Gabriel a assisté à sa propre naissance. Non pas celle que nous avons tous vécue, inscrite sur notre acte d'état civil. Cette dernière a été provoquée par une série d'infimes événements. Ces tout petits bouts de vie, mis côte à côte, ont tracé en lui un chemin vers son réel moi. J'entends par là que Gabriel, au cours de son existence, n'a jamais vraiment été lui-même. Il a été mis sur des rails, bien droites, bien pensées, dès son plus jeune âge. Ses parents, puis ses professeurs et enfin ses employeurs l’ont modelé afin qu'il soit conforme à ce que la société attendait de lui. Gabriel était persuadé qu'il était le seul capitaine à bord de son bateau. Il ignorait que ce dernier était en pilotage automatique depuis son premier souffle. Il pensait qu'il voulait devenir ingénieur. Il croyait dur comme fer qu'une fois installé à Versailles avec sa femme rencontrée à Polytechnique, il serait comblé. Mais non, le bonheur n'était pas au rendez-vous.
Un soir, alors que Gabriel s'apprêtait à monter une à une les marches qui le conduiraient à sa jeune épouse endormie, ses pieds restèrent fixés au carrelage. Il était incapable de lever la jambe afin d'accéder à l'escalier. Il n'avait aucune envie de rejoindre sa femme, de voir la forme familière sous les couvertures, de partager avec elle pendant les huit prochaines heures l’air saturé de rancœur et de désillusion. Il tourna le dos à l'escalier et à son devoir conjugal, et se dirigea lentement vers la cuisine qui lui vaut tellement de compliments de la part de ses amis lorsqu'ils les reçoivent à dîner. En traversant les pièces, il sent au creux de son estomac une boule dense et gluante. Elle remonte le long de sa poitrine et se bloque dans sa gorge. Il essaye de déglutir en vain, la boule ne fait qu'accroître. Il se sert un verre d'eau, essayant de la faire disparaître, car elle commence sérieusement à lui comprimer le larynx. Après s'être servi, le son du verre qu'il repose sur le marbre le plonge dans une étrange torpeur.
Il se revoit petit, sur la table de la salle à manger, en train de dessiner. Des bruits secs et hachés sortent de la cuisine, où sa mère coupe des légumes pour le pot-au-feu. Son père se poste derrière lui, jette un œil à ses croquis. Il lui dit qu'il a un très bon coup de crayon, d’une précision rare. Il ajoute qu'il ferait un très bon ingénieur, avec cet esprit cartésien et rigoureux.
Gabriel revient à lui, et réalise soudain que cette seule phrase, prononcée par son père vingt ans plus tôt, a peut-être conditionné ces dernières décennies. Probablement qu'être ingénieur n'était pas son rêve. Certainement n’est-ce qu'une simple projection de son père, qui avait souffert d'être employé des postes toute sa vie. Ce souvenir permet enfin à Gabriel d'évacuer la boule hors de son corps. Il éclate en sanglots. Ces derniers ne lui procurent aucun soulagement. Ils sortent violemment, malmenant sa cage thoracique. Gabriel pleure de longues minutes, les larmes traces sur ses joues brûlantes de petits ruisseaux. Une fois la de vagues d'eau salée passée, il est vidé. Il sent que quelque chose a changé. Il prend peu à peu conscience que tout ce qui l'entoure lui est étranger. Cet évier en zinc, qui selon son épouse met en valeur le côté industriel, brut du mur en brique rouge, le révulse. Il lui a coûté un bras en plus. Deux SMIC pour être exact. Ce prix qui lui semblait justifié il y a peu lui semble à présent totalement insensé.
Gabriel sort en courant de la cuisine, traverse le salon, ouvre la porte d'entrée et s'élance à perdre haleine dans les rues calme du quartier résidentiel. Une foulée après l'autre Gabriel arrive à la gare. Un train est à quai, le contrôleur siffle pour annoncer son départ imminent. Gabriel monte à bord, il n'est nullement préoccupé par la destination. Il est habité par un nouveau sentiment, l'incertitude.
-Vitale