Assise devant mon écran d’ordinateur, je scrutais des colonnes et des colonnes de chiffres sur Excel. Mes yeux me faisaient mal. Je décidai alors de m’adosser quelques instants à mon fauteuil en cuir et de fermer les yeux afin de les soulager un peu. C’est alors que j’entendis la porte s’ouvrir avec fracas et à peine eus-je eu le temps d’apercevoir voir une silhouette noire entrer puis immédiatement s’accroupir derrière mon bureau. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Je me relevai instantanément pour contourner mon bureau afin de découvrir qui s’était tapi là. En voyant son visage, je le reconnus immédiatement. Son doigt sur les lèvres m’intimait le silence. Un horrible pressentiment m’oppressa le cœur.
- Qu’est-ce que vous faites là ? bredouillai-je.
En guise de réponse, il se contenta d’entrouvrir sa veste en cuir noir usé. Un très long couteau m’apparut. Sa lame était si longue que je ne pouvais même pas en discerner le manche. Je savais que j’étais dans de beaux draps. Il fallait que je fasse quelque chose mais je ne savais pas quoi. Un des vice-présidents de l’entreprise passa dans le couloir, derrière la baie vitrée de mon bureau, en me salua de la main avec un sourire. Sous le choc, je n’ai pas pu lui rendre la politesse. Mes yeux devaient être exorbités de terreur. J’espérais ainsi lui exprimer ma détresse mais c’était sans succès. Il reprit immédiatement un air sérieux, probablement vexé, et passa son chemin tête baissée.
Pendant ce temps-là, l’intrus avait ouvert une des commodes contre la baie vitrée de mon bureau dans laquelle j’archivais les dossiers de comptabilité de ces dernières années et s’y installa en position fœtale, non sans avoir jeté à terre quelques classeurs. Il n’en était pas à sa première tentative et cette fois-ci, je sentais qu’il voulait réussir son coup.
Je tentai alors de nouer le dialogue :
- Pourquoi vous êtes venu me voir, moi ?
Si quelqu’un était en train de me regarder du couloir, on croirait que j’étais en train de parler à ma commode. Vu les circonstances de force majeure, il m’importait peu que je passe pour une folle aux yeux de mes collègues.
Enfermé dans son mutisme, l’homme de la commode ne me regardait même pas. Toutefois, lorsque j’esquissai un pas pour rejoindre la porte de mon bureau, il me saisit la cheville avec une telle célérité que je trébuchai, sans toutefois tomber.
- Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ? Pourquoi moi ? Je ne peux pas vous aider, vous le savez bien. Emilie a fait son choix et je ne peux rien y faire !
C’est alors qu’il me jeta un regard de hargne pur.
- Vous et moi sommes dans le même bateau, tentai-je de l’amadouer en adoucissant le ton.
En psychologie, faire croire à l’agresseur qu’on est pareil, qu’on traverse les mêmes difficultés. Créer autant de similitudes possibles afin qu’une connexion émotionnelle s’installe. Comme avec un enfant, je m’accroupis devant lui pour être à la même hauteur. Autre moyen de créer la connexion. Bon, il ne fallait pas non plus que j’oublie de rester à une distance raisonnable. Le gars avait quand même sur lui un couteau de boucher.
- Dis-moi, qu’est-ce que tu veux ?
Ça y est, je venais de passer au tutoiement. Ma parole, j’ai trop regardé d’enquêtes criminelles sur YouTube ! Lorsque le détective déploie toutes ses astuces de manipulation pour faire avouer le suspect. Mais bon sang, je ne suis pas détective ! Je suis une simple contrôleuse de gestion, en plein clôture trimestrielle, et je veux juste finir mon travail et rentrer chez moi !
Il avait dû sentir ma colère. L’homme émit alors un grognement sourd tout en me jetant un regard encore plus noir que le précédent. Il paraît que les psychopathes possèdent un sixième sens hors pair. Je me perds encore dans mes perspectives de détective. Il fallait que je reprenne le contrôle de la situation mais que faire ? Si je hurle, probablement qu’il m’attaquerait et me tuerait. J’eus une pensée émue pour mon chat qui resterait orphelin. Pauvre chou. Si je ne faisais rien, cet énergumène risquerait de squatter mon bureau ad vitam aeternam. Hors de question. A court d’idées, je me contentai de lui poser une question :
- Je peux m’asseoir, là, sur une des chaises devant mon bureau ? Je serai à portée de main de toi, je ne vais pas me sauver, donc tu n’as pas à t’inquiéter.
- D’accord.
Alléluia. L’homme avait parlé, ou plutôt grommelé. Je m’assis face à lui. Bizarrement, plus le temps passait, plus je me sentais calme. Certes, un horrible pressentiment me tenaillait toujours le cœur mais mon énergie était plus ancrée dans l’instant présent et cela me procurait un calme étrange. Je restai ainsi de longues minutes en silence face à cet homme recroquevillé dans ma commode de bureau.
- J’aime…Emilie, articula-t-il difficilement.
Je le regardai d’un regard que je voulais le plus neutre possible. La dernière chose que je souhaitais est qu’il croie que je le prenais en pitié. Les psychopathes n’aiment pas cela. Je gardais toujours le silence. Je voulais comprendre ce qui se passait dans sa tête. Peut-être que cela me donnerait des billes pour négocier, sauver ma peau et celle d’Emilie au passage. Pendant deux secondes, je me surpris à rêver que j’avais ma à disposition, sous l’accoudoir de ma chaise, un bouton d’urgence que j’appuierais et qui serait directement relié au commissariat le plus proche.
Le silence fut interrompu par la sonnerie de mon téléphone fixe sur mon bureau. Je regardai l’homme d’un regard entendu, du genre « faut bien que je réponde pour éviter que la personne ne rapplique ». Il hocha imperceptiblement la tête. Je bondis de ma chaise et saisis le combiné.
- Allô ?
Ma voix était bien trop aiguë pour sembler normale. Merde. C’était Emilie.
- Non, je suis trop occupée maintenant avec tous ces chiffres à revoir. Je passerai te voir quand j’aurai terminé, d’accord ?
- Ha, arrête de me raconter des salades, dit Emilie en partant d’un grand éclat de rire. Je t’ai vue assise devant ton bureau pendant un bon quart d’heure à rien faire !
- Oui, enfin non ! J’étais en train de réfléchir à comment équilibrer mon débit-crédit, c’est une prise de tête parfois, tu sais bien !
Mon Dieu. Faites qu’elle ne rapplique pas dans mon bureau.
Un court silence s’installa durant lequel Dieu lui-même devait s’échiner à répondre à ma prière.
- Bon, ok, finit par répondre Emilie. Tu serais partante pour un after tout à l’heure vers 19h ? Marc sera de la partie.
Marc. Ô Marc. L’homme qui chamboulait mes sens, mes pensées et mon identité. Soudain, l’homme de la commode tapa si fort contre la paroi que j’en poussai un petit cri.
- C’était quoi ? s’enquit immédiatement Emilie.
- Rien, enfin, si je me suis…putain de merde…cognée contre le bureau !
L’homme m’intimait de mettre fin à la communication en entrouvrant une fois de plus sa veste pour dévoiler son couteau de malade mental.
- Bon, hé, je te laisse, je dois y retourner. Je vous retrouve directement sur place, pas la peine de venir me chercher, ok ?
- Ok, répondit une Emilie tout enjouée.
Je raccrochai. Je me sentais abattue. Enfermée dans une cage en verre face à un homme enfermé dans sa douleur.
- C’est quoi ton plan, au juste ? dis-je avec une pointe de colère dans la voix. Emilie ne veut pas te voir. Tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé la dernière fois ? Les flics, la plainte ? Tu crois l’aimer mais ce n’est pas le cas ! Vous ne vous connaissez même pas ! Vous vous êtes croisés quelques fois dans un bar mais sans plus ! Et pour je ne sais quelle raison, tu fais une fixette sur elle alors qu’elle n’en a rien à faire de toi !
J’étais consciente que j'étais en train de provoquer un déséquilibré et que tout était désormais possible. Mon horrible pressentiment s’intensifiait. Mon souffle s’accélérait. Les yeux fiévreux de l’homme dans la commode brillaient d’une lueur maléfique. Il me fixait sans bouger ni cligner des yeux. Devant moi, la baie vitrée de mon bureau reflétait le reflet de nuages dodus en train de naviguer tranquillement sur un ciel bleu en cette fin d’après-midi. La vie semble si banale, jusqu’au jour où un événement vient tout changer.
C’était le début du printemps. Je devrais finir mon travail et aller rejoindre mes collègues sur une terrasse chaude et ensoleillée. J’aimerais avoir le courage cette fois-ci de parler avec Marc. Suivre un peu plus mon cœur et beaucoup moins mes peurs. Je mérite d’être heureuse et…amoureuse. En tournant ma tête vers mon écran d’ordinateur, les colonnes de chiffres, bien plus longues que la lame du fou en face en moi, me narguaient et semblaient me contredire.
Pourquoi étais-je en train de subir ce qui était en train de m'arriver ? Parmi tous les collègues d’Emilie, pourquoi ce déséquilibré m’a choisie, moi, et non quelqu’un d’autre ? Je décidai de lui poser la question. Il me répondit du tac au tac :
- Parce que t’es le genre bonne poire qui se sacrifie tout le temps pour les autres, y compris pour moi.
Sa phrase me fit l’effet d’un coup de poing au foie suivi d’un crochet au menton. J’étais K.O, à terre. Cela me rappela ce que j’avais toujours pensé : les fous n'étaient pas vraiment fous. Ce sont des personnes connectées à d'autres dimensions, invisibles et intangibles. Ce sont les incompris de nos sociétés matérialistes qui nous imposent de ne croire que ce l'on voit. La preuve: cet homme, que je n’avais croisé qu’en de rares occasions, avait vu juste en moi.
Je me sacrifie toujours pour les autres, je ne dis jamais non, je récupère toujours le travail de mes autres collègues lorsqu’ils partaient en vacances, je rate la promotion promise à un quart de point près sur ma fiche d’évaluation et quelqu’un qui bossait moins que moi l’obtenais à ma place, je quémande de la reconnaissance sans jamais la recevoir. Pourtant je ne suis pas bête. J’ai mes diplômes, j’ai fait de longues études. C’est juste que je suis bonne poire. Depuis toujours. Un jour, une amie m’avait dit que je devais porter l’énergie de l'abus en moi. J’attirais les relations toxiques comme la merde attire les mouches. D’où ma distance avec Marc, bien qu’il me plaise beaucoup. Je préférais le doux rêve d’une relation imaginaire au lieu d’une réalité sentimentale faite d’abandon et de déceptions. Malgré les déboires que je pouvais y rencontrer, mon travail représentait l’unique récompense dans ma vie, ou plutôt la situation avec une douleur a minima. C’était ok pour moi.
Perdue dans ces réflexions, j’en perdis ma concentration sur mon environnement physique immédiat. Il y avait quand même un fou dans la commode de mon bureau.
Soudain, quelqu’un frappa à la porte vitrée de mon bureau. C’était Emilie. Elle mima le mouvement pour me demander si elle pouvait entrer. Je me levai instantanément en secouant vigoureusement la tête et en lui mimant en retour le mouvement « plus tard » avec ma main. Emilie fronça les sourcils avec un air d’incompréhension avant de rebrousser chemin.
A la seconde où je tournai le dos, la porte s’ouvrit derrière moi. Paniquée, je me retourne. Emilie, une légère grimace sur le visage, chuchota :
- Hey, désolée d’insister mais t’aurais pas un tampax ?
C’étaient les derniers mots que j’entendis. La suite n’était que hurlements et grognements, suivis du bruit incessant d’une lame s’enfonçant dans de la chair fraîche. Le bruit de la mort. Ma vision se brouilla. Les hurlements se firent de plus en plus lointains, puis ce fut le noir complet.
*
En ouvrant les yeux, je ne voyais que du blanc autour de moi. Je compris que je me trouvais dans l’au-delà. Une certitude instantanée que je n’avais jamais ressentie. Je ne pus m’empêcher de penser à toutes ces âmes dont j’avais entendu parler de mon vivant : celles qui, une fois détachées du corps physique, ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Je me disais qu’elles devaient déjà vivre dans le déni ici-bas et ne faisaient que le perpétuer de l’autre côté. Il paraît que c’était ainsi : ce qu’on vit lors de notre incarnation, on le retrouve après la mort. Personnellement, j’avais toutes ces théories en tête mais jamais je ne les avais mises en pratique. A vingt-neuf ans, jamais je n’avais pensé qu’une mort aussi prématurée et violente me rattraperait. Je décidai alors de regarder un peu autour de moi.
Une salle d’attente blanche, des chaises blanches et des murs et un sol tout aussi immaculés. Au coin de la pièce, un homme était assis en tailleur, les yeux fermés, sur une des chaises. C’était l’homme de la commode ! On a donc dû s’occuper de lui au bureau et ne s’en était pas sorti vivant ! Mon sang ne fit qu’un tour et je me levai pour en découdre avec lui. En me rapprochant de lui, je sentis une énergie de paix et d’amour me repousser, un peu comme le ferait deux aimants aux polarités identiques. L’homme se tourna vers moi avec un regard cette fois-ci empli de paix et se contenta de me dire calmement :
- Ce n’est pas ma faute. Je n’ai fait que remplir ma mission.
Mais qu’est-ce qu’il raconte ce clown ?
Au même moment, une porte s’ouvrit de ne je sais où et un « expert » apparut devant nous. Je l’appelle ainsi parce que le mot « expert » était simplement brodé en lettres bleu turquoise sur sa blouse d’un blanc éclatant. Cela me rappelait mes souvenirs d’école primaire où je devais porter une blouse jaunâtre avec mon nom brodé dessus. Chassant d’un mouvement de tête ces souvenirs, je me concentrai sur ce petit homme, un peu rond, chauve et aux yeux rieurs.
- Comme on se retrouve ! dit-il avec une voix forte et enthousiaste. Entrez, je vous prie.
L’homme de la commode se leva et, lentement, entra par la porte que lui indiquait l’expert. Je restai plantée là. L’expert me regarda par-dessus ses lunettes et me fit comprendre que je devais le rejoindre. Comme je ne comprenais rien à tout ce qui était en train de se passer, je décidai de ne pas offrir de résistance.
Une fois la porte franchie, je me retrouvai dans une salle de classe qui me rappelait justement celle de mon école primaire. Une grande salle, de hautes fenêtres à carreaux, des dessins d’enfants autour et plein de pupitres en bois, sur lesquels les élèves avaient gravé moults lettres, étoiles et autres signes indéchiffrables. A peine m’étais-je assise qu’un film se projeta sur l’immense tableau vert sombre en face. Instantanément, je ressentis le même sentiment de certitude que lors de mon arrivée dans l'au-delà : ce film était une rétrospective de nos vies antérieures, à l’homme de la commode et à moi. Nous n'en étions pas à notre première rencontre !
Il était maquereau pendant la Prohibition et moi sa prostituée. Sa chose.
Il était propriétaire terrien aux Etats-Unis au dix-neuvième siècle et moi son esclave.
Il était prêtre dans l’église de mon village et moi un enfant de chœur dont il abusait sexuellement.
Il était calife et moi la moins favorite de son harem. J’étais plus son souffre-douleur.
Il était mon beau-père et moi sa belle-fille sur laquelle il ne pouvait s’empêcher de pratiquer ses tactiques d’humiliation les plus sadiques.
Le film dura ainsi, je ne peux pas dire combien de temps. Nous étions après tout dans une autre dimension. Je pleurais désormais à chaudes larmes devant mes innombrables vies de souffrances passées. L’homme de la commode, lui, ne montrait aucun signe de gêne. Il semblait imperturbable. Mon cœur sut à ce même moment que l’âme de cet homme était mon wake-up call à chacune de mes incarnations.
Comme s’il lisait dans mes pensées (cela devait être le cas vu l’endroit où je me trouvais), l’expert se planta devant moi, droit comme un i :
- Vous lui avez donné du fil à retordre, vous ne trouvez pas ?
Assise derrière mon pupitre, je levai ma tête vers lui, comme le ferait une enfant de sept ans prise en faute. Je ne savais pas quoi dire.
- Je ne vais pas tourner autour du pot, enchaîna-t-il. Normalement, avec autant d’incarnations en tant que victime, la leçon aurait dû être apprise : dire non à votre persécuteur, développer votre estime de vous -même, répondre à vos besoins et cesser de vous sacrifier au nom de je ne sais quel idéal que même nous, ici, n’avons jamais pu comprendre. Vous avez persisté dans votre mode opératoire pendant plus de dix mille ans ! Nous vous avons donc rappelé plus tôt que prévu, ou plutôt nous avons obéi à Dieu qui voulait vous rappeler à Lui, parce que nous voulons corriger ce « bug » dans votre programme d’incarnation.
J'avais toujours su que quelque chose ne tournait pas rond chez moi, mais de là à apprendre que Dieu Lui-même me rappelait pour corriger mes imperfections, c'en était trop. L’expert ne s’arrêta pas là :
- Votre compère ici présent a fait de son mieux à chaque fois pour vous…réveiller mais rien n’y a fait. Il a pourtant parfaitement joué son rôle à chaque incarnation : celui de bourreau et, indirectement, de maître spirituel. Une relation tellement mauvaise et abusive qu’elle est censée provoquer un soubresaut chez l’âme en question et l’aider à évoluer et à finalement sortir du cycle répétitif de l’incarnation. Mais…
- Mais quoi ? rétorquai-je immédiatement, vexée comme un pou.
- Mais nous, experts au service du Divin, avons omis de vous faire vivre une expérience capitale lors de toutes vos précédentes incarnations, ajouta l’expert, quelque peu gêné. Une expérience si forte que n’importe qui la vivant plus ou moins longtemps finit par se réveiller. Dans votre cas, vous êtes à la limite du nombre d’incarnations permises à une âme pour évoluer et sortir du cycle d’incarnations. Au-delà de ce nombre et si votre âme n’a pas évolué au point requis, celle-ci se retrouvera coincée à jamais dans le Grand Walou !
Le visage rondouillet de l’expert se rapprocha, au point de se retrouver presque collé au mien. J'étais terrifiée. J'étais loin de comprendre tout ce qu'il me racontait. Je saisissais toutefois qu'ici aussi, je risquais de rater ma promotion.
- Le grand walou ? tentai-je de balbutier, complètement abattue. C’est quoi ?
Au lieu de me répondre, l’expert projeta une vidéo sur le tableau vert sombre. J’y vis les entrailles rougeoyantes de la terre, ressemblant au magma d’un volcan. Des cavernes sombres. Des ombres circulaient, nombreuses, terrifiantes et elles me semblaient agitées. J’étais en train de regarder l’enfer éternel. C’était ça, le grand walou. Je déglutis difficilement. Je ne souhaitais pas terminer une succession d’incarnations difficiles avec…ça.
Je me redressai courageusement sur mon banc d’école en regardant l’expert en blouse blanche droit dans les yeux, en espérant que ma voix ne trahirait pas ma panique.
- Quelle est l’expérience que vous avez oubliée de me faire vivre, au juste ?
- Le mariage ! répond-il du tac au tac.
- Hein ? Je ne comprends pas.
- Lors d’une incarnation terrestre, nos récentes statistiques collectées pendant les quatre derniers siècles ont montré qu’un mariage toxique constituait la meilleure expérience pour prendre conscience du schéma victime-bourreau. Dans votre cas, je ne sais pour quelle raison, c’est pour ça que j’ai parlé plus tôt d’un « bug » dans le système, nous avons omis de vous faire vivre cette expérience. Vous ne viviez l’abus que de façon intermittente. Il n’y avait pas suffisamment de continuité pour vous faire comprendre conscience de la leçon la plus importante pour une âme : sa souveraineté. Donc, vivre avec une personne qui abuse de vous, vous diminue, vous abandonne, vous prive de vos rêves, de votre argent et de votre estime, chaque jour et ce, pendant des décennies, est la meilleure expérience de réveil disponible à ce jour pour tout être humain incarné !
Le visage de l’expert était désormais rouge. Je trouvais qu’il se montrait un peu trop passionné par rapport à une expérience aussi horrible. Je me souviens pourtant de mes tantes qui avaient fini par divorcer après trente ans, quarante ans de mariage avec ce qu’elles appelaient des « pervers narcissiques ». Bizarrement, pendant ma dernière vie, elles m’encourageaient inlassablement à me marier alors qu’elles-mêmes vivaient un cauchemar domestique qu’elles n’avouèrent que bien trop tard, au bord de l’implosion identitaire. Prôner à autrui quelque chose qui vous détruisait au quotidien représentait à mes yeux le summum du conditionnement sociétal. Moi je leur parlais toujours du type d’homme que je rêvais d’épouser - beau, gentil, mature, empathique, généreux et drôle - et elles me rabattaient systématiquement le caquet avec un « ça n’existe pas un homme comme ça ! ». L’expert de l’au-delà, campé devant moi, ne me rappelait que trop mes tantes et je n’aimais pas ça.
- Je refuse de vivre ce genre d’expérience ! Après toutes les incarnations que vous m’avez montrées, je me sens fatiguée de me faire avoir à chaque fois ! Je suis au bout du rouleau !
- Ah…on se rebelle, c’est très bien ça, rétorqua l’expert avec un sourire en coin. Mais… c’est juste l’effet de l’au-delà ! Si on vous laisse repartir sans mariage toxique cette fois-ci, nous vous perdrons à jamais. Ceci est tout simplement votre dernière chance.
Cette fois, je lisais de l’inquiétude sur son visage. Il avait dû recevoir des consignes claires à mon sujet de la part du Big Boss. Du coin de l’œil, je pouvais voir l’homme de la commode, les yeux fermés, toujours assis en tailleur comme s’il méditait en attendant que mon sort soit scellé.
- Ici, vous vous souvenez un peu plus de qui vous êtes vraiment mais une fois incarnée, vous êtes frappée d’amnésie comme toutes les autres âmes ! Vous êtes sous ma responsabilité ! Mon job est de vous aider à faire évoluer votre âme, un point c’est tout !, insista l'expert.
- En me faisant vivre le mariage de l’horreur ? Je refuse ! braillai-je en croisant les bras, la moue boudeuse.
Brusquement, l’expert s’élança comme un fou vers le rétroprojecteur et me refit voir le film du Grand Walou. Cette fois-ci, une musique accompagnait ces images terrifiantes. Je reconnus la bande originale du film d’horreur « La Chose » de John Carpenter, que j’avais vu et revu des dizaines de fois lors de mon adolescence. En gros, j’avais le choix entre la peste et le choléra. Toutefois, l’un était éternel et l’autre ne durerait que, au pire, quelques décennies.
- Qu’est-ce qui se passe quand une âme arrive à évoluer au niveau qui lui est prévu ? m’enquis-je pour collecter plus d’informations, comme si on discutait de l'achat d'une voiture alors que je négociais en réalité le salut de mon âme.
Je voulais savoir quand même si le jeu en valait la chandelle. Bon ok, la simple perspective d'éviter le Grand Walou était suffisamment motivante en soi mais j'étais curieuse.
- L’âme peut alors rencontrer Dieu, répondit l’expert laconiquement.
J’en attendais plus.
- Et ?
- Ah oui, c’est vrai, j’oublie souvent que les âmes humaines n’arrivent pas à saisir la portée d’une telle rencontre. Pensez à votre meilleur souvenir lors de votre dernière incarnation et multipliez-le par…je ne sais pas, un milliard, cent milliard, dix trilliards !!!, dit-il totalement emporté par sa propre ferveur.
- Ok, ok, ça va. Calmez-vous. Bon, je suis d’accord. De toute façon, je pense que c’est soit le mariage toxique soit le Grand Walou. Donc mon choix est tout fait !
L’homme de la commode se leva soudainement et se dirigea vers la sortie. Avant de quitter la pièce, il se retourne lentement vers moi et me dit simplement « A bientôt ». Un frisson de terreur me parcourut l’échine.
Inquiète, je me tournai vers l’expert. Je devais le regarder comme une naufragée en pleine mer regarderait une bouée de sauvetage qu'on venait de lui lancer.. Une profonde compassion à mon égard émanait de lui. Il secoua alors rapidement la tête comme empêcher son émotion de le distraire de sa mission :
- Bon premièrement, vous oublierez tout de notre conversation actuelle quand vous repasserez de l’autre côté. L’amnésie fait partie du jeu. Ensuite, une chose très importante. Afin de ne pas violer la loi du Consentement, je suis obligé de vous poser la question suivante : voulez-vous retourner vous réincarner sur Terre et vivre l’expérience d’éveil spirituel la plus importante que nous ayons à ce jour à notre disposition afin de permettre à votre âme d’évoluer pour de bon ?
Je pris une profonde inspiration, tiraillée entre peur et résignation.
- Oui, je le veux, proclamai-je courageusement.
Soudainement, je me sentis violemment aspirée et le noir total se fit de nouveau autour de moi.
Lorsque je rouvris les yeux, je vis les voûtes d’une église de style roman, un prêtre à ma gauche. En face, un homme en smoking et tiré à quatre épingles me fixait solennellement droit dans les yeux.
A ma droite, des dizaines de personnes bien habillées et bien coiffées étaient assises sur les bancs en rangées. Elles me souriaient toutes. J’avais du mal à respirer. Je me rendis compte que j’étais engoncée dans une énorme robe blanche meringuée dont le corset était trop serré. Je me sentais submergée par une avalanche d’émotions contradictoires.
La voix grave de l’homme en smoking qui me regardait toujours sans ciller me ramena à la réalité. Visiblement ému, il prononça :
- Oui, je le veux.
Mon mari s’appelle Cédric et il est beau comme un dieu. J’ai l’impression que je le connais depuis toujours.
J’étais aux anges.
Étrange manière de considérer les raisons qui nous poussent à agir. Je n’aime pas trop l’idée que notre destin est scellé par avance mais ce texte se lit bien.
Proposition de correction :
à peine eus-je eu le temps d’apercevoir voir une silhouette noire entrer
–> Le « voir » est de trop
→ Faites attention aux adverbes (Immédiatement surtout). Vous en mettez beaucoup, trop en fait. Vous pouvez tous les retirer. Ils n’apportent rien et alourdissent votre prose.
Ça y est, je venais de passer au tutoiement. Ma parole, j’ai trop regardé d’enquêtes criminelles sur YouTube ! Lorsque le détective déploie toutes ses astuces de manipulation pour faire avouer le suspect. Mais bon sang, je ne suis pas détective ! Je suis une simple contrôleuse de gestion, en plein clôture trimestrielle, et je veux juste finir mon travail et rentrer chez moi !
→ Les passages au présent dans ce paragraphe alors que le reste du texte est au passé m’ont gênée.
Il avait dû sentir ma colère. L’homme émit alors un grognement sourd tout en me jetant un regard encore plus noir que le précédent. Il paraît que les psychopathes possèdent un sixième sens hors pair. Je me perds encore dans mes perspectives de détective. Il fallait que je reprenne le contrôle de la situation mais que faire ? Si je hurle, probablement qu’il m’attaquerait et me tuerait.
→ Là aussi, la concordance des temps est approximative.
je me surpris à rêver que j’avais ma à disposition
→ Inversion de « ma » et « à ».
un bouton d’urgence que j’appuierais
→ « Sur lequel » à la place de « que »
Je me sacrifie toujours pour les autres, je ne dis jamais non, je récupère toujours le travail de mes autres collègues lorsqu’ils partaient en vacances, je rate la promotion promise à un quart de point près sur ma fiche d’évaluation et quelqu’un qui bossait moins que moi l’obtenais à ma place, je quémande de la reconnaissance sans jamais la recevoir. Pourtant je ne suis pas bête. J’ai mes diplômes, j’ai fait de longues études. C’est juste que je suis bonne poire. Depuis toujours. Un jour, une amie m’avait dit que je devais porter l’énergie de l'abus en moi. J’attirais les relations toxiques comme la merde attire les mouches. D’où ma distance avec Marc, bien qu’il me plaise beaucoup. Je préférais le doux rêve d’une relation imaginaire au lieu d’une réalité sentimentale faite d’abandon et de déceptions. Malgré les déboires que je pouvais y rencontrer, mon travail représentait l’unique récompense dans ma vie, ou plutôt la situation avec une douleur a minima. C’était ok pour moi.
→ Le présent me gène énormément dans ce texte au passé.
je sentis une énergie de paix et d’amour me repousser, un peu comme le ferait deux aimants aux polarités identiques.
→ le feraient
Il n’y avait pas suffisamment de continuité pour vous faire comprendre conscience de la leçon la plus importante pour une âme : sa souveraineté.
→ « prendre » à la place de « comprendre »
cent milliard
→ milliards
Mon mari s’appelle Cédric et il est beau comme un dieu. J’ai l’impression que je le connais depuis toujours.
→ Je ne comprends pas la raison du présent dans cette phrase.
Sur la forme, je pense qu'il y a des passages allégeables, un peu trop explicatifs ? Par exemple : "Il avait dû sentir ma colère parce que l’homme émit un grognement sourd" => Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de transmettre la même info de manière moins frontale ?