La porte est entrebâillée de dix centimètres. Elle ne va pas plus loin. Un objet la bloque. Il ne devrait pas être là.
La lumière s'est éteinte dans la cage d'escalier. Il n'est plus possible de deviner les entrées sur le palier et l'ascenseur étroit qui parfois brinquebale dans un cliquetis parkinsonien.
Il fait nuit dehors. Il est tard. Dans les rues de cette capitale, la vie ne s'arrête jamais comme on dit dans la pub. Les voitures défilent énervées ou paresseuses. Les lampadaires éclairent les marcheurs, les travailleurs tardifs, les fêtards en devenir.
Une pluie d'automne a lavé les façades ; celle en brique rouge année trente de l'immeuble, celle en vitres lisses du building en face. Le macadam luit film noir. Des pneus font pshitter des flaques, parfois.
Tout le monde dort dans l'immeuble. On ne distingue plus la pierre mouchetée du sol, ni le beige vieilli des murs, ni le rouge sombre de la porte.
On distingue à peine la silhouette étonnée qui pousse la porte. On devine tout juste son chien et son chariot de courses.
Ça lui a pris une demi-heure, sans exagérer, pour entrer et grimper les marches jusqu'au premier étage. Elle a fait le code du portail. Il a bien fallu se tromper, il avait encore changé. Elle a refermé ce portail en grognant sur le chien qui voulait encore sniffer l'air du dehors. Elle a voulu regarder le courrier. Elle ne l'a pas fait finalement, concentrée sur l'ascension des marches. Une à une avec le chien qui s'agite et les roues du chariot qui claquent à chaque contremarche.
Le trousseau de clefs dans la serrure sonne doucement sur la porte. Elle est hébétée, la clef est entrée, a tourné, la porte s'est ouverte, et maintenant ça bloque, ça coince, ça résiste.
Après un silence, le son métallique reprend sa danse. Elle a poussé de nouveau. La respiration de la femme est plus tendue. Elle se dit que ça recommence. Farce idiote ou malveillance. Ils aimeraient tant la voir ailleurs, et piquer son garage ; même pas son appartement, son garage surtout. Elle en a déjà subi des pressions, des invectives larvées, des petits coups bas lâches, des regards de travers.
Le chien s'est mis en rond au bout du palier et il couine de temps en temps doucement, presque tendrement.
Elle pousse plus fort la porte. Ce qui bloque semble mou, cotonneux. Quinze centimètres. La résistance est plus forte. Elle pèse de tout son poids. Plus rien ne bouge. Elle est en équilibre sur la porte comme un arc-boutant de cathédrale.
La tension incrédule fait place à la rage. La femme secoue la porte. Elle veut la défoncer. Les clefs tintent et blessent la peinture rouge sombre.
Le chien s'est redressé. Il s'éloigne un peu plus dans l'escalier, craintif. Ses couinements passent de l'interrogatif à la peur compatissante. Il s'agite, bondit, jappe, grogne.
La porte est refermée en claquant. Rouverte. Toujours ces foutus quinze centimètres.
Le chien ou la femme renversent le chariot. Un bruit mat et deux boîtes de conserve dévalent les marches. La cage d'escalier est saturée d'un bruit d'orage métallique, qui claque net.
La femme est au bord des larmes, tendue à l'extrême. Elle pousse un cri de rage et agite la porte. Elle veut rentrer chez elle. Elle a passé la journée dehors à marcher dans les rues. Elle veut rentrer chez elle. Il a plu, elle est trempée, elle a froid. Elle veut rentrer chez elle.
La porte ne veut pas.
Un truc derrière la porte ne veut pas. Ses voisins ne veulent pas.
Alors la femme hurle sa colère, elle maudit son impuissance. Sa rage l'empêche de pleurer. Elle éjecte un discours comme un speaker de Hyde Park. Ça dure plusieurs minutes en apesanteur sociale. Des sons assourdis commencent à grouiller derrière les autres portes du palier.
C'est trop tout ça, cet univers qui s'effondre sur lui-même comme un trou noir humain. Elle s'écroule au sol, tétanisée, abattue, vaincue.
Le chien s'inquiète. Il aboie de plus en plus fort. Il tourne sur lui-même comme un derviche canin. Il saute tous les deux tours dans un jappement plus aigu.
Sur les paliers des portes s'ouvrent. Elles déversent timidement des humains ensommeillés, étonnés, irrités, certains compatissants. Une jeune étudiante connectée, un couple de commuteurs rentrés tard, un retraité raide, une femme hagarde, ils affluent après avoir allumé la lumière. Ils assistent impuissants au spectacle, à la chute de la femme, au chien qui déraille.
La suite est un maelström chaotique d'inquiétudes, de conciliabules, de cris étouffés, de « je vous l'avais bien dit », d'habitants de l'immeuble abasourdis ou distants, de « ça fait peur, ce n'est plus possible, c'est la deuxième fois », de pompiers assurés et de policiers dubitatifs.
Ils veulent l'emmener. L'emmener loin de chez elle, la faire se soigner. Mais elle n'est pas malade, bien sûr, elle n'a jamais rien eu, jamais eu besoin de rien, de personne. Avec ses dernières larmes d'énergie, la femme dit qu'elle ne veut pas, elle le crie, le dit avec une fermeté et un regard sans appel. Le chien grogne. Elle s'est redressée dans un réflexe d'animal traqué. Ses mains, ses bras écartent ceux qui s'approchent.
Deux policiers et un pompier tentent de faire un arc de cercle protecteur, ils éloignent les voisins. Certains sont déjà rentrés chez eux, pour ne pas voir, oublier, ruminer.
Parfois ça arrive vraiment, le temps est suspendu. On entend seulement la respiration haletante de la femme, et le chien de nouveau plaintif. Un pompier parvient à débloquer la porte, et une jeune femme a remis les deux boîtes de conserve dans le chariot relevé.
Le chien s'est engouffré dans l'appartement ouvert. Les yeux brillants, la femme s'est emparée du chariot et a suivi le chien. Elle a claqué la porte derrière elle et tourné le verrou.
De longues minutes, dans le noir, elle a entendu des voix sur le palier, plaquée contre la porte, le cœur punk. Et puis le silence.
L'appartement était plongé dans le noir et aucun interrupteur ne permettrait de changer les choses. L'électricité ne marchait plus.
L'appartement ne devait pas dépasser les trente mètres carrés. Sa surface utilisable guère plus de dix, en prenant quelques risques.
Le reste ?
Un océan d'objets hétéroclites, de déchets plus ou moins emballés, de vêtements, de papiers, de tout ce que vous pouvez imaginer, des sacs, encore des sacs, des bouts de vie, la sienne, celle d'autres. Des meubles engloutis avec des souvenirs anciens, des souvenirs de sa vie à deux, à trois avec le chien, de sa vie de travail. De nouveaux empilements d'un mur à l'autre, jusqu'au plafond, un océan avec des vagues dépassant largement la taille de la femme.
L'air était saturé d'odeurs de sale, d'excréments et de moisi. Les fenêtres étaient inaccessibles, masquées pour certaines. Le jour était peu différent de la nuit dans cet espace immobilier.
Elle s'est frayée lentement, en déséquilibre, un chemin vers un bout de lit. Elle a allongé ses quatre-vingts ans.