Double disparition
« C’est quoi ce brol ! mugit une voix dans le lointain. »
Ophélie vit sous ses pieds le monde, jusqu’ici rond comme une orange, se craqueler de partout. Un tremblement d’air la secoua comme un sac essore salade. Elle ouvrit un œil et constata que c’était son grand-oncle qui la malmenait ainsi. Plus de planète anté-déchirure. Plus d’atmosphère à perte de vue. Son grand-oncle se dressait de toute sa hauteur d’Animiste juste au-dessus d’elle, dissimulant derrière lui ce qu’elle savait n’être que sa petite chambre désordonnée.
« Qu’est-ce que j’ai fait ? bégaya-t-elle.
— Rien !
Ophélie accueillit cette réponse inattendue avec un air interdit.
« Que me vaut donc ce réveil en fanfare ?
— Ton mari s’est fait la malle ! »
Ophélie eut la sensation de s’être pris un seau d’eau froide sur la tête. Elle tâtonna les draps froissés et vides à côté d’elle, et ses doigts lui envoyèrent une vague d’émotions négatives : mauvaise surprise, agacement, colère. Elle écarta les boucles brunes qui lui tombaient devant les yeux et enfila ses lunettes, qui prirent une teinte verdâtre peu engageante, mélange d’un esprit mal éveillé, d’une anxiété croissante, et d’un estomac dans les talons.
« Vous êtes en train de me dire qu’il est sorti chercher des croissants, et que les croissants sont revenus sans lui ? »
La table de la cuisine était constellée de miettes de croissants. Le dernier avait été gardé pour elle, mais elle n’osait pas y toucher. Jamais encore des croissants étaient arrivés sur cette table d’une aussi mystérieuse façon, sans personne pour brailler gaiment « J’ai rapporté des croissants ! » Et Thorn était bien la dernière personne qu’elle imaginait faire ça un jour. Elle leva le nez de son café, et s’aperçut au dernier moment que son écharpe tentait discrètement de filer à l’arcadienne.
« Qu’est-ce qui te prend ? la gronda-t-elle. »
L’écharpe retomba mollement sur ses épaules, mais une des extrémités continua à pointer du nez en direction de la porte-fenêtre.
« Moi, je suis sûr que Thorn est parti acheter des croissants, parce que je l’ai vu, assena Hector.
— Peut-être, mais à part toi, personne d’autre n’a vu Thorn partir chercher des croissants à potron-minet, répliqua sa grande sœur Agathe. Et d’abord, t’a-t-il dit qu’il allait à la boulangerie ?
— Euh, non, répondit Hector, le petit frère, soudain hésitant. Il avait de la confiture de prune plein le menton.
— Ah ! s’exclama le grand-oncle, abasourdi.
— J’en étais sûre ! s’emporta Agathe, une boucle blond-roux rebondissant furieusement sur son front. Elle était occupée à se faire lacer le corset autour de sa taille fine par son discret mari.
— Il a quand même dû aller quelque part, il n’a pas pu se volatiliser comme ça ! rouspéta la mère. »
Elle était vexée de s’être attachée à cet homme froid comme une glacière, loquace comme un fond de tarte, et aimable comme une éponge en paille de fer. Homme qui, directement ou indirectement, avait fait disparaître sa fille deux fois, une fois pendant 8 mois, et une autre fois pendant 6 mois, sans aucunes nouvelles. Il y avait de quoi vexer à vie quelqu’un de beaucoup moins entier que la mère d’Ophélie, à la stature énorme, une robe à frou-frou énorme et sous son chignon tiré au cordeau, des joues bien rouges. Mais la vérité gisait là, à l’image de ses couverts qui s’entrechoquaient dans un bruit de claquement de dents : elle était inquiète pour lui. Ophélie, pour sa part, méditait les paroles de sa mère. Après tout ce qu’ils avaient vécu aux quatre coins des arches, elle ne partageait pas sa certitude. N’importe qui pouvait se volatiliser comme ça, il suffisait de se faire mal voir par la mauvaise personne.
« Ne bougez pas, je vais le chercher. Si nous ne sommes pas rentrés à midi, prévenez tante Roseline.
— Certainement pas ! »
Les murs se mirent à trembler, et le placard à côté de là où s’était tenue l’horloge comtoise claqua sèchement ses portes, arrachant un hurlement silencieux à Hector, qui avait retiré sa main juste à temps de l’étagère où se trouvaient les pots de pâtes à tartiner tant convoités. Le grand-oncle avait décidément le chic pour rendre soupe-au-lait toute pièce où il se trouvait. Il saisit Ophélie par le col, et l’accompagna manu militari dehors, sous le regard éberlué des parents d’Ophélie, et de ses frère et sœur. Ophélie se résigna, elle devrait s’accommoder de ce compagnon d’aventure peu maniable.
« Où va-t-on ? s’enquit le grand-oncle.
— A la boulangerie. Si la théorie d’Hector est correcte, c’est là-bas qu’on le cœur net de savoir si oui ou non Thorn est allé chercher des croissants, les a rapportés et a disparu ensuite. »
Le grand-oncle hocha la tête, enfin quelqu’un qui ne résonnait pas comme une table basse.
Ils tournèrent au coin de la rue, dont le pavage inégal donnait du fil à retordre à la coordination discutable d’Ophélie, et débouchèrent devant LA boulangerie. La plus charmante, avec ses jolis panneaux de bois bleus et ses miroirs imitation marbre ; la plus rayonnante, ses lumignons dorés se balançant doucement au rythme du bruit cadencé montant des fourneaux, et surtout la plus appétissante, avec sa vitrine chargée de pâtisseries rondelettes et recouvertes d’une pluie de sucre cristal. Ophélie poussa la porte, se prit les pieds dans le paillasson, et alla se planter devant le comptoir, insensible à cette débauche de gourmandises étendues sur leurs étagères vitrées comme les corps rôtis par le soleil des baigneurs bronzant sur les plages de Babel. Le grand-oncle, lui, était dans un état d’esprit moins incorruptible. Une religieuse toute pomponnée mettait bien en valeur ses pinacles de crème fouettée luisant sous les lumignons d’une lueur aguichante. La boulangère jaillit d’une porte dérobée et la caisse sursauta, puis claqua son couvercle jusque-là paresseusement entrebâillé, les stylos se mirent au garde-à-vous dans leur pot, et tous les tiroirs retinrent leur souffle, la poignée retroussée sur les côtés.
« Que puis-je faire pour vous ? lança la matrone en posant ses mains grandes comme des battoirs sur ses hanches imposantes.
— Est-ce que par hasard M. Th …
La phrase que le grand-oncle avait entamée lui revint au fond du gosier à l’aide d’un coup de coude bien senti. Les lunettes d’Ophélie lui jetèrent un regard noir. Entamer la conversation en soulignant le fait qu’elle était responsable de l’introduction d’un représentant du clan des Dragons dans le biotope suave et sans vague de l’arche d’Anima n’était pas du tout une bonne entrée en matière.
— Quelqu’un de ma branche familiale a rapporté des croissants pour le petit-déjeuner, sauriez-vous qui c’est ? On voudrait se partager la facture, mais on ne sait pas qui a eu cette belle intention, mentit sans aucun remord Ophélie. Son écharpe tricolore lui serra le cou, elle réprouvait cette mauvaise habitude de toutes ses mailles.
— En ce qui concerne la personne, je n’en ai aucune idée, par contre, pourriez-vous m’expliquer comment diable vous avez éduqué votre …
— Vous ne savez pas non plus ? Eh bien excusez-nous de vous avoir importunée, bonne journée ! »
Et Ophélie traîna son grand-oncle hors de la boutique.
« Cette femme est diabolique, elle veut tout savoir sur tout le monde … soupira Ophélie.
— Nous voilà bredouille. »
Ophélie acquiesça. Elle commença à grignoter ses coutures de gants, mais se mit aussitôt à crachoter dans tous les sens, écœurée. Elle avait complètement oublié que sa mère les avait tartinés de vernis à l’ail pour l’empêcher de les ronger.
« Vous avez bien vérifié qu’il n’était pas dans la maison ?
— Tu penses, c’est au peigne fin qu’on a retourné chaque pièce.
— Et la cabane à outils ?
Connaissant Thorn, il aurait très bien pu s’énerver au milieu de la nuit parce que son exosquelette était grippé, et sortir dans le jardin récupérer de l’huile à rouage. Les yeux du grand-oncle s’écarquillèrent, ils étaient presque aussi gros et ronds que lorsqu’il portait sa loupe d’expertise.
« Mais quelle famille de cloches ! »
Ils se hâtèrent vers l’abri de jardin. Pour quelle raison Thorn aurait passé la matinée là-dedans, ils ne voyaient pas bien, mais si quelques centimètres carrés avaient échappé à la grande fouille, il y aurait peut-être des indices. Ils passèrent par une ruelle étroite. Au-dessus de leurs têtes, le linge de plusieurs branches de l’arbre généalogique claquait au vent comme les voiles d’un bateau. Ils passèrent par le porche arrière de la maison, et traversèrent la petite pelouse.
L’abri de jardin était désert. Le bric-à-brac de son père se tenait là, timide et réservé. Tout était en ordre. Ophélie et son grand-oncle se voutèrent d’un même mouvement. Encore une fausse piste.
« Même quand il est bien en sécurité à la maison, il faut qu’il me donne des sueurs froides ! se fâcha Ophélie. Ses lunettes voyaient rouge.
— Faisons le tour par l’arrière, si nous passons par le perron, ton frère va nous voir et il va nous coller comme un ruban anti-mouche. »
Ils retraversèrent donc la petite pelouse, et longèrent le mur arrière de la maison.
« Nom di djou ! »
Ophélie passa la tête à côté de son grand-oncle pour voir. Thorn était étendu dans l’herbe, les yeux clos. Sa montre à gousset gisait par terre. Ophélie se précipita à ses côtés et lui colla un miroir de poche sous la bouche. Un rond de vapeur s’y forma. Il respirait encore. Son grand-oncle poussa un demi-soupir de soulagement. Ils l’avaient retrouvé, mais inconscient. Ophélie posa ses propres lèvres sur le miroir, et elles s’enfoncèrent dans la matière réfléchissante comme dans un bol de lait. Le grand-oncle regarda les muscles du visage de sa petite-nièce remuer sans un bruit.
A l’intérieur de la maison, par contre, personne ne manqua ce qu’elle avait à dire. Sa bouche apparu d’abord dans le miroir du salon, puis dans celui de la salle de bain, puis dans la psyché de sa chambre, et cætera. Le message était chaque fois le même : « RAPPORTEZ UN BRANCARD DANS LE JARDIN. »
« Un brancard ? Mais pourquoi aurions-nous un brancard à la maison ? protesta faiblement sa mère. »
Ni une, ni deux, Hector démonta les tringles de deux fenêtres du salon, et tendit un rideau entre les deux. Sa mère siffla la machine à coudre, qui galopa à travers la maison dans un vacarme d’échasse, et s’arrêta devant son fauteuil en haletant de tout son corps. Leur brancard de fortune sous le bras, ils se précipitèrent dans le jardin, et la machine à coudre, toute stressée, s’appuya au fauteuil pour ne pas défaillir.
Cinq minutes et un chapelet de jurons animistes plus tard, le corps lourd comme un poteau et long comme une enclume de Thorn était étendu sur le canapé. Pendant que sa mère allait chercher des sels dans la salle de bain, Ophélie grinçait des dents pour se retenir de ronger ses coutures de gants.
Thorn était très grand, maigre et osseux. Il avait des cheveux d’un blond très pâle tout ébouriffés encadrant un nez abrupt et un visage strié par deux cicatrices. Il arborait en plus de tout cela une énorme bosse sur le côté de la tête. Il y avait autre chose qui clochait, mais Ophélie n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Son grand-oncle fixait l’armature métallique qui emprisonnait la jambe de Thorn sans piper mot. Tous les habitants d’Anima étaient impressionnés par son l’exosquelette de sa jambe boiteuse. Et au fond d’eux-mêmes, la même question les hantait : comment feraient-ils, eux, avec une armature métallique autour de la jambe en permanence ? Elle finirait par s’animer, à la longue. Et ça deviendrait un véritable enfer …
Hector bondit aux côtés d’Ophélie.
« Tu ne devineras jamais où est ton écharpe ! »
Ophélie plaqua ses deux mains sur son cou. Comment avait-elle pu ne pas le remarquer ? Elle emboîta le pas de son frère, qui traversa le salon, repassa par la porte-fenêtre, remonta la piste qu’ils avaient tracés dans la pelouse, et lui montra triomphalement … un buisson.
« Je ne suis pas sûre de comprendre.
— Fais un effort, ça n’est pas si difficile !
Ophélie ôta ses lunettes, les briqua dans un coin de sa robe, et les remis sur son nez. Elles descendaient carrément sur son nez tellement la curiosité les démangeaient. Soudain, Ophélie remarqua quelque chose d’étrange dans le buisson.
Une horloge comtoise.
« Vous êtes en train de me dire que je me suis fait assommer par une horloge en chêne massif ? »
Thorn leva le nez de son café, et s’aperçut dans le miroir du salon : une écharpe tricolore s’était enroulée autour de sa tête, lui faisant un turban. Ophélie pouffa.
« Elle a eu peur de ne plus revoir ta montre. »
Toute la famille fixa la montre à gousset de Thorn qui brillait de mille feux sur la table, des brins de laine coincés dans le couvercle et la charnière. Elle mordillait affectueusement les doigts de son maître avec des tic-tac émus. L’écharpe d’Ophélie l’avait aussi serrée très fort dans ses longs bras tricotés. La porte du salon s’entrouvrit.
« Tante Roseline ! Tante Roseline ! Tu ne vas pas en croire ton cornet auditif, l’horloge comtoise est venue voler la montre de Thorn en pleine nuit. Elle voulait la détruire parce qu’elle est toujours déréglée, elle se prend pour une boussole ! Mais Thorn a poursuivi notre horloge jusque dans le jardin où elle l’a assommé de toute la force de son balancier. »
La mâchoire de la tante Roseline se décrocha et elle s’assit lourdement sur la chaise que lui présentait le père.
« Oh, mais elle s’est repentie de son geste, ajouta Hector sur le ton de la badinerie. Elle est même allée acheter des croissants pour le petit-déjeuner. Tu aurais vu la tête de la boulangère. Surtout quand Ophélie a complètement ignoré sa question et qu’elle a cru qu’on exploitait sciemment nos objets pour faire nos emplettes à notre place. Notre horloge lui a même rendu la monnaie, tu sais ! »
La tante Roseline ouvrait et fermait la bouche sans pouvoir articuler quoi que ce soit. Du haut du crâne de Thorn, l’écharpe d’Ophélie lui décocha une petite claque sur la joue pour lui ôter cet air benêt.
En revanche ton vocabulaire est super riche! dans le sens où t'utilises pas de mots compliqués mais les mots relativement simples que t'utilises décrivent bien les personnes etc...
donc bah bravo! :D