dix minutes...

Par Andrea

Je m’appelle Angélique.

Je ne sais pas si ça me correspond :)-

J’en ai tiré mon nom de scène, 'Angel'.

Mais je ne vais pas parler de ma carrière.

Je vais parler de ma jeunesse.

D’amour.

Et d’un pacte.

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J’ai 16 ans.

Je ne suis pas très jolie.

Je vais au lycée.

A 16 ans, je ne sais pas trop ce que je veux faire.

J’adore chanter, on pourrait même dire que je suis passionnée, mais comment dire.. À cet âge-là, je n’y crois pas.

Je n’imagine même pas que c’est possible.

Sinon, il y a quelques matières où je me débrouille, je sais où aller l’année prochaine.

Après, je trouverai bien.

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J’avais un groupe d’amis au lycée.

On se voyait tout le temps.

Il y avait un garçon avec qui je voulais sortir.

On se tournait autour depuis au moins deux mois.

Et il aurait pu ne rien se passer.

Il a failli ne rien se passer même.

Parce qu’on ne disait rien, on ne brisait pas la glace.

Mais un jour, je ne sais pas comment, on s’est retrouvé à discuter juste tous les deux pendant un long moment.

Puis il y a eu un silence.

On s’est peut-être demandé de quoi on allait parler ensuite.

Mais avant qu’on se remette à parler de trucs qui servent à rien, je lui ai dit :

« Tu crois qu’on pourrait sortir ensemble ? »

Il m’a répondu : « Je sais pas. »

Bon.

Ok.

J’ai attendu un peu, puis j’ai ajouté :

« "Je sais pas", ça veut dire 'non', c’est ça ?

– Non… C’est pas ça. »

Il ne disait plus rien, alors j’ai enfoncé le clou :

« Écoute, ça fait un moment qu’on se tourne autour, non ? Maintenant, soit il se passe un truc, soit on clôt l’affaire. Je te dis pas que t’es l’amour de ma vie, j’en sais rien, j’y connais rien, et puis je m’en fous, mais tu vois, là, j’ai envie de t’embrasser. J’ai envie de sortir avec toi, j’ai envie qu’on sorte ensemble, j’ai envie qu’on couche ensemble, j’ai envie qu’on "soit ensemble". Enfin bref tu vois quoi. Pas toi ?

– Je… euh… si. Moi aussi, j’ai… enfin… moi aussi j’aimerais bien… euh… mais… je ne sais pas comment dire… »

Puis il s’arrête.

J’attends un peu…

Puis je lui dis :

« Prends ton temps. Je t’écoute. »

Puis j'attends.

Et là, je vous jure que c’est vrai… j’ai attendu 10 minutes.

Dix minutes, en silence, à côté de lui.

C’est rien 10 minutes quand tu es occupée, quand tu dépiles tes mails ou quand tu prends ta douche. Dix minutes c’est même pas assez !

Mais pu-rée ! Quand tu viens de dire ça que t’attends une réponse, c’est long !

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« En fait… j’ai peur. »

C’est ce qu’il m’a dit.

Au bout de 10 minutes.

« Tu as peur de quoi ?

– Je ne sais pas. Tu n’as pas peur, toi ? »

J’ai réfléchi.

Après tout, j’avais déjà mis trois semaines avant de mettre les pieds dans le plat, donc oui, sans doute, moi aussi, j’avais peur. J’avais le trac quoi. Et même après avoir brisé la glace, j’avais encore la boule au ventre : qu’est-ce qui allait se passer maintenant ! Mais je crois que c’était même pas ça. Ou que c’était plus profond que ça. En tout cas il avait raison, il y avait quelque chose comme de la peur. Mais quelque chose qui ne se règle pas d’un coup de cuiller à pot.

« Si », j’ai répondu.

« Moi aussi j’ai peur. Rien que de sortir avec un mec, déjà, ça me fait peur. Mais je crois que c’est avec toi que ça me fait le moins peur. »

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On s’est embrassé.

On s’est revu.

On s’est rembrassé.

On s’est débrouillé pour se retrouver la nuit.

Et on a fait l’amour.

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Et c’est là que les difficultés ont commencé.

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Le sexe, la première fois, ça s’est bien passé.

C’était vraiment ma première première fois !

Mais ça va, on n’avait pas trop la pression ; peut-être justement parce qu’on n’avait pas mis la barre très haut.

On n’attendait rien de particulier ou d’extraordinaire ; on voulait le faire, c’est tout.

Donc la première fois, très bien.

Mais c’est juste après qu’il y a eu un malaise. Quand on s’est revu.

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Il me fuyait.

Au lycée, ou en dehors.

Enfin, pas clairement. Mais moi je le trouvais fuyant.

Alors un jour je lui ai dit : « Bon, faut qu’on parle. »

On s’est retrouvé à la sortie du lycée.

On a marché un peu pour s’éloigner, on s’est assis dans l’herbe, hors de portée du bahut, des amis, et des voitures qui passaient les chercher.

Il a parlé le premier :

« Écoute, il faut que je te dise quelque chose. »

Là, j’ai tout de suite senti qu’il allait débiter des conneries pour me dire voilà c’est fini… c’était comme une prémonition, ça m’a fait un haut le cœur d’un coup, alors je l’ai coupé :

« Ok je t’écoute, mais je te préviens, si tu n’es pas sincère je te tue. »

Bon, j’ai été un peu cash, mais c’est sorti tout seul. Et j’avais vraiment pas envie qu’il me prenne pour une conne. Du coup ça l’a coupé dans son élan, enfin, je crois.

« Pourquoi tu dis ça ? il demande.

– Parce que je sens que tu vas me larguer, et je ne sais pas si c’est ça mais j’en ai déjà mal au bide alors si tu dois me faire mal fais-le mais fais-le bien !

– Je…

– Juste, me dis pas de conneries. Tu es libre, tu fais ce que tu veux, mais ne me raconte pas de conneries. Dis-moi juste ce dont tu envies. C’est tout. Parle franchement. »

Il avait l’air sous pression, on sentait qu’il avait envie de déballer son sac au plus vite, d’un coup, tout ce qu’il avait préparé à dire, et moi j’avais peur qu’il me récite son truc sans réfléchir et qu’il avait sans doute répété depuis deux jours pour s’en convaincre, alors j’ai dit :

« Oublie ce que tu pensais dire. Et prends ton temps… »

Je l’ai dit deux fois.

Bon… Devinez quoi ?

Dix minutes…

J’ai attendu encore dix minutes avant qu’il décroche un put*** de mot !

Cette histoire pourrait s’appeler "dix minutes"…

Dix minutes.. minimum ! Je dis dix, mais je ne sais pas exactement en fait, c’était peut-être douze ou quinze, je n’ai pas compté.

T’imagines, la meuf, super affective et tout, vas-y, je t’écouuute, prends ton temmmps ; et là elle sort le chronomètre, et avec une voix de cyborg : il te reste 57 secondes, 56, 55…

Bon, et moi, je faisais quoi, pendant ces dix minutes ?

Je kiffais, je crois.

Enfin c’était bizarre.

En gros j’étais triste et heureuse en même temps.

D’un côté j’étais un peu anxieuse, mais d’un autre j’étais soulagée.

J’attendais le dénouement bien sûr.

J’étais excitée, mais aussi… détendue, comme.. dé-pressée.

On laissait le temps s’effriter sur le ventre rond d’un silence vrombissant, et bercée par les bruits ambiants de notre petite ville de crèche, je m’enivrais d’espoir.

Je répétais dans ma tête : « allez… allez… allez… »

Non, pas "allez les bleus", peut-être pas quand même.

Mais voilà, j’étais ivre en fait, c’est pour ça que j’ai kiffé.

Et puis j’étais confiante.

Je me faisais peut-être des idées, mais ces idées me faisaient du bien.

J’avais fait ce que j’avais à faire, maintenant, si ça devait foirer, je pouvais me dire : pas de regrets.

Bon… il a fini par l’ouvrir :

« En fait, je…

(Je me tourne vers lui avec tous les encouragements que je peux dans le regard)

– Oui ?

– J’ai honte. »

Et là, sur ces mots, il a eu les larmes aux yeux.

C’était tellement fort que moi aussi.

Je crois qu’il a eu encore plus honte de pleurer devant moi. Mais je crois que ça l’a pris par surprise.

Et je crois que ça lui a fait du bien.

En tout cas, à moi, ça m’en a fait.

Je l’ai serré dans mes bras.

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Je n’ai pas posé plus de questions.

En tout cas pas cette fois.

« Honte », comment, de quoi… on s’en fout.

A 16 ans de toute façon, est-ce qu’on peut expliquer ce qu’on ressent, franchement. (Et pour être tout à fait franche, je ne suis pas beaucoup plus avancée à mon âge…)

Si déjà on le dit, c’est bien.

Enfin, ça doit dépendre des gens j’imagine.

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On n’a reparlé que bien plus tard de cette histoire. Et ce n’était pas très important.

Il m’a dit que son intention était bien de me quitter ce jour-là.

Ça m’a fait tellement plaisir !

Pourquoi ? Ben parce que je me suis senti rétrospectivement super forte !

Pourquoi ? Ben parce que j’avais réussi à éviter la rupture !

J’avais infléchi le cours du destin !

Quoi ! Oui c’est grâce à moi !

Bon, en tout cas, c’est comme ça que j’aime m’en souvenir… :-)

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Et ça m’avait fait plaisir aussi qu’il accepte de revenir sur cet épisode, et qu’il m’explique : ce qui s’était passé, ce qu’il avait pensé, etc.

Il a bien voulu qu’on en parle alors que ça datait d’avant le pacte.

Je ne sais pas comment il arrivait à se souvenir de tout ça d’ailleurs : déjà que sur le moment ça avait été flou dans sa tête, alors des années après…

Ah, oui, je ne vous ai pas dit ce que c’est que le pacte.

J’y viens.

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Le week-end suivant, on a repassé la nuit ensemble.

Et on l’a refait :-)

Deux fois :-) :-)

Je ne savais pas si c’était le sexe qui lui avait fait honte la première fois, ou si c’est parce qu’en fait il me trouvait moche et il ne voulait pas s’afficher avec moi, ou je sais pas quoi encore… mais la deuxième fois (enfin, entre la deuxième et la troisième), je lui ai demandé s’il avait encore honte ; et il m’a dit… que non.

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C’est ce week-end-là qu’on a fait le pacte.

Cette nuit-là.

C’était pas compliqué :

On devait tout se dire.

Voilà.

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Bon, en fait… c’était très compliqué.

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Mais bon, tout ça, c’était il y a 20 ans.

Évidemment, on ne s’est pas tout dit.

Pas toujours.

Ou pas toujours tout.

Ou pas toujours sur le moment.

Des fois ça mettait longtemps à sortir.

Des fois, c’était même difficile à faire sortir. Souvent même.

Des fois j’avais envie de me dire (boudeuse) : « à quoi bon, il s’en fout ! il s’en fout de moi ! »

Ou encore (enragée) : « qu’il aille se faire fout** ! je lui dirai rien ! je lui dirai pas ce qui va pas ! ça lui fera les pieds ! »

Sauf que c’est à moi que ça les faisait, évidemment.

Mais avec le pacte, on ne pouvait plus vraiment se défausser comme ça.

Avec le pacte, imperceptiblement, on avait pris l’habitude de sentir les choses : il y avait "ce qu’on avait à dire", et… tout le reste, ce qu’on disait pour meubler, pour masquer l’essentiel.

Si on essayait de se mentir, notre mauvaise foi nous sautait aux yeux : quand ce qui devait être dit ne l’était pas, on le savait tout de suite : c’est très simple : on ne se sentait pas bien, tout simplement !

Alors on prenait sur soi, parfois on créait les conditions pour que ce soit plus facile à dire… puis on se lançait :

« Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit.. »

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Le comble c’est qu’on était assez antinomiques ; enfin différents quoi.

Lui, il se prenait tout le temps la tête, il réfléchissait trop ! Il se faisait des films… par contre il y avait plein de choses qu’il n’osait pas dire.

Moi je n’avais aucun mal à dire les choses, mais je ne me posais pas trop de questions (peut-être pas assez ?), au point que parfois je me rendais compte un peu tard qu’on avait un problème et qu’il aurait mieux valu le verbaliser.

Verbaliser, comme les flics, lol.

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Mais on avait beau être très différents et avoir une manière très différente de dire les choses (quand enfin on y arrivait !), le pacte marchait pour nous deux.

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Par la suite on a connu à peu près tous les problèmes qu’on peut connaître à cet âge-là. Les projets qui divergent. La maturité qui ne va pas à la même vitesse. L’avortement… Enfin bref. Je ne vais pas m’étaler là-dessus.

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Ce dont on a beaucoup parlé évidemment, c’était des 'autres'.

En clair : de l’envie de coucher avec d’autres.

De "connaître autre chose", comme on disait.

Forcément quand on commence à sortir ensemble à 16 ans, sans même parler de tout ce qui peut diverger entre nous quand on grandit, il y a ce truc chiant qui est que tu te dis que peut-être tu aurais été mieux avec un autre, et que, si au moins tu avais pu essayer, ne serait-ce que une ou deux fois, ne serait-ce que pour satisfaire ta curiosité ou un désir passager parce que ce mec est trop viril, ou parce que tu te demandes si tu as bien choisi le bon, si tu ne passes pas à côté de quelque chose, ben peut-être que ça permettrait de te rendre compte que, finalement, les 'autres' c’est pas si mieux que ça ; et comme ça tu n’aurais pas de regrets…

En un mot : la jalousie.

Au début on a cru qu’on ne serait pas concerné. J’te jure. Qu’on ne pouvait pas être jaloux, ni possessif, ni envieux.

Et quand on l’a été, on a cru qu’on s’en sortirait jamais…

Jamais ça va s’arrêter cette mort lente ? Ce truc où t’as mal au ventre tellement tu te consumes de l’intérieur ? Tous les jours ! A peine tu te lèves le matin tu y penses et tu as envie d’étriper un chat ; ou de pleurer ! ou alors t’es complètement amorphe, ou vide. Et pourquoi je m’arrache les cheveux ? Pour des conneries ! Pour des futilités ! Alors qu’on avait tout pour être heureux !

Et là, oui, continuer à tout se dire (sans non plus dire des choses dans le seul but de faire mal, parce que ça aussi on l’a fait, même si c’était pas vraiment l’esprit du pacte), continuer à tout se dire, c’était pas facile.

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On voudrait que ce soit simple hein ?

Ben non.

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Mais je crois que dans l’ensemble on s’en est plutôt bien tiré.

Et honnêtement, je crois que – bon, même si on ne l’a pas… si on ne l’a respecté que très approximativement – je crois que si on s’en est bien tiré, c’est un peu grâce à notre pacte.

Pacte auquel on a ajouté avec le temps quelques petits astérisques. Du genre :

Faire exprès de dire des choses blessantes quand on est en rogne au prétexte qu’il faut tout dire… c’est non.

Ou encore :

Faire pression sur l’autre pour qu’il parle au prétexte qu’il faut tout dire… c’est non.

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Voilà.

Mon amour de jeunesse.

Sinon je suis devenue chanteuse, enfin maintenant je dis autrice-compositrice-interprète, mais à 16 ans je voulais devenir chanteuse, je voulais chanter c’est tout, donc je disais chanteuse.

Et si j’ai réussi à faire ça, si j’ai persévéré pendant des années et des années… c’est peut-être un peu grâce à lui.

Grâce à la relation qu’on a eue.

Je crois qu’elle a beaucoup joué dans ma vie.

Je crois que je ne serai pas allée aussi loin si je ne l’avais pas connu.

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Et le pacte ? Ben… il tient toujours.

On est toujours ensemble en fait.
 

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