Dorian et les pinpins

Par Luz
Notes de l’auteur : Image créée par Caterina Tosati. Merci à elle !

Le vent souffle à la porte Nord de Paris et la lune décroît, ce qui signifie qu'une nouvelle arrivée d'âmes réincarnées est imminente, dans les maternités et dans les rues. Certaines seront des êtres humains. Les autres deviendront des pigeons, des souris ou des cafards.

C'est toujours pareil : on leur donne le choix entre revenir sous forme humaine et quitter Paris, ou rester, mais prendre la place qui reste (et donc, grossir les rangs de la population animale), et ils veulent tous Paname. Roucouler dans les jardins du Palais-Royal. Grignoter des restes de kebab en admirant les murs en céramique du métro. Habiter dans les cuisines du seizième ou de la Goutte-d'Or en se vantant d'être une espèce qui survit depuis plus de trois cents millions d'années, jusqu'à ce qu'on vous écrase avec une chaussure.

Quand je mourrai, je choisirais de rester. Mais j'aimerais bien devenir un chat. Je naîtrais dans une portée de cinq parce qu'un étourdi a oublié de stériliser son animal, je me ferais adopter par un couple qui travaillerait dans l'art ou le design et qui vivrait dans un loft du onzième arrondissement. Je ne les embêterai pas, je sortirai la nuit. J'irais croquer des souris incognito dans les cuisines des restaurants, je conterais fleurette aux belles parce qu'on aurait aussi oublié de me castrer et je m'incrusterai dans les meilleures boîtes. Je suis sûr qu'on me trouverait suffisamment mignon pour ne pas me jarter. Tout le monde aime les chats.

— Si je meurs avant toi, je te donnerai toutes mes vies antérieures, dis-je à ma tante.

— Ne plaisante pas avec ça, mon Dorian, répond-elle. D'ailleurs, j'ai besoin que tu ailles faire une petite moisson ce soir.

Je m'y attendais. Je l'ai déjà aidée à faire le ménage, rangé les boules de cristal, nettoyé avec le balai en manche de bouleau pendant qu'elle promenait un bol empli de feuilles fumantes de sauge. Elle est en train de placer du gros sel aux quatre coins de la salle de consultation pour aspirer l’odeur de renfermé et les espoirs rances qui traînent. Le quotidien d’un cabinet de voyance et de rituels de magie blanche.

Ma tante est une femme riche, grâce à ses activités. Elle finance mes études et me laisse occuper un studio au sixième étage de l'immeuble où elle habite et travaille, contre de menus services. Assurer le standard deux heures par jour. Ranger et classer par couleur les boîtes de substances magiques diverses. Purger les poupées de désenvoûtement et rendre à la terre les déchets surnaturels — des fois il y en a qui essaient de mordre. Et bien sûr, ce qu'elle appelle la moisson : chercher de quoi faire la poudre de perle à pinpin, celle qui garantit l'efficacité de ses sortilèges.

Je soupire. Il y a un pote qui mixe rue Berger ce soir. Il m'a montré une partie de sa sélection et il y a une pépite de house que j'adore. Ça, ça me parle bien plus que d'aller embêter des réincarnés.

— Je vois bien que tu as autre chose en tête.

Elle pose sa main sur mon épaule. Ma tante est plutôt petite, avec une ossature fine et une silhouette toute ronde, mais qu'est-ce qu'elle a comme force.

— J’en ai besoin pour que mes sorts marchent, dit-elle d’une voix suave. Tu le sais bien. Tu te souviens du voyage astral qu’on a fait ensemble quand tu étais petit ? Quand tu as vu les juges qui recevaient les âmes des morts et les redirigeaient vers leur prochaine incarnation ?

Et comment, que je m'en souviens. Les juges ont un corps d'enfant, mais une tête de vieillards, et un air perpétuellement amusé. J'ai assisté aux audiences des pinpins. Leurs vies ont été pesées en cinq secondes, leur choix et leur réaffectation décidés de manière tout aussi expéditive.

Les pinpins, ce sont des gens ordinaires, sans rien de particulier. Chaque réincarné porte sa ou ses vies antérieures. Les humains la conservent dans la dernière vertèbre du coccyx, cet organe vestigial dont personne ne sait trop à quoi il sert. Les animaux naissent avec des perles attachées au corps, parfois si petites qu'on les distingue à peine. Elles sont parfois détruites par inadvertance. La plupart du temps, leurs propriétaires les gardent et entretiennent une relation variable avec elles, entre attachement farouche et rejet. Il est possible de les récupérer et d'en faire ce qui est connu sous le nom de poudre de perlimpinpin, déformation du vrai nom : poudre de perle à pinpin.

Ma tante me demande précisément d’aller voler ces perles. C'est dangereux, parce que les réincarnés ne sont pas toujours consentants, mais c’est pour ma formation. Qu’elle pense. Pour elle, les études que j’ai choisies, mon goût de la fête, ça ne durera pas. Le destin familial va finir par me rattraper.

Je n’en ai aucune envie, parce que ça suppose d'avoir un niveau d'empathie beaucoup trop élevé pour les autres. Ma tante reçoit les angoisses et les craintes de ses consultants et les transforme en souhaits et en espoir en l'espace d'une à deux heures par personne. Elle pratique tous les sortilèges de protection psychique possibles, sur elle et sur son cabinet, mais je vois bien à quel point ça l'épuise. La magie, les voyages au travers des dimensions et des mondes, c'est très bien, mais ce n'est pas ma came. La transcendance mystique, non merci. Ça me suffit d'aller danser, de m’exciter avec mes potes sur de la bonne musique et de rentrer avec une nouvelle charmante chaque semaine.

— Tu t'égares, Dorian, me dit-elle souvent. Tu es un dévoyé : quelqu'un qui a perdu le droit chemin.

— Non, je suis jeune.

À ce moment-là, elle ne dit rien et m'adresse un petit sourire condescendant. Les vieux sont agaçants. Si elle croit que je vais reprendre le flambeau, elle se goure. Je rends service pour garder mon appart’, je fais le strict minimum, et je m'en irai dès que j'en ai les moyens. Du simple, du concret, du joyeux. Je préfère franchement ça aux histoires des morts et aux inquiétudes des vivants.

Entretemps, je n'ai pas le choix, alors je prends un grand sac en toile et je m'en vais. Le choix de ma destination est vite fait : les pigeons vivent dans les hauteurs et je risquerais ma vie en tentant de récupérer les perles dans leurs nids, les cafards ont des perles minuscules qu'ils enfouissent sous des couches de saletés pour les camoufler, et les souris, quant à elle, ont le bon goût d'avoir des perles de taille correcte qu'elles regroupent. Elles vivent sous terre. Un peu sportif, mais rien de dramatique. Si je me débrouille bien, je pourrai passer en boîte juste après.

Il est dix heures quand je sors du métro porte de Clignancourt et que je file droit vers le Nord. L'entrée des souterrains aurait pu avoir le bon goût de se trouver au cimetière du Père-Lachaise. Ç'aurait été classe, un peu goth, parfait. Je n'aurais eu qu'à me laisser enfermer en ne courant comme seul danger que celui de croiser des ados bourrés à la piquette près de la tombe de Jim Morrison, ou des cinéastes fauchés, ou un gardien exaspéré. Mais non. Il faut que j'escalade une petite barrière de rien du tout pour aller me promener sur une voie ferrée désaffectée, dans un coin où traînent des toxicos qui se piquent.

La voie se trouve en contrebas. Je suis entouré d'immeubles éclairés. Aux fenêtres, des antennes paraboliques captent les chaînes du monde entier. On doit être bien, à l'intérieur. Je passe sous un premier pont. Les premières silhouettes avachies contre le mur dégagent une tristesse qui me prend au ventre et m'étouffe. Ils deviendront bien assez tôt des insectes ou des rongeurs.

Certains lèvent la tête, remarquent ma présence. J'ai tout à coup très conscience de porter un beau blouson en cuir. Merde. J'ai l'impression de m'être transformé en sac à fric. Mais quelle idée à la con j'ai eue de garder mes fringues. Je jette un coup d'œil derrière mon épaule. Deux d'entre eux se sont levés et commencent à me suivre. Les années précédentes je m'étais habillé plus en circonstance et je me planquais. Seule solution : courir. Sur le qui-vive, je cherche le premier accès possible au monde des réincarnés.

— Psst, beau gosse. Par là.

La voix vient de la droite, d'où émane une lueur rouge. Je fonce et me casse la gueule.

Passer dans les souterrains, c'est courir dans le risque de se faire mal, forcément, vu que les entrées ne sont pas entretenues. Je dois ramper sur une pente de quelques mètres avant de pouvoir me relever.

— Alors, ça va mieux ?

La voix résonne dans ma tête, mais pas dans la pièce. En face de moi, une souris agite ses moustaches. Elle est grise et ses yeux noirs ont une petite lueur familière. Elle a les pattes levées dans un geste, je ne sais pas comment dire, un geste vraiment mignon. Et une façon de pencher la tête qui me rappelle quelqu'un.

— Ouais, merci. On se connaît ?

— On peut le dire, oui. Je ne m'attendais pas à te revoir, Dorian.

— Et moi non plus… Excuse-moi, mais tu es qui ?

Elle émet un petit bruit contrarié.

— Désolé, hein. C'est juste que je croise plein de monde, j'ai pas de mémoire…

— Oui, je vois ça. Je savais que tu étais quelqu'un de différent, sinon tu ne pourrais pas m'entendre maintenant. En revanche, je ne sais pas ce que tu fais là. Tu ne te drogues pas.

— Non. C'est un peu une longue histoire. Je suis le neveu d'une magicienne…

Elle rit.

— Ah c'était ça, c'est pour ça que tu ne voulais jamais me dire ce que ta tante faisait !  Si j'avais su, je lui aurais peut-être demandé de me rendre service.

En l'écoutant, je commence à comprendre. Cette attitude, cet air de chercher à s'effacer, ce côté espiègle qui n'ose pas dire son nom.

— Nathalie ?

— Il t'en a fallu, du temps.

Nathalie a été l'une de mes ex. Une histoire de quelques soirs, mais elle en aurait voulu plus. Elle débordait de tendresse inquiète, en clair elle était franchement collante, toujours en quête de plus que ce que je pouvais lui donner, ou de ce que quiconque pouvait lui donner. Elle buvait un peu trop et riait un peu trop fort. Elle aimait danser et partir avec le premier venu. On l'a critiquée pour ça, dans son dos ou en face—pas moi, je suis reconnaissant envers toutes celles qui veulent ; player, mais gentleman. Ça n'a pas dû l'arranger. La liste de ses démons personnels, sans mentir, c'était l'intégrale du Necronomicon. Ça doit être l'un d'entre eux, ou plusieurs, qui lui a chuchoté de se jeter sous les roues d'un métro la semaine dernière.

— Tu viens de te réincarner, c'est ça ?

Elle hoche la tête.

— Je vais passer cette vie-là sous la terre. Comme quoi, le karma, ça existe. J'aurais aimé me réincarner en pigeon, mais il n'y avait plus que ça. Et aller vivre ailleurs qu'à Paris…

— Non, c’est pas la peine.

— Surtout, je ne suis pas sûre de vouloir me réincarner en humaine. Être un animal, ce sera peut-être plus simple.

Je m'agenouille et lui tend la main. C'est dur de la voir comme ça. J’avais toujours imaginé qu’elle rencontrerait quelqu’un qui l’aimerait comme elle le souhaitait et qu’elle deviendrait quelque chose du style femme au foyer en Auvergne. Elle vient se nicher dans ma paume.

— Je suis désolé.

Elle soupire. Autant tenter ma chance.

— Tu veux bien me rendre un service ?

— Lequel ?

— Ma tante a besoin de perles pour faire ses sortilèges. Tu voudrais bien me dire où je pourrais en trouver une réserve ?

Ses moustaches frémissent.

— Je veux bien te donner la mienne, mais celle des autres… Ce n'est pas à moi de prendre cette décision.

Il va falloir être diplomate. La première fois, j’y ai passé treize heures et j'ai failli me faire renverser par un train dont le conducteur était pris en otage par une souris. La deuxième fois, elles s'y sont mises à une centaine pour me courser. Quelques-unes m'ont mordu et j'ai eu peur pendant des semaines d'avoir chopé la peste bubonique. Cette année, j'ai envie de faire simple.

Les cachettes changent à chaque fois, peut-être pour éviter les zozos dans mon genre, et je n'ai pas envie de perdre du temps à les chercher si quelqu'un peut m'y mener.

— C'est une libération pour tout le monde, Nathalie. Tu pourras enfin être heureuse quand tu auras jeté ton passé aux oubliettes, pas vrai ? Pour les autres, ce sera pareil.

J’ai pris mon air sérieux et je lui coule mon petit regard en dessous. En réalité, je lui ai raconté la première histoire qui m'est passée par la tête. Quelques-uns se fichent des restes de leur vie antérieure, mais ils sont loin d'être la majorité et les autres, eh bien, une fois que les perles auront été pulvérisées, ils perdront la mémoire. Nathalie réfléchit quelques instants.

— Tu peux me donner quoi, en échange ?

Trop beau pour être vrai.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— La liberté.

Elle m'explique : elle n’a pas envie de rester dans les souterrains. Les souris nées à la porte nord vont migrer vers l’Ouest, l’Est et le Sud (dans des proportions raisonnables, pas au-delà du périphérique), mais se déplacer leur prend du temps. Elle n’a pas envie de perdre des jours précieux et veut que je la sorte de là pronto, dès que j’aurais fait ma petite récolte.

Évidemment, j’acquiesce. Elle décampe devant moi et je cours pour garder le rythme dans ces fichus souterrains où le sol tremble régulièrement tandis que les métros passent dans un hurlement. De petits yeux rouges ou noirs nous suivent. Des bruits furtifs nous accompagnent quelques instants, et s’évanouissent. Au cas où je me ferais attaquer, mes vêtements sont assez solides pour survivre aux petites dents pointues de celles qui s'attacheraient trop à leurs souvenirs.

J’en ai vu une surtout, la première fois, qui s'accrochait à sa perle comme un bébé à sa mère. La sphère luisait de reflets arc-en-ciel, somme des vies accumulées. Je ne l'ai pas dérangée. Même moi, j'ai mes limites.

— Nathalie ?

— Oui ?

— C'est à cause de moi que tu t’es tuée ?

— Non.

— C’est à cause de quoi ?

— J'en ai eu assez de résister. C'était comme si je passais mon temps à vouloir soulever une enclume et que j'ai arrêté d'essayer.

Je ne sais pas si c’est l'heure tardive, ou l’odeur d’œuf pourri qui flotte et me perturbe le cerveau, mais j’ai un accès de sentimentalité.

— Tu te rends compte que quand je donnerai ta perle à ma tante, je vais détruire tous tes souvenirs, y compris ceux que tu as de moi ? Ce serait comme si je te tuais.

Elle s’arrête et se retourne.

— Non, tu me permettras de vivre. Tu me l’as expliqué tout à l'heure.

J'ai cru entendre des chuchotements et un éclat de rire étouffés. Le son nous a encerclés avant de disparaître. Ma cheville me chatouille. Nathalie est en train de me mordiller.

— T’endors pas sur place. On y est presque !

Je la suis. Nous entrons dans une salle circulaire, un de ces lieux aménagés et vétustes dont regorgent les souterrains de Paris. Une pyramide de perles trône au centre. Pas d'empêcheurs de tourner en rond : l’aubaine.

— Merci, vraiment, tu ne te doutes pas à quel point tu me dépannes, dis-je en remplissant le sac en toile que j'ai apporté.

— Avec plaisir, fait-elle en grimpant sur mon épaule. Tu fais quoi après, tu vas en boîte ?

— Soirée #TBT Classic House au Tchatcha.

Elle lâche un petit rire, vite interrompu. C’était vraiment trop beau pour être vrai.

Les sorties sont bloquées. Devant chacune se tient un enfant au visage de vieillard. Ils sont quatre. Ils portent des vêtements blancs. Ils ont un air amusé. Les juges. Merde.

— Alors Dorian, tu y as cru ?

Je recule. Mais ils veulent quoi, au juste ? Ils s'approchent jusqu'à nous encercler et lèvent vers moi leur visage rieur.

— Il a peur.

— Elle aussi.

— Tu t'es déjà demandé ce qui arrivait aux animaux dont on détruisait les perles ?

Nathalie émet un long bruit suraigu.

— On les délivre de leur fardeau ! proclame-t-elle.

— Faux, répond l’un des juges.

— On les prive de leur passé. On les fait recommencer de zéro.

— C’est comme si on les tuait une seconde fois. Mais toi, Dorian, tu es au-dessus de tout ça, pas vrai ?

— Tu es sûr que tu veux partir avec ta cargaison ?

Ils se pressent contre nous désormais. On dirait qu'ils sont tout en os.

— Si ce n’est pas moi ce sera un autre. Si ce n’est pas cette nuit, ce sera la suivante. Laissez-moi partir.

— Mais on n’allait pas t'en empêcher.

— On veut juste que tu prennes bien la mesure de ton acte.

Ils posent les mains sur le sac, chuchotent dans une langue incompréhensible, et s’en vont après avoir lancé une dernière réplique.

— Profite bien de ta soirée !

— Putain, mais fonce.

Ça, c’est Nathalie qui met son grain de sel. Elle n'a pas besoin de m'encourager : je cours tandis qu'elle me dirige d'un ton sec, nous ressortons des souterrains, courons boulevard Ornano et nous retrouvons dans le métro porte de Clignancourt, direction porte d'Orléans.

Il est minuit et demi. Le prochain passera d'ici douze minutes.

Ça s'est pas trop mal passé. Mine de rien, ça s'est pas trop mal passé.

Il y a deux-trois mecs à l'autre bout du quai, mais ils ont l'air tranquilles, ils ne nous calculent même pas, ils se roulent un bédo dans leur coin. Je m'affale sur un siège.

Ensuite, un son traverse l’air, et c’est comme si une ligne blanche et fine passait devant mes yeux, mon ventre se tord et mes os tremblent. Les perles chauffent.

Je vois les vies défiler,

et pire,

je les ressens.

Alors c'est ça, le cadeau des juges, ou leur châtiment, ou les deux.

Je l’ai fuie pendant des années : l’empathie. La capacité de ressentir ce que les autres vivent, au maximum, comme une brûlure. À en serrer les poings, à en pleurer.

Une centaine d'existences passe en accéléré, bagarres à la récré et bureaux trop éclairés, êtres aimés, ennemis, nausée.

La froideur des liquides de chimiothérapie dans les veines.

Les fêtes de mariage trop bruyantes et le silence d'un appartement où personne ne vient jamais plus rendre visite.

Et la vie de Nathalie.

Elle m'avait parlé de tout un tas de choses, elle s'épanchait carrément sur l'oreiller, mais elle m'avait caché ça.

Certains ne se remettent jamais de ça si ça leur arrive une fois. Elle, c'était plusieurs fois. Elle a fui. Elle a eu ses instants de soleil, j'en ai fait partie, d'autres aussi. On lui a donné un peu de goût à la vie.

Mais quelque chose restait en elle, lui disant que ce n'était pas la peine. Un poids au-delà des mots. Juste une envie féroce d'en finir une bonne fois pour toutes. Un désir qu'elle arrivait à contrôler la plupart du temps, souvent avec une grande difficulté. Et ce soir-là, un jeudi station Cambronne, une rame qui entre en gare.

Un grondement résonne. Le métro arrive. Je me lève. C'est fini. Comme une évidence. De petits bruits aigus percent le brouillard. Tout est inutile.

— J'ai pas fait tout ça pour recommencer !

Je m'arrête. Une piqûre m'a fait lâcher le sac. Sur le dos de ma main, Nathalie s'accroche, des gouttes de sang sur ses quenottes. En face de moi, les portes sont ouvertes, l'intérieur est éclairé, la plupart des sièges sont libres.

— Dorian. Merde à la fin. Tu reprends ce sac, tu montes, tu arrêtes de te la raconter emo et tu m'emmènes dans un bon restaurant.

La vérité sort de la bouche des rongeurs. On rentre au moment où l’alarme résonne, juste avant la fermeture des portes. Le métro fonce dans les couloirs percés de lumières rouges et blanches, une signalisation hermétique aux passagers.

Une demie-heure plus tard, nous sommes sortis. Nathalie s'accroche à mon épaule. Je la sens humer l'air. Si elle le pouvait, elle ouvrirait grand ses petites pattes de souris façon Kate Winslet dans Titanic. Nous sommes au plus profond de la nuit, place de l'Opéra. Des voitures passent dans un chuintement. Le Café de la Paix est illuminé. Des fêtards, des touristes et des riches y sont attablés et mangent bien pour beaucoup trop cher. C'est l'un de ces moments où on se sent dans la carte postale à fond, dans le rêve de vivre à Paris. La ville. Notre ville.

J'offre un dîner à Nathalie en terrasse et la regarde grignoter des frites. Les vies m’habitent encore, mais comme en sourdine. La lumière et le bruit chassent les fantômes, du moins ils aident à les oublier. J’ai fait de mon mieux pour ne pas ressentir l’humeur du serveur et ça a marché.

Après, nous allons devant Ladurée pour que Nathalie puisse admirer les macarons de toutes les couleurs. Elle trépigne de joie. Des sucreries, du vert, du jaune, de l'orange et du rose. Quand elle en aura assez, elle pourra aller faire un tour du côté de chez Fauchon, histoire d'explorer le salé.

Nous trouvons sans peine l'entrée de service du salon de thé et nous disons au revoir. Je regarde sa silhouette minuscule disparaître et j'espère qu'ils n'ont pas de chat. Ça serait illégal, mais c'est la seule chose qui marche contre les rongeurs.

J’ai encore le temps d’aller en boîte, mais je n’ai pas envie de me perdre dans la musique. J’envoie un texto à mon pote pour m’excuser et je rentre à pied, j’écoute la ville, je fais gaffe à ne pas me faire suivre. Je me sens à côté de mes pompes, je ne sais pas si je suis en paix ou complètement anesthésié.

Ma tante s'est endormie dans son fauteuil en m’attendant. Je la réveille en lui posant le sac de perles sur les genoux. Elle se met aussitôt au travail et pour une fois, je reste et la regarde faire.

C’est un enterrement, après tout. J'ai le sentiment que ma présence est un signe de respect, que je complète le rituel.

Pendant qu'elle dispose le premier lot dans son mortier et s'empare du pilon, je me laisse envahir une dernière fois par tous les souvenirs contenus dans ces perles irisées.

Tous ces moments irremplaçables, vécus par des êtres uniques, qui serviront à d'autres êtres uniques.

Un reflet rouge—une rage dont il est impossible à se décoller, une dispute fracassante. Un reflet bleu—cette journée d'été qui n'avait rien de particulier, mais où la vie était si douce qu'on en a reparlé toute sa vie. Du gris pour la tristesse qui venait sans qu'on comprenne bien pourquoi, pour ces visages de gens qui n'étaient plus rien pour nous, vraiment plus rien, on a tourné la page, pourquoi on repense à eux.

Je regrette déjà hier, quand je pouvais faire semblant de m’en foutre, parce que c’est fini maintenant. Je ressens trop les choses, je ne suis pas assez bon pour succéder à ma tante et je ne sais pas quoi faire. Je ne peux même plus étouffer ça avec de la musique à fond et de la vodka.

Le pilon s’abat, régulier. Normal que ma tante tape avec autant de force, elle a dormi, elle. J'espère que les sortilèges seront efficaces, qu'ils apporteront du bonheur, de la liberté.

Mes fautes, je vais les payer tôt ou tard, dans cette vie ou après. Alors j'espère vraiment que les enchantements marcheront, que ce que j'ai fait apportera un peu de bien. Juste un peu. Juste un peu de beauté dans la vie des gens.

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Μέδουσα
Posté le 22/02/2021
C'était fantastique !

L'histoire est vraiment captivante, tu as créé un univers et il est très intéressant. Ce concept de réincaranation, les juges, l'empathie, la poudre de perle à pinpin... c'est vraiment vachement bien !

Bon, par contre, posons-nous deux secondes, c'est quoi ce délire de préférer être une sourire ou un pigeon plutôt que de vivre ailleurs qu'à Paris ? XD
Luz
Posté le 24/03/2021
Merci pour ce commentaire !
C'est vrai que je me suis moquée gentiment des Parisiens avec cette histoire de pigeons et de souris… Mais j'ai été parisienne moi-même, c'est pour ça ! :P
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