Lenine, vzbuď se, Brežněv se zbláznil !
Lénine réveille-toi, Brejnev est devenu fou ! (Slogan mural – Prague, août 1968)
Des jours et des nuits dans nos forêts
Homologue à tout cœur crayeux âprement diagnostiqué, le sommeil vibre de bonds jaculatoires. D’évanouissements épanouis, de bains de stimulus, de libellules aux mille envies. Lesquels forment fenêtres à nos rêves. Et c’est par celles-ci qu’en nous s’éclosent d’étranges floraisons de mondes minuscules. De dopes paillardes et de jazz pédagogiques. Perçant notre glacis, chevillant notre cerveau. Aiguisant nos yeux comme des pépites. Alors nous nous réveillons, fort peu remanié, d’ailleurs, malgré toutes ces verdeurs assiègeantes, malgré toutes ces oriflammes magnifiquement brandies. Car il faudra bien que, visage droit, figure splendide, nous chavirions vers l’Empire de notre femme, l’embrassions, nous levions et, douché, indifférencié, costume bleu nuit rendossé, nous glissions jusqu’au fauteuil sociétal pour y bramer sourd, en piètre objet ostentatoire, en fière bête inaboutie.
Leurs songes galactiques assignent les âmes atmosphériques aux flèches fanfaronnes d’un Pucinella sans fin.
Cette nuit-là, celles-ci cinglèrent leur victime de la voix narcissique et rugueuse de Mahmoud - Raji Kasser Ibn Kassab :
- Mourad... Ô Mourad... Ô Mourad... M’échapperas-Tu ? Crois-tu ? m’échapperas-tu ? Oh, oh, oh, oh, Eh là...
Depuis qu’il était seul, depuis qu’il était loin, il se sentait remisé, Mourad. Certes, il n’était plus en prison, échoué aux sables vains d’un marais cannibale. Il ne se découvrait plus, matin, au supplice de ce donjon de fosse où nombre d’esprits créatifs ou de forçats trop bruts s’étiolèrent, saignés de toute jouvence par la terreur névrotique de gardiens sans loi, l’affront poudreux de cent toiles d’araignée, la senteur toxique de mille étrons de souris, la marche bloquée à trois coins de murs et l’inclémence d’un vieux soleil luxuriant. Survolant le désert depuis l’hélicoptère le menant jusqu’à l’aéroport, il avait pu contempler son dernier quartier carcéral et les désuètes colonnades orangées des écuries de la Capitainerie. Pour l’heure, s’il se croyait seul, s’il se pensait loin, s’il se savait réfuté, c’est qu’en rétorsion à sa campagne libératoire, le Grand chiffre du Régime caïd lui avait, se rengorgeant, interdit la sortie de sa femme (Ton passeport est périmé depuis maintenant, ma jolie…).
Mais, demeurant goûteuses et carmines tel le rouge épuré d’un grand vin distillé, les lèvres de Noor le poursuivaient de leur magnétisme énigmatique. Il puisa à cet alcool envolé et déplia le ciel en une couche partagée. Alors, gonflées de mansuétude, Ancone et Amalfi, caravelles jumelles d’antipodiques Républiques maritimes voguèrent dans le moiré profond des yeux de l’aimée avant de mouiller au fin jusant de ses larmes intempestives.
Mourad écarta le coussin et se leva pour scruter l’au-delà des stores. Ce jour-ci paressait, tout engourdi, malgré son activation pressante par la mécanique de l’Humanité. Une bourrasque saisonnière attifait le quartier d’une tournoyante dramaturgie, quand, au lointain, les cloches d’un couvent, ou peut-être les trompettes de sa mémoire, annoncèrent 9 heures. Tel un fleuve puissant, une volée de passereaux sortit de la bonde céleste, infléchit sa course puis, se foudroyant en chute libre, parut talocher le visage du Numide. Celui-ci y perçut une coordination régulée et se sentit lié au faisceau de la vie. Dans le hall, lustré en son honneur, l’horloge battait le rythme de ses aiguilles constantes, le réfléchissant de sa texture de teck et de toute sa radiance. Il lui sourit, bienheureux. Prit sa douche et s’en alla d’un peignoir brahmanique, au pays mollet des oeufs coqués. Il s’y tartina des petits pains et se souvint des réclames en arabe : La vacheQuiRrrrrit, La vacheQuiRrrrrit… Presque anéantis, des grains de maïs sursautaient encore, le toisant babillards. Il fit cataracter le lait qui les noya. Un dernier grumeau de chocolat et, vers sa langue en point fixe, l’assaillait une lapée bien crémeuse : La vacheQuiRrrrrit, La vacheQuiRrrrrit...
La beauté assagie d’un Monde dévasté devrait résonner au yeux de tous, pensa Mourad qui aurait bien fractionné ce moment en quatre séquences de dix photogrammes. Mais à quoi bon ? Demain nous serons tous «mourrrus».
Coffré sur une étagère audiophile, dessous Cruciales, collection bilingue d’ouvrages poétiques, une édition originale de l’Evolution créatrice, signée de la main aussi mystique que rationaliste d’Henri Bergson, l’Encyclopédie de la Musique noire et des revues d’art, il découvrit (inattendu comme le rire, ce trait d’humour à folioles palpitantes) un tourne-disque terni. En frotta le diamant pour déglacer un vinyl de 50 ans d’âge dont le manège proclama, à nouveau, le génie désoxydant des Beatles. Michelle, ma belle emplit l’espace et, un lent piment de bonheur le rétribua, descendant le long de son échine, curetant au moyen de courts entrechocs certains impacts de ses fêlures essentielles. Il se projeta dans une studieuse brochure militante, le corps engoncé dans un pouf de cuir beige. Et, soudain, lui parut l’impression de sa femme le visitant sans ornement autre qu’elle même. Ne désirant la fureter là, il s’en dégagea en prenant dans l’armoire les vêtements d’été offerts par sa belle-soeur. Celle-ci et son frère, conviés à un congrès genevois, s’étaient envolés dès l’aurore et il demeurait seul, plaqué d’un silence dérangeant. Aussi, évitant leur chambre, il nageait de pièce en pièce. Scoliaste sentencieux, doctrinant des souches de théories. Au salon, moutonnaient un paysage de Wang Wei semblant engendrer sa propre calligraphie et ces laminaires d’un vert beau que, dans l’aquarium, tisait un pilier d’oxygène. L’homme sourit aux poissons car - idiosyncrasique - il avait pitié des enfants prisonniers. Il gonfla ses joues d’une figure humaniste pour leur faire des micmacs : Pfff pfhh. pffhhff phfff. En deux tirants, les créatures se postèrent derrière un amalgame de plastique puis, lui faisant face, répondirent en papillonnant de leurs branchies indigotes et bêtes. Tous se comprirent. Il leur versa deux peluchées de granules et les regarda insoucieux s’aspirer en surface.
En épiant longtemps encore les bulles de camphre lâchées, en expansion radiale, par le combattant du Siam, ce prince de sang au ventre rouge, à la traîne rouge et à la nageoire ardente, Mourad eut, comme lui, l’ambition subite de s’extraire de la trouble immondice des eaux vaseuses pour atteindre le cordage clair de la Porte océane et y hurler à l’amour. Il sauta donc vers l’escalier extérieur et trousseau en ceinture, cliqueta. Courant, sprintant, swinguant, se propulsant à chaque quatrième marche. Au toit, un bleu faisait loi, roucoulant vers sa torréfaction. Mourad fixa le soleil en la démesure de son train d’orgue. Certes, juste, possiblement, le temps d’autoriser quelques volubilis sismiques à naître, s’émulsionner et, à la manière d’un scotome, crocheter ses yeux à sourcil délibératif. Cela le sertit, l’oblitéra d’une discontinuité fade et ses pupilles eurent mal. Il se déplaça, replongea dans l’azur de lumière de ce lundi languide où un horizon diffilcultueux se découpait, tranchant sur les airs antérieurs plus rêches. Bourgeonnant depuis leurs sources espacées, des charrois nuageux rosissaient telles les Sybilles, ces prêtresses grecques, tant éprises d’onction oraculaire et si tremblantes de baguenaude. Ensuite, ils lumignèrent et, de leurs silences prérogatifs, désignèrent les fumets des cheminées comme autant d’affèteries aventureuses.
Il crut entendre la Musique du Temps patiemment écouler l’immensité de ses flux en son creux comporte plane et soupira : une rembarde le séparait du sommet remparé d’ici aux murs supputés d’en bas. De cette destinée générale, il médita les enseignements questionnants et, interloqué, se pencha (comme Jacques le Juste, peut-être, analysant les prédicats flamboyants de l’exclusivité paulinienne) vers l’Outre-Monde. Au parc, des gamins jouaient au football. Dans l’encadrement de son regard, lui revinrent les passements anciens. Dès huit ans, il avait régné, grand feudataire, sur des saisons de parties forcenées où ses jambes ambidextres de demi offensif ouvrirent des trouées d’expansion, smashèrent des sessions de shoots vigoureux, pourvoyèrent un art nouveau de centres non reproductibles et, plus tard, émerveilleront les filles par la plasticité embrasante de leurs corners rentrants. Junior, il souleva (captatio benevolentiae) les foules par le gain des coupes et l’évidence de ses mouvements en triangulation.
Il avait le génie du contre intuitif. C’est le tronc droit et les yeux devant que, d’une inflexion de hanche et d’un crampon félin, il débusquait la balle dans les guêtres de l’adversaire. Mille duels pour une défaite. Ce n’était pas le hachoir systémique de certains arrières soudards (si vides de sens et si pleins de rhétorique) mais la danse acérée d’un Nijinski martial (au geste vif, à la pensée libre) qu’il incarnait, Mourad. Et l’ingénierie précise d’une poétique millénaire. Car si le corps biologique de la Femme aime à la destiner à l’antique magistère de Cythérée, le dynaste masculin volontiers se plie, lui, à l’initiation validante rampez, rampez dans la boue, à l’esbrouffe hallucinatoire rompez, rompez le dégout. Partant, chaque récupération lui augurait le basculement plausible vers un autre score. Si la surface de jeu dresse la mesure de l’Echiquier, le ballon, cet elfe bondissant à la course idéelle, élève chaque pièce d’ivoire à la possibilité de toutes les abscisses, de toutes les ordonnées. Je suis le Roy chocolat hurlait Mourad au délice de chacun de ses buts.
Ouais, ouais, ouais avait lancé Noor, exténuée d’un mois de palinodies radiophoniques, alors qu’à l’Azteca, le Maradona napolitain battait l’Allemagne fédérale tout cela me paraît bien freudien. La jeunesse virile d’une nation tente symboliquement de forcer l’hymen de la patrie opposée.
Non lui rendit-il. Bien qu’effectivement le foot amalgame le ça, le moi et le surmoi, l’intellect et le corporel, qu’il y ait eu, certainement, de l’enrégimentement, de la sublimation machiste, personne, personne, personne, sauf, à voir, quelque rare pathologique, n’a tenté, à travers « these sportive tricks », de s’essayer au viol symbolique de la Matrice, comme tu l’entends. Il faut vraiment être femme pour considérer cela. C’est en réalité l’extrême difficulté de marquer qui rend ce protocole tant orgasmique. J’ai joué au basket, au hand et au rugby et cela n’a rien à voir. Le scorage de points y est juste un exercice imposé. Au foot tout est multidimensionné. Comme cette année au Mexique où Diego allia poing perfide à pied subtil pour défaire la Thatcher. L’esprit acerbe s’y agrippe au cœur pulsant. C’est un charme tonique, un envoûtement magique. Il se leva. Jubilatoire. Puis se rassit. Equanime et subjugué.
Mais maintenant, plus de trente ans plus tard et après cinq vies et mainte adversité, chevauchant au faîte d’une ville étrangère, le Palefroi du passé et les oscillements du présent, le gavroche de jadis et le cinquantenaire d’aujourd’hui se demandaient s’ils s’assumeraient encore longtemps en fugitif illusoire ou si, rendu aux gentilles grâces de la sphère publique, Mourad retrouverait le tracé d’un chemin plus conventionnel, moins convulsif pour s’assurer la pitance de quelques cours en fac, quand fut déposé, ex abrupto, le plein cadrage d’une ombre grandissante. Alors le ciel s’entrebâilla, fit mine de chasser quelques angelets nobiliaires puis lâcha dru – presque en une ticker tape parade - d’absolues terreurs d’antan, lesquelles, très incarnées, mordirent l’homme de leur sourire carnassier, l’éperonnèrent d’yeux déploratifs et lui léchèrent le pied d’une langue baveuse et bien bovine. Peu impressionné par ces artifices, le Numide trifouilla sa barbe à la ZZ Top et, du foutraque broussailleux à crocs doux, saisit le collier ajusté de plastoc pour, de pleine force, l’élever jusqu’à la ganse de son borsalino. «Ivan Ilitch Raskolnikov» lut-il, Faudrait savoir… t’es ben juge ou t’es ben voyou ?
Il joignit le numéro poinçonné au licol de la Bête, venant de traverser quinze bosquets, trois forêts.
- Bonjour, Bonjour, j’ai à mes côtés un tovaritch canin qui m’a sauté dessus et me pourlèche, de manière étrange mais très créative, les mollets. Est-ce bien le vôtre ?
- Oui – répondit le répondeur, adoptant le même ton - Rasky, est, il est vrai, un grand « sentimentaliste » russe. Cependant bien que non politisé, il me paraît infiniment plus gospodin que tovaritch. Pour le reste, rassurez-vous, sa conduite semble normale ; il n’est cérébralement pas trop Surchien. En comparaison, Rantanplan serait maître de conférences en philologie indo-persane …
- « Ah, ah, presque un collègue », pensa Mourad … (…)
- Susurrez-lui ‘’Kiurori’’ et il ne vous importunera pas longtemps.
- Merci, Gospodin…
- De rien, Tovaritch…
Mu par sa pensée magique, Tovaritch Gospodinovitch détalait une demi-heure encore après que son oreille eut accueilli le Mot. Et, s’esquissant au lointain en trainée opaline, c’est transporté par une horlogerie de 42 900 bonds, qu’il découvrit un printemps de fruits solfiant des dulies, des rivières de beauté végétale ainsi que le ramdam d’une étonnante oraison : fixant la falaise en flottaison orangée, des milliers de colibris lévitaient à jamais. Pour que, dans la limpidité quintessentielle de ces instants capiteux, un air nouveau naisse de leurs seules ailes infimes. Alors, transperçant les sifflements magnifiques, un cri ouistiti enfiévra ce bonheur.
- Ah vous voici-voilà donc, Esquire persifla Joreysse (plaçant une balle de feutre, subtilisée au gazon wimbledonien, en la concavité frontale surplombant la truffe de celui, venant, aussi jaune de poussière et inaccompli dans l’idée que Dingo, chien du désert, de déboucher à ses pieds), gardez moi ça bis morgen morgen. Le redoublement des termes aplatit Rasky qui, encore tout façonné par cette parlotte, s’imagina somnoler dans la touffeur des fournées flambées, déposées sur un plan pâtissier fleuré de farine.
Joreysse contemplait son limier qui, de ses yeux déserts, gobait ce fond primitif des nuits immémoriales dont il était l’un des derniers passionnés. En l’observant barboter, truffe tremblotante, dans son irréflexion, il lui revint d’autres métamorphoses. Ainsi, il n’avait pas aimé la morgue de l’inconnu l’ayant, en un détour très vexillaire, appelé Tovaritch. Du simulacre de son étrange voix, le raisonneur obsessionnel lui avait claqué cette distinction, non pour louer sa haute condition de Sans-pareil, mais pour l’accoutumer à souffrir que d’autres, comme lui, se constitueraient en légions rebelles. Indifférenciés, annihilés, sans postérité. Or, déjà en Néron le citharède, chantonnait, telle une force meurtrière, le noyau prédictif des petits Staline, ces anti-Spartacus. Trop cultivé, de nos jours, pour un véritable insurgé de la Révolution. Pas assez chafouin pour un politique. Un prof pour sûr !
La visitation slave avait transformé Mourad qui, toujours en suspension sur sa balançoire élémentaire, se confrontait à l’affairement du Monde. Autour, des arbres elliptiques et le pacage animalier se présentaient tristes et dépotés, sans majesté, bouffés par le chancre de la pollution. Tout lui semblait fictionnel. Des armées d’impécunieux, partout, en tous pays, s’avalaient en leur quotidien répétitif. Sic transit… Et, à l’avers de la contrition franciscaine, la suffisance, cette laisse des puissants… Il l’avait dépistée dans la bouche casuistique du maître d’Ivan Ilitch, ce chien farfelutier. Oui, derrière chaque mâtin câlin tend à se camoufler un dogue affamé. Il l’avait sitôt reniflé comme il avait su pressentir tous ses pareils. Car depuis ses douze ans, il n’aimait pas leurs arcanes, à ces briseurs d’insouciance. C’est certain, dessous la tiare du Gospodin, jactaient le bec criard et la langue fuchsia de la Volaille.
Mais, Nous, aussi, nous fûmes royaux ! Et, en avant sur ses pointes, Mourad s’exhaussa encore plus vers les nuages fabulateurs, l’esprit, tout raidi, tout chiffonné, déchiffrant cet espace supérieur désigné par son Grand-père comme la porte charriant les prières envoyées. Il la descellait (jouissif, sempiternel et cumulatif) de la déclamation berbère invoquant l’avant-garde du Peuple Libre Imazighen, Imazighen ! Imazighen ! Imazighen, Imazighen ! Imazighen, Imazighen ! (…)
Il se redressa, cardinal et tonique. Embrassa l’Univers de ses mains fructueuses. Admira son verbe, monter aux ascendances des contrevents brumeux. La première résonance - presque un ris soporifique sorti du chas de sa bouche -, s’était musclée, chaulée et, maintenant se dessinait faste et florale, articulée toute en tubercules Imazighen, Imazighen ! (...) Imazighen, Imazighen ! (...) Imazighen, Imazighen !
En son impatience, la Terre s’emplit d’inusuelles gouttes-coulis venues non seulement provisionner les métropoles asters et mirifiques mais également combler le dénuement sahélique déserté des lignes de pluie. Une perle glaça le front de Mourad l’éveillant par son intimité azotée. Il perça la voûte diamantine dessus lui et sut qu’il ne se passerait jamais rien.
Alors au soir, il redescendit en son puits. Rabaissa à moitié les stores. Entra, le regard fixe, au plus profond de la nuit. Et s’endormit.
Toute ruisselante d’ambre dans l’écritoire sidéral, la lune recouvrit de ses mouillements la planète fabuleuse, cette toupie faite d’ondes fourmillantes et de clignements sous-marins. De sa bruine catégorique, elle apaisa les kicks and rushes des océans.