Des miettes de bonheur

 

DES MIETTES DE BONHEUR

 

 

         La chaleur tournante dore la préparation dans le four. Cela fait une éternité qu’elle n’a plus cuisiné alors, machinalement, Iris liste les gestes techniques effectués lors de la recette : le pliage en portefeuille de la pâte feuilletée, la découpe en brunoise des pommes, la coloration du sucre pour obtenir un caramel miroir. 

         Les effluves de la tarte tatin infiltrent ses narines et un sourire étire ses lèvres. Une odeur chaude, une odeur précieuse. Elle en salive par anticipation.

         Fréquence cardiaque à 60.

         Elle sait que le temps lui est compté mais elle ne veut brûler aucune étape, à commencer par l’impatience. Elle se revoit enfant, suppliant le four de cuire cette fameuse pâtisserie plus vite. Mais aujourd’hui, dans l’instant, elle vit la cuisson parfaite. 

         Silencieuse, Iris examine le plan de travail. La farine grise imbibée de jus de pomme la rassure, témoigne de sa maladresse comme à l’époque. Elle n’a pas essayé d’enjoliver ses souvenirs, essayé de faire mieux. Elle a simplement réalisé la recette de son père, reproduit ses gestes et réactivé une zone presque effacée de son cerveau.

         Fréquence cardiaque à 40. Bradycardie légère.

         Iris écoute et ressent. Elle vit. Elle est pleinement elle. L’enfance l’a rattrapée mais autre chose la rejette.

         Fréquence cardiaque à 70.

         C’est l’heure de sortir la tarte du four. À mains nues, Iris saisit le moule et le dépose sur le plan de travail. Elle en respire une nouvelle fois l’odeur caractéristique. Sa madeleine de Proust est là, devant elle. Ses iris bleues observent le caramel qui reflète sa peau de porcelaine, une peau parfaitement lisse.

         Elle attrape un couteau et découpe une part de tarte. La pâte chaude fond sur sa langue, le caramel enduit son palais et les pommes embrassent ses incisives avant d’être lentement broyées par ses molaires. Iris gémit, le goût est dément, simple, équilibré.

         Elle déglutit et sa langue parcourt ses dents à la recherche d’un bout de tarte égaré, à la recherche de miettes de bonheur. Armée de ce délice et du couteau, elle déchire le vide avec la lame encore tiède.

         Elle a créé une brèche. L’espace-temps s’est relié à une parallèle mais ce portail de la taille d’une libellule est bien trop étroit pour qu’elle l’emprunte. Elle n’hésite pas, ravale un morceau de tarte et plante le couteau dans la faille. À la force du souvenir, du bonheur et de l’enfance retrouvée, elle l’étire. En quelques secondes, l’entaille fraîche s’est transformée en cascade. L’eau qui en ruisselle contraste avec la chaleur du four, l’appelle à la rejoindre. Une fontaine de Jouvence s’offre à elle.

         Fréquence cardiaque à 120, tachycardie constatée.

         Pourquoi tergiverse-t-elle ? Le temps et l’espace jouent avec ses nerfs. Son regard se pose sur ses mains, quelques miettes s’effritent entre ses doigts, s’assèchent déjà. Ce ne sont bientôt plus que des grains de sable et Iris a le sentiment d’être piégée dans un sablier géant.

         Elle avance ; ses pas la mènent au pied de la cascade.

         À présent, les montagnes l’entourent. Elle prend le temps de les contempler. Certaines ont un sommet blanc, pur, éternel, d’autres, moins élevées, sont d’un vert tendre et accueillant. Des rangées de sapins descendent depuis les cimes aux versants contrastés. Le soleil épouse les reliefs avec délicatesse et réchauffe sa peau mouillée. Elle sourit, attendrie, lorsqu’elle aperçoit sur un arbre un nichoir accueillir une mésange. Elle se souvient. Quand elle avait vingt ans, elle voulait être un oiseau.

         Son ventre se noue. Elle n’a pas le cœur à fantasmer un rêve d’antan, elle doit le trouver lui, le revoir avant de…

         Émerveillée mais contrainte par ce réel, Iris remonte un chemin qui la mène à une passerelle. Elle reconnaît l’endroit. Il sera au rendez-vous, elle le sait. Elle n’a pas ouvert une boîte de Pandore, non, seul quelque chose de beau remplit cet univers. Il ne peut en être autrement.

         Et son instinct ne la trompe pas. Sur le petit pont de bois, elle aperçoit une silhouette. Léo ! rugit-elle en son for intérieur. Vêtu d’une veste orange et d’un pantalon de randonnée, l’homme est accoudé à la rambarde. Iris a les larmes aux yeux. Elle comprend rapidement qu’elle n’aura pas le temps de vivre pleinement cette réalité, qu’elle s’affaiblit à chaque pas, pourtant elle poursuit sa marche. Vers lui. Il a été si important dans sa vie. Certes, il n’a pas été son premieramour, encore moins le dernier, mais il l’a rendue vivante, tellement vivante. Des images autour du monde remplissent sa tête mais elle les chasse. Au diable les souvenirs ! Elle ne veut que l’instant, leur début, leur moment.

         Fréquence cardiaque en hausse.

         Une voix dans sa tête la met en garde mais elle l’ignore. Elle hurle intérieurement pour la couvrir et comme une transmission de pensée, un silence dont l’écho aurait éclaté contre les parois rocheuses, Léo tourne la tête. Leurs regards se croisent. Le bleu profond de l’océan se mêle au marron sombre des écorces. Si sombre… Iris a compris, il ne la reconnait pas. Pourtant, elle n’a rien oublié de leur histoire. Elle n’a jamais été de celles qui croient à la théorie des âmes sœurs. Mais avec lui, aucune certitude ne fait sens. De belles âmes, il en existe des millions. Pourtant celle de Léo reste à part. Dès leur rencontre, elle lui a parlé, l’a attirée, l’a enveloppée.

Les pensées d’Iris s’éparpillent aux quatre coins de sa mémoire. De la douceur mêlée d’excitation, de la violence pleine de patience, de l’amour intensément vécu.

         Elle progresse dans son approche comme une lionne prépare son attaque. Elle est dévastée mais ne le montre pas, reste forte, impassible. Son cœur ne sera jamais une relique ostentatoire, elle en conservera le tapage et gardera secrète l’émulsion de son sang.

         Fréquence cardiaque à 140 !

         Ou presque.

         Elle a accepté les règles mais n’a aucune envie de les respecter. Elle avance ; le tapage s’accentue, il est si près.

         « Bonjour. »

         Elle ne répond pas, entre dans sa sphère personnelle puis intime jusqu’à créer une bulle.

         Léo n’a pas reculé. Il ne la prend pas pour une folle. Il l’accepte dans la surprise et la confusion, détaille ses boucles brunes, ses lèvres roses, ses yeux de pluie. La tristesse d’Iris lui semble infinie et le bouleverse. 

         « Pourquoi es-tu…vous ? Pourquoi ? »

         Elle n’est plus qu’à quelques centimètres de lui lorsqu’une averse survient. Iris avance une main et descend la fermeture éclair de la veste de Léo sans affronter son regard. Il la laisse faire, elle en sourit. Il n’a jamais refusé une étreinte, pas une seule fois. Iris glisse ses mains de part et d’autre de son corps chaud tandis que la pluie inonde ses vêtements. Elle n’a pas froid, elle est bien et ferme les yeux. Vivre le présent, profiter, ne pas anticiper, ne pas se projeter, ne pas pleurer.

         « T’es muette ? »

         Pour affronter plus facilement l’instant hors norme qu’il est en train de vivre, Léo a utilisé l’humour mais elle ne doit pas répliquer – ça lui est interdit ! –, ne pas se confronter à ce réel. Elle secoue simplement la tête et enfonce un peu plus son oreille dans sa poitrine, écoute son cœur, fusionne avec ses battements et soupire. Les règles sont faites pour être transgressées ; au fond que risque-t-elle ? Alors, dans un souffle, elle ose :

         « Je… »

         Et la fin de sa phrase se perd dans un grondement du ciel, dans un flash aveuglant. Brusquement, ses bras se referment sur le vide, ses jambes ne la soutiennent plus ; elle tombe. Son âme est comme bousculée, exilée de ce présent. L’espace se tord, le temps se perd, les émotions s’embrouillent et le souvenir la recrache.

 

*

 

         « Je vous avais demandé de rester silencieuse, Iris ! »

         La voix du professeur la sermonne mais, prise d’une violente quinte de toux, elle ne l’écoute pas.

         « Expectorez, Iris, n’encombrez pas vos bronches avec la parallèle. Cette forme d’hypnose est d’une puissance remarquable mais reste également très dangereuse, surtout à votre âge, votre corps a subi en très peu de temps une arythmie conséquente… Il faut calmer le jeu maintenant. Respirez ! Ne conservez pas la moindre trace de cette réalité, uniquement sa nostalgie ! À revivre les moments trop intensément, on en oublie le présent, on en perd notre propre réalité… Sans compter que l’on perturbe notre lobe temporal ! Iris, vous m’écoutez ? »

         La patiente de quatre-vingt-treize ans porte un index sous sa narine et l’examine attentivement.

         « Iris ? Tout va bien ? »

         Non. Ou peut-être que si. Qu’importe ! Elle devine la suite et n’a aucun regret. Elle a goûté quelques miettes de bonheur et s’est nourrie une dernière fois de lui. Un sourire imperceptible se dessine sur son visage fatigué. Elle est heureuse. Puis son doigt taché de sang retombe sur le sol.

« Bon sang, Iris, répondez-moi ! Iris ! IRIS ! » 

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