Deux sœurs

Velya arriva en pays Randais, où le ciel lourd semblait retenir son souffle, et les collines, jadis verdoyantes, se couchaient sous un voile de gris. Le vent, frais et mordant, soufflait à travers les champs qui restaient paisibles, presque inertes, comme si la guerre n'avait pas encore osé poser ses pieds sur cette terre protégée. C’était le dernier des Trois Pays à avoir échappé à l’étreinte de l’Empire, mais un silence étrange régnait, plus lourd que mille batailles non livrées.

Velya, le regard plongé dans l’horizon incertain, faisait avancer sa jument d’un pas déterminé, chaque geste la rapprochait d’un destin qu’elle savait désormais inéluctable. Là-bas, au-delà des collines, le château du Premier Sujet Cazoel se dressait, comme un dernier phare de l’autorité du Parakoï. Le vieux pouvoir, meurtri mais pas encore effacé, était le dernier rempart contre la montée de l’Empire. Cazoel, bien que seul et isolé, portait l’espoir de tous ceux qui, dans l’ombre, n’avaient pas encore accepté la soumission. Et Velya savait que c’était à lui qu’elle offrirait sa force, pour qu’ensemble, ils puissent rallumer la flamme d’une résistance.

À ses côtés, Ombelyne chevauchait une monture modeste, ses pas mesurés résonnant dans la terre silencieuse. Chaque geste de la jeune femme était teinté d’une ambition renouvelée, d’une soif de pouvoir qui brûlait plus fort à chaque instant. Le pays Randais, elle le connaissait bien, et dans son cœur s’épanouissait le goût de la revanche. Ce sol qu’elle avait foulé jadis dans l’humiliation, elle le foulerait désormais comme une souveraine en devenir. Ce retour n’était pas une simple promenade, mais l’affirmation de sa place parmi les grands. Elle y avait été jeté comme prisonnière, elle en était ressortie comme une Marquise de façade, auréolée de la couronne des enfers. Elle ne pouvait s'en contenter, seule l'appellation De Clarens la rassérénerait.

Ombelyne, au fond d’elle, brûlait d’une fièvre nouvelle. Elle n’était plus l’ombre de ce qu’elle avait été ; l’humiliation passée la portait désormais comme une armure. Elle savait que les épreuves l’avaient forgée, et que désormais, elle n'était plus spectatrice de l’histoire, mais actrice. L’heure de la rédemption et de l’ambition était venue. Elle n’était plus celle qu’on rejetait, mais celle qu’on allait devoir aduler.

Ombelyne se rappelait encore des mots de Krone, murmurés à l’oreille de Velya avant leur séparation, comme un écho, une promesse implicite :

Prends soin d’elle, protège-la.

Cela n’avait peut-être pas grand-chose d’extraordinaire, si ce n’était cette subtile et inattendue sollicitude qui brillait dans la voix de Krone. Pour lui, cela pouvait être simplement un conseil bienveillant, mais pour Ombelyne, c’était autre chose : une sorte d’étreinte tacite du destin, une ouverture dans la trame de sa propre ambition.

Krone était épris d’elle, Ombelyne en était convaincue. À travers chaque geste, chaque regard, elle percevait cette lueur d’admiration dans ses yeux fatigués. Un regard qu’elle avait appris à interpréter, à reconnaître. Krone, ce vagabond aux airs de déserteur, avait un cœur tout aussi sauvage que les terres qu’il parcourait, mais elle savait qu’il était, en réalité, aussi fragile qu’un homme qui n’a jamais appris à s’attacher. Et elle, elle savait comment capturer cette fragilité.

À elle maintenant de suivre les pas de ce Maréchal en devenir, de s’assurer qu’il trouve sa place dans ce monde de pouvoir qu’il ignorait encore habiter. Elle marcherait à ses côtés, patiente, attentive, tissant sa toile autour de lui tout en se fondant dans l’ombre de sa montée en puissance. Elle veillerait à ce qu’il ne perde jamais son chemin, qu’il ne doute pas une seconde de la voie qu’elle lui avait tracée. Et une fois la guerre terminée, une fois l’Empire tombé, il serait temps de récolter les fruits patiemments cultivés. Il lui passerait l’anneau à son doigt. Elle, la femme qui aurait su conquérir un Maréchal, un homme dont le nom résonnerait à travers les couloirs du pouvoir.

Elle s’enflerait alors de cette gloire qu’elle pensait mériter depuis si longtemps. La gloire d’une grande, celle que seuls les plus audacieux pouvaient espérer toucher. Les sacrifices faits, les humiliations oubliées, l'ombre du passé effacée par la lumière d’un mariage stratégique. Krone, avec tout ce qu’il ignorait encore, serait son billet vers un avenir qu’elle façonnerait à sa manière.

Ombelyne ajusta les plis de sa cape, feignant une aisance qu’elle n’éprouvait pas vraiment, tandis qu’elle jetait un coup d'œil à Velya. Cette dernière, concentrée sur les sentiers sinueux du pays Randais, était peu encline à bavarder. Mais le silence l'agaçait, et elle savait qu’une conversation pouvait être une clé pour mieux cerner cette sœur aristocrate. Elle lança sa remarque comme un appât dans l'eau :

— Fil et sa fichue fiole. Vous ne savez toujours pas ce qu’il comptait faire avec, pas vrai ?

Velya détourna légèrement la tête, un sourire amusé effleurant ses lèvres.

— Fil ne dit jamais tout. Et quand il en dit trop, on sait que ce sont des mensonges.

Ombelyne laissa échapper un rire léger.

— Il n’a même pas laissé entendre quelque chose ? Pas un indice ? Ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas se vanter de ses plans farfelus.

Velya haussa les épaules, l’air nonchalant.

— Il a simplement dit qu’il ferait parler le Parakoï. Rien de plus.

Ombelyne fronça les sourcils, cherchant à interpréter.

— Le faire parler ? Vous croyez qu’il comptait s’adresser au peuple avec cette tête dans la fiole ? Une sorte de théâtre macabre ?

Velya ricana.

— Avec Fil, tout est possible. Une parade grotesque, un sermon improvisé... Il est capable de prétendre être la voix du Parakoï en personne si ça lui chante.

— Ou pire. Il pourrait faire croire que l’âme de cet homme est revenue d’outre-tombe pour prophétiser une folie quelconque. Vous le savez aussi bien que moi, il adore jouer avec les superstitions du peuple.

Ombelyne n'aimant pas user plus de salive pour cet être qu'elle méprisait en grande partie, décida de changer de sujet, mais toujours avec la même intention : tisser un lien. Si elle pouvait se rapprocher de cette femme, elle pourrait renforcer sa position auprès de Krone.

— Et vous, Justicière, qu’allez-vous faire en pays Randais ? On dit que le Premier Sujet, Cazoel, est une légende vivante. Vous pensez qu’il acceptera de s’allier à nous ?

Velya resta un moment silencieuse, les yeux fixés sur l’horizon. Puis elle répondit d’une voix ferme :— Il n’aura pas le choix. S’il veut que son pays reste debout, il devra se rendre compte que seul, il ne pourra rien contre l’Empire.

— Et si vous vous trompez ? Si ce Cazoel refuse ?

Velya esquissa un sourire glacé.

— Alors je trouverai un autre moyen. Je ne suis pas venue ici pour échouer.

Ombelyne frissonna. Elle ne savait pas si c’était la froideur dans la voix de Velya ou l’air frais du soir qui la mettait mal à l’aise. Elle ajusta son manteau, puis reprit, presque à voix basse :

— Vous êtes fascinante, vous savez. Si déterminée. Je crois que vous pourriez convaincre un rocher de se lever et de marcher.

Velya éclata d’un rire bref, mais sincère.

— Vous êtes bien trop flatteuse, Ombelyne.

— Non, je suis réaliste. Avec un allié comme vous, Cazoel ne pourra qu’accepter. Et avec des gens comme vous et Krone à mes côtés, je crois que même cette guerre pourrait devenir... une opportunité.

Elle avait choisi ses mots avec soin, guettant la réaction de Velya. Cette dernière haussa un sourcil, intriguée.

— Une opportunité, dites-vous ?

Ombelyne afficha son sourire le plus angélique :

— Pour reconstruire, bien sûr. Après tout, quand tout s’effondre, il reste à bâtir.

Velya garda son regard rivé sur Ombelyne un instant de plus, cherchant peut-être à percer la sincérité derrière ses paroles. Mais elle ne répondit pas, préférant laisser le silence s’installer à nouveau.

Ombelyne, satisfaite d’avoir semé une idée dans l’esprit de Velya, s’autorisa à rêver. Si tout se passait comme elle l’espérait, cette guerre serait le tremplin vers la vie qu’elle méritait : une vie de grandeur, de reconnaissance, aux côtés de Krone. Oui, il l’aimait, elle en était convaincue. Il lui suffisait de jouer ses cartes avec soin.

La nuit tombait doucement sur le paysage du pays Randais, et Ombelyne savourait déjà les promesses d’un avenir qu’elle s’imaginait radieux.

La Demoiselle lança un regard vers Velya, mesurant ses mots. La discussion qu'elles avaient entamée tournait autour de Fil et de ses mystérieuses intentions à Bassus, mais Ombelyne, pragmatique, savait que parler d’un homme était le meilleur moyen de faire parler une femme.

— Vous pensez qu’il oserait se retourner contre vous ? demanda Ombelyne, un sourire un peu trop large sur les lèvres.

Velya fronça légèrement les sourcils, mais son ton resta mesuré.

— Vous parlez de Fil ?

— Qui d’autre ? Il vous regarde comme un frère regarde sa cadette insupportable, et pourtant... Il sait ce que vous pouvez faire, n’est-ce pas ?

Le silence de Velya parla pour elle.

Ombelyne poursuivit, son ton glissant presque dans la confidence :

— Moi, je sais. Ce que vous pouvez faire. Ce que vous avez fait.

Cette fois, Velya tourna la tête, son regard perçant croisant celui d’Ombelyne. Pas une trace de peur dans ses yeux, mais une vigilance froide, tranchante.

— Et qu’est-ce que vous croyez savoir, exactement ?

Ombelyne haussa doucement les épaules, adoptant une posture de fausse légèreté.

— Que votre père n’est plus que l’ombre de lui-même. Qu’il ne voit plus, n’entend plus, ne ressent plus. Un vide ambulant.

Le silence de Velya se fit glacial, mais elle ne détourna pas les yeux.

— Vous savez que ce Don, pour une Justicière, c’est presque un crime en soi. Quand le Parakoï régnait, il aurait envoyé ses chiens pour vous traquer. Alors, qu’est-ce qui vous différencie de ceux que vous pourchassiez ?

Velya finit par répondre, d’une voix basse, presque imperceptible.

— La différence, c’est que je ne me cache pas derrière mon Don. Je le maîtrise. Je l’utilise quand la justice l’exige.

Ombelyne gloussa, jouant avec la manche de sa tenue.

— Ah, la justice. Celle qui condamne des hommes à errer dans une prison invisible jusqu’à leur dernier souffle ? Quelle noble cause.

Velya s’arrêta brusquement, pivotant sa monture vers Ombelyne pour lui faire face.

— Vous parlez trop, jeune fille. Vous ignorez tout de ce qu’exige la justice, tout ce qu’elle coûte à ceux qui la servent.

Le ton de Velya était tranchant, sans colère, mais d’une gravité qui fit taire Ombelyne. Cette dernière ravala ses sarcasmes, reprenant sa marche avec un air contrit.

Après un long silence, Velya reprit doucement, presque pour elle-même :

— Vous pouvez jouer de vos mots tant que vous voulez. Mais souvenez-vous de ceci : la justice ne tolère aucune faiblesse. Pas même celle du sang.

Le message était clair. Ombelyne comprit qu’il était inutile d’insister.

Elle baissa les yeux, feignant une soumission qu’elle ne ressentait pas. Mais une ombre de doute passa dans son esprit. Velya n’était pas une femme ordinaire. À une autre époque, sous l’autorité du Parakoï, cette Justicière implacable lui aurait fait trancher la langue sans hésiter pour avoir prononcé ne serait-ce qu’un fragment de ses paroles. Ce souvenir la fit frissonner. Elle sourit néanmoins, lissant une mèche de ses cheveux, tout en décidant qu’elle garderait désormais ses provocations à la limite du supportable.

Après tout, Krone n'avait-il pas demandé à la Justicière de prendre soin d’elle ? Cette pensée suffisait à apaiser ses craintes, comme un talisman contre les regards perçants de Velya. Ombelyne releva la tête, son sourire maîtrisé, convaincue que ce lien fragile suffirait à la protéger. Mais une petite voix lui murmurait que, sous l’armure impassible de la Justicière, l’allégeance pouvait s’effriter aussi vite que les serments dans le tumulte de la guerre.

Les deux cavalières approchaient de la forteresse du Premier Sujet Cazoel, un chef-d'œuvre d'architecture mêlant raffinement et austérité. De hautes tours élancées, aux toits d’ardoise scintillant sous la lumière, dominaient des murailles épaisses bâties pour résister aux assauts les plus implacables. Les sculptures ornementales qui bordaient les arcs et les contreforts contrastaient avec les meurtrières sombres, témoins d’un passé de batailles acharnées. C’était un lieu où la beauté se fondait dans la force, où chaque pierre portait à la fois l’ambition et la peur des hommes.

Autour de la forteresse, une véritable effervescence régnait. Des rangées de tentes bariolées s'étendaient jusqu’à l’horizon, témoignant de l'ampleur du ban levé par Cazoel. Le martèlement des forgerons résonnait, entrecoupé par les cris rauques des capitaines formant leurs troupes. L’odeur du métal chauffé se mêlait à celle du cuir tanné, et le sol résonnait sous les pas lourds des soldats et des chevaux. Tout autour, un pays se préparait à la guerre, prêt à défendre son nom et son honneur.

Cazoel, bien qu'il ait échoué à venir au secours du Parakoï, n’était pas homme à courber l’échine devant l’Empire. Retourné sur ses terres avec une résolution de fer, il levait une armée digne de son titre, prête à rappeler à tous que le pays Randais n’était pas une proie facile. Ces hommes, fermiers et guerriers à la fois, s'entraînaient avec la fureur de ceux qui savent que tout peut se perdre, mais que la gloire demeure.

Les portes de la forteresse s’ouvrirent dans un grincement sourd, révélant un pont-levis usé par les siècles mais encore solide. Au-delà, la cour intérieure grouillait d’activité : des messagers allaient et venaient, des charrettes débordant de provisions traversaient les lieux, et au centre, la bannière de Cazoel flottait fièrement, défiant l’avenir. Pour Ombelyne, ce n’était pas une simple arrivée : c’était un premier pas vers les cercles du pouvoir qu’elle avait toujours convoités.

 

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