterons en portant tes chaussettes tricotés avec amour. A moins que ce ne soit des pulls. » Je priai ainsi quelques instants jusqu'à ce qu’une nouvelle infirmière nous interpelle. Je bondis de mon siège avec un tel empressement que ma vision se troubla et que mes jambes se mirent à flageoler.
— Votre fils…, annonça l'infirmière.
J'ouvris la bouche de stupeur. Quoi ? Grand-mère avait-elle parlé de moi ? Elle aussi m’en voulait d’avoir précipité sa mort ? Ou voulait-elle me faire ses adieux, moi le petit-fils qui avait tant déçu son père en révélant son homosexualité, qui avait toujours exaspéré sa mère en se bagarrant à l'école, et qui n'avait jamais vraiment été un modèle à suivre pour son petit frère et sa petite sœur ?
—Je suis désolée. Votre fils a succombé à ses blessures. Nous n'avons rien pu faire.
Le sang bouillonna dans mes veines et le blanc lumineux de la salle d'attente, qui m’aveuglait, m’aspira.
Bien sûr que oui.
Cette nouvelle est écrite avec un rythme trépidant, on sent vraiment l'angoisse monter chez le narrateur.