Les amis sont comme les diamants. D’abord ils sont rares. Ensuite, il y a les vrais et il y a les faux. Je suis souvent tombée sur ces derniers. De manière générale, les relations ont toujours représenté un problème pour moi. Déception, abandon, humiliation, rejet ; la palette de ma souffrance avait été large et variée. Mes parents avaient ouvert le bal - ou les hostilités -, suivis par mes camarades à l’école, mes professeurs, mes amoureux, mes patrons, mes collègues. Tout le monde avait pu planter sa dague vénéneuse dans mon cœur. J’avais alors décidé de traiter le mal à la source : éliminer toute relation de ma vie.
D’abord, j’ai décroché un travail à distance qui consistait à numériser des archives d’état civil. Ensuite, j’ai résilié les abonnements de mes téléphones portable et fixe. Par chance, mes parents venaient de décéder au moment où j’entreprenais ces démarches. J’ai renoncé aux amis, au mariage, au sexe et au fait d’avoir des enfants. Je me fais livrer toutes mes courses. Je ne sors plus, sauf après minuit, heure à laquelle il n’y a de toute façon pas un chat dans mon quartier de banlieue. En rentrant, j’aime regarder des documentaires animaliers devant lesquels je m’endors paisiblement.
La vie avec moi-même se déroulait enfin comme je l’avais toujours rêvé.
Du jour au lendemain, une mauvaise nouvelle vint menacer mon petit paradis. Le propriétaire de l’appartement que je louais vint me trouver pour m’annoncer des travaux dans le logement et que je devais quitter ce dernier le temps de les réaliser. Je lui demande ce qu’il se passerait si je refusais de partir. Il me dit que ces travaux concernaient une mise aux normes environnementales exigée par l’Etat et, si non effectués, ce dernier aurait le pouvoir de m’évincer. « Mais ces travaux sont temporaires, un mois à tout casser », ajouta-t-il. Je lui dis que je n’avais nulle part où aller, que je n’avais ni famille ni amis. Il me regarda d’un air perdu. « Je pourrais vous héberger le temps des travaux, je vis seul dans un grand appartement ». Le cauchemar. Me voilà dans de beaux draps mais je n’avais pas le choix. Mon maigre salaire ne me permettait pas de rester dans un l’hôtel un mois entier. Je lui demandai s’il pouvait me le payer mais il me dit qu’il avait à peine de quoi bien effectuer ces travaux obligatoires. « Je paierai la nourriture, je préparerai vos repas ». Son ton était presque suppliant. Il avait de la chance. Au vu de mon mode de vie, la perspective de le traîner dans un tribunal ne m’attirait guère. J’acceptai son offre tout en me promettant que je vivrai recluse dans la chambre qu'il me proposait pendant un mois.
Une semaine plus tard, je débarquai chez mon propriétaire avec une grosse valise et mon appareil de numérisation. Il m’accueillit avec du thé vert parfumé au jasmin - mon préféré – que je bus en silence. Mon propriétaire essaya de faire la conversation. Je fus témoin d’un monologue haché et embarrassant. Je rejoignis ma chambre. Bien éclairée, elle sentait les draps propres. Elle se composait d’un lit deux places recouvert d’une housse de couette marron aux bordures blanches, une petite descente de lit beige et épaisse, un bureau en bois massif posé devant la fenêtre, une chaise simple d’écolier et un placard encastré. Quelques photos de paysages quelconques illustraient les murs blanc neige. J’installai mon appareil de numérisation sur le bureau, défis ma valise et rangeai mes vêtements dans le placard. Je m’allongeai sur le lit et pensai à mon propriétaire. J’espérais que mon séjour chez lui en tant que sauvage asociale n’affecterait pas notre « relation ». En tant que recluse, les gens avaient tendance à croire que je ne les aimais pas, ce qui était tout à fait vrai mais tant que je ne leur disais pas en face, le doute qui continuait à planer quant à mes sentiments véritables réussissait à préserver le mince fil de notre « relation ».
Le soir venu, mon propriétaire glissa un mot sous ma porte « le dîner est servi et sera servi chaque soir à la même heure. J’ai déjà mangé. Bonne nuit. François. » Je trouvai ce geste si touchant. J’en appréciai la discrétion et l’intelligence. Je dînai seule, en silence, assise sur une chaise haute et attablée à un îlot central en granite parfaitement propre. Lors de ma première nuit chez mon propriétaire, je dormis d’un sommeil profond sans rêves.
Le lendemain, je travaillai comme à mon habitude, je pris mes trois repas préparés par François, seule et heureuse que ce qui s’annonçait comme un cauchemar ressemblait fortement à ma routine habituelle, avec en bonus les plats faits maison de mon propriétaire. Celui-ci partait tôt le matin, au travail je suppose, ce qui me laissait profiter de tout l’appartement.
Un jour, après le déjeuner, je voulus en savoir plus sur mon hôte. Des photos dans des cadres argentés trônaient sur une petite table près du canapé du salon. Des gens y souriaient, attablés, puis à la plage, ou près d’un sapin de Noël. François se tenait toujours sur le bord de la photo, comme récalcitrant à l’exercice. Je déteste être prise en photo et fus attendrie l’instant d’une seconde que François et moi puissions avoir ce point en commun. Sous la petite table, un panier en osier était rempli de magazines « National Geographic » dont les couvertures représentaient toutes un animal. J’y vis là un potentiel deuxième point commun avec mon propriétaire. C’en était trop pour moi. Je quittai le salon aussi vite que si j’y avais vu le diable lui-même et m’enfermai dans ma chambre le reste de l’après-midi pour y travailler.
Vers dix-huit heures, j’entendis le bruit d’une clé dans la serrure. Au son des pas qui me parvenait de ma chambre, je devinai que François était rentré. Il passa devant ma porte sans ralentir, avant de s’éloigner vers le fond de l’appartement. Il est d’une discrétion admirable. A vingt-heures, je mets le nez dehors. Comme d’habitude, le dîner m’attend bien au chaud dans le four, dans une cuisine parfaitement rangée. François se trouvait dans sa chambre de laquelle me parvenait un son de télévision. Tout en mangeant, je me surpris à me demander ce qu’il était en train de regarder. Une série ? Un film ? Un documentaire animalier ? Je tendis l’oreille. A ce moment-là, une attraction inexpliquée commençait à construire son nid dans mon cœur à mon insu. Je sentis une pointe de culpabilité de ne pas me montrer plus sociale, plus affable avec mon hôte. La longue liste des trahisons passées me ramena à la réalité : « C’est le fait que tu t’attendrisses si facilement qui t’avait empêchée chaque fois de te méfier ». Le mécanisme infaillible que je m’étais construite pour me fermer à tout être humain, quel qu’il soit, se réarma dans la seconde. Mon identité était sauve. Pour le moment. Je finis de manger en ignorant les sons de la télévision et rejoignis ma chambre pour dormir.
Deux semaines s'étaient ainsi passée sans que François et moi ne nous soyons croisés. Un vrai bonheur. Je contribuais à un peu de ménage pendant ses absences le jour. Il préparait tous nos repas le soir pendant que je restais enfermée dans ma chambre à attendre qu’il quitte la cuisine afin que je puisse dîner. La distance est la meilleure garante d’une relation durable. La meilleure relation est, selon moi, l’absence de relation. Elle peut se targuer d’une solidité incomparable. Je vomis toutes les relations où l’on est les uns sur les autres, inséparables, à parler, argumenter, convaincre, crier, s’appeler, se texter. L’autre devrait être un cadeau, non un fardeau. Et chacun devrait avoir le choix de garder, d’ouvrir (ou pas) ce cadeau ou bien de le rendre, tout simplement. Le drame de l’humain est de croire à son incomplétude en l’absence de l'autre. Pour la première fois, la vie mettait sur mon chemin quelqu’un qui saisissait cette vérité.
Un soir, je traînai un peu plus longuement devant mon dîner dans la cuisine. Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit et François surgit. Il semblait tout aussi surpris que moi de me voir. Tête baissée et visiblement mal à l’aise, il se dirigea vers le panier en osier sous la table du salon et s’empara d’un National Geographic. Il s’arrêta un instant devant moi et me regarda. Je distinguai pour la première fois la couleur de ses yeux : noisette. Une mèche de cheveux lui barrait le front.
-Bonsoir.
-Bonsoir.
Il rentra dans sa chambre en coup de vent. Je repris ma respiration. La distance m’émeut. François m’émeut. Quelque chose en lui me rappelle…moi. Se pouvait-il qu’il soit aussi un animal blessé ? ne pouvais-je m’empêcher de penser. Pourtant, il partait travailler le jour, il devait forcément interagir avec des gens. Peut-être possédait-il d’autres appartements que le mien et communiquait avec ses locataires. Quoique, il n’avait communiqué avec moi qu’à deux reprises : à la remise des clés puis à l’annonce des travaux. Le pied.
Un samedi matin, j’entendais François aller et venir dans l’appartement, de la vaisselle s’entrechoquait, de l’eau ruisselait, des placards s’ouvraient et se refermaient. La faim me tenaillait et je commençais à m’impatienter. A dix-heures, n’y tenant plus, je quittai ma chambre et pris mon petit déjeuner sur le plan de travail en granite qui sentait le propre et le citron, tandis que François lisait un National Geographic en face, sur le canapé du salon, et ne remarquait même pas ma présence. Son indifférence me troubla. C’est comme si les rôles s’étaient inversés. François m’incarnait à la perfection. Une envie irrésistible de lui parler me saisit. Elle m’étreignit si violemment que j’en avalai de travers mes œufs brouillés. Je sentis mon visage rougir. Honteuse, je détalai vers ma chambre et me lançai corps et âme dans mon travail.
Le jour de la fin des travaux arriva. La nouvelle me plongea dans un désarroi inattendu. François proposa de m’emmener en voiture chez moi, ce que j’acceptai avec une joie que je dissimulai à peine. Il me déposa devant mon immeuble et m’aida à monter ma valise et mon appareil de numérisation. Nous n’échangeâmes aucun mot, pourtant, ni lui ni moi ne nous doutions de ce qui se tramait dans les coulisses de nos âmes.
Devant la porte de mon appartement, il m’invita d’un mouvement discret du menton à ouvrir la porte. La peinture avait été refaite, tous mes meubles remis à leur place, le ménage avait été fait.
-Merci, m’entendis-je dire.
François répondit par un sourire, à peine perceptible, et prit congé d’un simple hochement de tête. Lorsqu’il tourna les talons pour descendre les escaliers, je sus que j’étais foutue.
Je voulais qu’il reste.
Je me sentais à vif, à la merci de tout.
Qu’il était odieux d’être amoureuse.
Quelle poisse !
Cette histoire ne m'a pas laissée indifférente. Je comprends cette jeune femme qui refuse d'avoir des relations. J'aimerais avoir sa force, parfois, mais... Ne prouve-t-elle donc pas que c'est impossible ?
Le style d'écriture est agréable, et l'histoire se déroule sans accroc. Limpide. Et pourtant, cette femme m'a toute chamboulée, car elle touche à une thématique si profonde. Elle m'a un peu fait penser à Ophélie, dans la Passe-Miroir (Cricri), mais je ne sais pas trop pourquoi.
Désolée pour ce commentaire un peu chaotique, mais ce qui est sûr, c'est que cette histoire est superbe dans tous les sens du terme 🍀