Dimanche 2 novembre

Dimanche 2 novembre

            Lucie ouvre doucement les paupières. Le soleil a repris ses quartiers et inonde la chambre d’une douce lumière apaisante. Dans l’embrasure de la porte, la vieille dame de la veille apparaît. Elle adresse un sourire radieux à la jeune fille ainsi qu’un « bonjour » enjoué.

« Bonjour Madame. Je vous remercie pour hier soir.

- C’est normal Marguerite.

- Je m’appelle Lucie. »

            La dame s’arrête un moment, pensive. Elle marmonne entre ses dents : « Je préférais Marguerite. Tant pis. 

- Pardon ?

- Oh, rien. Tu as faim ?

- Oui, très. »

            La maîtresse de maison quitte rapidement la pièce pour faire une entrée triomphale, quelques minutes plus tard, avec un plateau en bois qu’elle dépose sur les genoux de Lucie. L’odeur de café et de pain frais lui saute aux narines et la fait saliver. Elle ne se fait pas prier pour attaquer les tartines beurrées et le jus d’oranges. La dame la regarde s’empiffrer avec une mine ravie. Entre deux bouchées, Lucie a le temps de l’observer. Elle doit avoir au moins quatre-vingts ans. Ses cheveux gris sont coiffés en un chignon parfait. Des rides profondes lui parcourent le visage. Derrière ses lunettes en écaille, elle ne quitte pas Lucie des yeux. Elle porte une robe à fleurs des années soixante. Un petit tablier bleu lui enserre la taille qu’elle a fine, lui donnant un air de soubrette. Après avoir terminé tout le contenu comestible du plateau, Lucie s’exclame :

« Un grand merci, Madame.

- Ne m’appelle pas Madame. Je suis Mom. »

            Mom ? Quel étrange prénom se dit Lucie.

            Mom reprend son plateau et repart en bas. Peu après, c’est le maître de maison qui vient s’enquérir de l’état de Lucie, en pleine digestion. L’homme est d’une stature modeste, diminuée par un dos voûté. Ses cheveux, plaqués en arrière, sont totalement blancs et une légère calvitie semble naître au-dessus du front. Son visage émacié, son nez et ses doigts crochus lui donnent un air de rapace. Il adresse un sourire grimaçant à Lucie.

« Comment te sens-tu, mon enfant ?

- ça peut aller. Puis-je téléphoner à ma famille ? Ils vont s’inquiéter.

- Mais nous n’avons pas le téléphone.  Cela coûte trop cher.

- Ah ? Ce n’est pas grave. J’ai mon portable dans la poche de mon jean.

- Jean ?

- Mon pantalon … »

            Le vieil homme se dirige vers une chaise dans le coin de la pièce. Il tend le pantalon, découpé et maculé de sang, à Lucie. Elle sort son téléphone de la poche gauche. Ce geste fait naître une petite lueur d’inquiétude dans le regard du vieux monsieur. Elle tente d’allumer l’appareil mais l’écran porte des taches d’humidité et reste impassible, malgré les tentatives désespérées de sa propriétaire. Elle finit par se résigner en annonçant :

« Il a pris l’eau hier soir. Je pense qu’il est foutu. Vos voisins … ils ont le téléphone ?

- Nos plus proches voisins sont à dix kilomètres. Ce n’est pas grave. Ma femme et moi-même allons bien nous occuper de toi. Je m’appelle Dad. Tu es entre de bonnes mains. »

            Dad ? Lucie se dit qu’ils se sont bien trouvés ces deux-là avec des prénoms aussi bizarres.

            L’homme pose sa mallette, la même que la veille, sur la table de chevet et l’ouvre. Il en retire soigneusement des pansements et un flacon sans étiquette, contenant un liquide transparent. Il retire les bandes et le pansement sanguinolents. Lucie manque de tourner de l’œil à la vue du trou béant dans sa cuisse, entouré d’un hématome impressionnant. Il badigeonne la plaie avec du liquide provenant du flacon mystérieux et lui tend un comprimé et un verre d’eau.

« Avale. Tu te sentiras mieux.

- C’est pour la douleur ?

- Oui. »

Dad panse la blessure et remballe son matériel, Lucie l’interroge :

« Il vaudrait mieux que je passe une radio. Non ?  Vous avez une voiture ?

- Non. Il te faut du repos. C’est moins grave que cela en a l’air.

- Ma tante habite à quelques kilomètres. Si vous avez une voiture, vous pourriez me conduire chez elle.

- Non, je n’en ai pas.

- Et mon vélo ?

- Je l’ai sorti du fossé. Il était bien abîmé. Je l’ai mis dans le garage. Maintenant, repose-toi jusqu’au dîner. »

            Et il sort prestement. Lucie a une étrange impression dans cette maison qui semble totalement coupée du monde. Pas de téléphone, pas de voiture et elle ne se souvient pas avoir vu de télévision dans le salon, hier soir. Elle cogite sur le meilleur moyen de joindre ses proches. Ils ne vont pas s’inquiéter dans l’immédiat car elle vit seule dans un petit appartement. Ses parents sont en vacances deux semaines en Corse. Personne n’est censé s’enquérir de son sort, aussi malheureux soit-il, pour l’instant.

            Vers 10 h, Mom revient avec une bassine archaïque remplie d’eau, un pain de savon, un gant de toilette et un grand essuie.  

« C’est l’heure de la toilette ! annonce-t-elle joyeusement. »

            Elle aide Lucie à s’asseoir, le dos calé par trois oreillers, puis à retirer la chemise de nuit d’emprunt. La jeune fille, un peu gênée, est soigneusement lavée de la boue qu’elle a encore jusque dans les oreilles.

            Mom se dirige ensuite vers une imposante garde-robe ancienne. Les gonds grincent de façon sinistre comme s’ils n’avaient pas été sollicités depuis des lustres. La dame en retire une robe Vichy mi-longue.

« Tiens. Enfile ça. Tu seras très jolie.

- ça appartient à votre fille ?

- Appartenait, oui. Elle est morte.

- Oh. Je suis désolée. Que lui est-il arrivé ?

- Elle n’a pas survécu à une vilaine pneumonie. Elle avait seize ans. Tu lui ressembles un peu. »

            Lucie observe la chambre mais s’étonne de ne trouver aucune photo de la défunte. Les jouets lui font plutôt penser à une enfant partie plus jeune. Quelle fille raisonnable dormirait encore avec  un nounours à seize ans ?

            Mom semble très émue de découvrir Lucie revêtue de la robe d’un autre temps. La jeune femme n’ose rien dire, même quand son hôte commence à brosser consciencieusement sa tignasse rousse. Quelques minutes plus tard, Lucie se retrouve avec le même chignon que Mom. Cette dernière semble satisfaite de son travail. Lucie s’enquiert du lieu où siègent les toilettes. Sans répondre, la vieille dame quitte la pièce. Elle revient peu de temps après avec une chaise percée en bois. Elle la dispose sur la gauche du lit de Lucie en annonçant :

« Voilà. C’était celle de ma grand-mère. On a changé le seau.

- Pourquoi ? Il était plein ? »

            Mais la vieille dame ne semble pas sensible à l’humour de Lucie. Elle lui adresse un sourire et sort à nouveau.

            Lucie se sent de plus en plus mal à l’aise. Ce couple a un comportement étrange. Il ne semble pas pressé de voir Lucie les quitter. Même si elle leur rappelle leur fille, elle ne compte pas faire de vieux os ici. Elle décide de vérifier si une fuite, même lente, est envisageable. A deux mains, elle soulève sa jambe droite et pivote, non sans serrer les dents. La voilà assise. Elle tente de se mettre debout, appuyée sur sa jambe gauche. Son équilibre est précaire. Elle essaie de faire un pas mais le sol semble se dérober sous elle et elle se retrouve nez à nez avec la descente de lit poussiéreuse. Le bruit de sa chute et de ses plaintes alerte ses hôtes qui arrivent aussi vite que leurs vieilles jambes leur permettent encore.

            Avec  une aisance déconcertante, le maître de maison soulève Lucie et la dépose à nouveau dans le lit à baldaquins.

« Que s’est-il passé ? Tu es tombée du lit en dormant ? »

- Euh … non. Je voulais vous rejoindre en bas. Je me sens seule ici. »       

            Lucie ne peut dévoiler ses intentions profondes, de peur de susciter leur courroux et d’aggraver sa situation plutôt précaire.

« Il fallait demander. »

            Et il la transporte jusqu’au salon. Lucie découvre la pièce qu’elle a entrevue la veille. Le canapé aux couleurs passées laisse apparaître le rembourrage sur le bord des accoudoirs. La décoration est très rustique : tableaux avec scènes de chasse, meubles Louis XVI piquetés par l’humidité, tapis d’Orient mités et … aucune télévision, ni de photo d’enfant. Ils ont dû être traumatisés par la disparition de leur fille et ont décidé d’en cacher tous les portraits. Il y a une vieille radio des années cinquante que Dad allume avec une joie non dissimulée. Un air d’accordéon se met à résonner dans la pièce. Lucie se pince discrètement afin de déterminer si cette scène est réelle. Elle accentue la force de sa pincette lorsque ses hôtes se mettent à valser devant elle.

            La danse terminée, les amoureux essoufflés saluent l’assistance, se réduisant à leur prisonnière. Lucie fait mine d’applaudir. Mom file ensuite dans sa cuisine et Dad dans son jardin.

Le coucou suisse au-dessus de la cheminée commence à entonner son cri de midi. Dad transporte Lucie jusqu’à table. Sa femme a sorti sa porcelaine de Limoges et son argenterie. De délicieux effluves s’échappent des divers plats disposés sur la table. Lucie mène sa petite enquête :

« Comment faites-vous pour vous ravitailler ? »

            Dad termine de remplir son assiette avant de répondre :

« Un livreur passe une fois par mois. Nous stockons dans le congélateur. J’ai un potager pour les légumes, des poules pour les œufs et la viande. Mom fait son pain elle-même.

- Et vous n’avez plus de famille qui vienne vous rendre visite ?

- Non … jamais ! s’exclame Mom sur un ton cinglant. »

            Ils ont beau faire frémir, ce n’est pas une raison pour les abandonner à leur triste sort !

« Et que se passerait-il si l’un de vous deux tombait gravement malade ?

- Mon jardin regorge de plantes médicinales.

- Pas très efficaces en cas d’infarctus tout de même !

- Ne t’en fais pas pour nous. Personne ne le fait. »

            Lucie s’inquiète surtout pour elle !

« Quand passe votre livreur ?

- Dans quelques semaines. Pourquoi ? Tu as besoin de quelque chose ? s’énerve Dad.

- Euh … je me disais qu’il pourrait m’emmener chez ma tante.

- Pas nécessaire. Mange et tais-toi. »

            Cette dernière phrase résonne dans la cuisine et Lucie préfère ne pas insister car elle est affamée. Mom remplit généreusement l’assiette de son invitée qui s’en verra servir rapidement une seconde fournée. Le dessert a juste un petit coin de son estomac pour se loger. Lucie remercie la vieille dame et loue ses talents de cuisinière.

« Je t’apprendrai quand tu iras mieux. Tu deviendras un cordon bleu, ma fille ! 

- Enfin, je ne compte pas rester ici indéfiniment mais je serai ravie de revenir vous saluer. »

            L’expression de Mom change brusquement et Lucie perçoit de la colère dans ses yeux clairs. Elle se met à débarrasser nerveusement la table. Dad l’aide, tout en lui glissant de petites phrases dans l’oreille. Lucie ne parvient pas à en déterminer la teneur mais elles ont le don de l’apaiser. Le vieillard remet ensuite Lucie dans le canapé. En quelques minutes, elle glisse vers une sieste peu réparatrice, peuplée de cauchemars, avec la sensation d’une fuite obligatoire alors que ses jambes refusent de lui obéir.

            Lucie s’éveille en nage. Il est près de quinze heures. Elle remarque que Mom est restée près d’elle et a terminé la confection d’un bonnet de laine avec un reste de pelote couleur saumon. Elle le fait essayer à son modèle et semble satisfaite du résultat.

« Veux-tu que je te tricote des moufles ?

- Non, merci. Par contre, je désire me rendre aux toilettes, s’il-vous-plaît. Pourriez-vous m’aider ? »

            La vieille dame se met à crier : « Dad ! Viens ici ! »

            Son mari fait une apparition, les mains pleines de terre en demandant de quoi il retourne. Debout, les bras autour des cous de ses hôtes, Lucie est amenée à la porte des toilettes qui arbore un trou en forme de cœur. Dans un coin, une énorme araignée est postée au milieu de sa toile. Lucie pousse un hurlement de terreur.

« Pourriez-vous tuer cette affreuse bête ?

- Vous êtes folle. C’est moi qui la nourris. Elle est notre hôte, comme toi, s’indigne l’homme.

- Vous avez d’autres toilettes ?

- Accroupie dans le jardin ? »

            Dad semble plus enclin à l’humour que sa femme. Lucie ne peut que se résoudre à se dépêcher, en priant que le monstre ne se décide pas à faire connaissance avec une homologue prisonnière.

De retour dans le salon, Mom s’approche de Lucie avec une boîte. Elle craint un peu d’en connaître le contenu mais il ne s’agit que de matériel de maquillage. Sans lui demander son avis, la vieille dame commence par lui poudrer le visage. Ensuite, elle souligne ses yeux de mascara noir, lui passe du rouge à lèvres couleur sang et termine par quelques touches de rose sur les joues. Elle annonce alors joyeusement :

« Tu es prête pour les photos. » 

            Les photos ? Lucie se demande ce qui l’attend. Elle entend le couple en grande discussion dans la cuisine avant que Dad vienne la cueillir pour aller la déposer sur une chaise de la terrasse. Lucie se trouve pour la première fois dans le jardin. Il est grand vaste et s’apparente à un parc. Sur la gauche, se trouve un potager bien garni. Lucie s’étonne de la taille des citrouilles. Elles sont dignes de participer à un concours.

Dad apporte un vieux Polaroid. Se peut-il que ce « machin » puisse encore fonctionner ? Inutile de leur parler de l’ère du numérique. Mom fait les dernières retouches maquillage à la lumière du jour, elle dispose correctement la robe lorsqu’elle se met à souffler. A droite, le vêtement porte une tache de sang provenant du pansement. La dame semble plus inquiète de la réussite de la photo que de l’état de santé de Lucie. Elle dispose un bouquet de roses sur la tache et demande au modèle malgré elle de poser ses deux mains sur les fleurs. Dad se positionne, l’attente est longue avant que le bruit caractéristique du déclencheur se fasse entendre. La photo sort du tiroir. Les deux vieux attendent impatiemment de découvrir le résultat. Un sourire naît à la fin du processus de colorisation. Dad présente à Lucie le cliché. Quelle horreur ! Elle est méconnaissable. Ce maquillage blafard, cette expression de fatigue, on dirait … une poupée de porcelaine. 

Les heures passent et, à dix-neuf heures, elle se retrouve face à une casserole de soupe à la citrouille et des tartines beurrées. Le repas se déroule dans un silence pesant. Les bols vides, Dad la monte dans la chambre d’enfant. Mom l’aide à enfiler la robe de nuit qu’elle a lavée à la main et séchée au vent de novembre. Avant de quitter la pièce, Mom borde religieusement Lucie et lui dépose un baiser sur le front.

« Bonne nuit, ma chérie ! 

- Mais il est trop tôt, proteste Lucie. Auriez-vous … un livre ? »

            La vieille dame attrape un bouquin au hasard dans la bibliothèque rose bonbon et le dépose dans les mains de Lucie. Il s’agit d’un recueil de contes pour enfants.

« Vous n’auriez rien pour adulte ? Je les connais depuis longtemps ces histoires. 

- Non. Mais c’est parfait pour t’endormir et faire de jolis rêves. Tu veux que je te les lise ?

- Non, ça ira. Merci. Bonne nuit. »   

            La jeune femme, enfin seule, a une envie folle de crier : « Au secours ! Sortez-moi de cette maison de fous ! ». Mais sa voix ne porte pas à dix kilomètres. Il faut qu’elle échafaude un plan. La nuit est parfaite pour cela. Dans les contes, peu d’inspiration. Raiponce s’est échappée de sa tour grâce à ses cheveux surdimensionnés. Lucie aimerait s’enfuir par la fenêtre mais ses cheveux n’ont pas la taille minimale requise. Hansel et Gretel ont failli être dévorés. Pourvu que le couple ne l’engraisse pas en vue de la cuisiner cet hiver, lorsque leurs réserves de viande seront épuisées. Le Petit Poucet était très malin avec ses petits cailloux blancs. Si Lucie avait su ! Et Cendrillon ? Le Prince est venu la sauver des griffes de sa belle-mère grâce à son escarpin. Et si Lucie lançait sa basket par la fenêtre de sa chambre, quelqu’un s’inquièterait-il de savoir à qui elle appartient ? Jack avait un haricot magique …

Non ! Ce qu’elle vit est loin d’un conte de fée. Elle a plus l’impression d’être Paul Sheldon, prisonnier d’Annie dans « Misery ». Comment s’en est-il sorti ? Lucie n’a vu que le film, incapable de finir un bouquin. Elle se souvient qu’il était recherché car c’était un écrivain célèbre et sa voiture accidentée a été retrouvée dans un ravin. Mais Lucie est loin d’être une célébrité et son vélo est dans le garage.

Elle a beau retourner le problème dans tous les sens, elle est bel et bien coincée ici avec ces deux vieux fous qui la prennent pour une poupée. Bon, au moins, elle est nourrie et soignée, tous les otages n’ont pas cette chance. Quelqu’un finira bien par s’inquiéter de son absence … dans quelques semaines ! Mais personne ne sait qu’elle a rendu visite à sa tante. Elle le fait un peu en cachette car Norma n’est pas très appréciée par les autres membres de la famille. Le pire est que sa tante risque de ne même plus se souvenir de son passage hier. Toutes ces considérations l’angoissent. Lucie trouve tardivement le sommeil.

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