La fois où on s’est vu en vrai, je savais plus ou moins que t’allait être dans le coin. En fait, je m’étais même déjà préparée à l’éventualité de te rencontrer. J’avais déjà lu un de tes textes, avec une bière à la main et une clope dans l’autre. J’avoue que j’avais commencé à un peu t’imaginer. Ok d’accord, à beaucoup imaginer. En même temps, ça m’a fasciné, un garçon qui écrivait son passé, son vécu, ses émotions, j’avais jamais vu, c’était même à l’opposé des figures masculines que j’avais rencontré. Alors, qui était-il celui qui écrivait ?
Je t’ai vu avant que toi, tu ne me vois. Facile, t'étais sur scène, j'étais dans le public. Après votre set, t’es venu t’asseoir tranquillement et t’as pas trop fais attention à ton entourage, j’ai pas trop fait attention non plus, Arthur m’a directement parlé de son nouveau job au camping, de sa rupture douloureuse avec laquelle il était toujours en contact, et ça a bien duré trente minutes.
J’ai essayé d’établir le contact en te parlant de ton t-shirt sur lequel il était écrit « Vivre est un acte égoïste ». Mais le bide, gros bide, et en plus j’avais réussi à juste te mettre mal à l’aise, ta timidité clignotant entre le haut de tes sourcils et ta crête.
Et là, sorti de nul part, Oscar t’a dit « oui elle a gagné le concours d’écriture de la fac », et tu m’as regardé droit dans les yeux. À partir de ce moment-là, tu m’as pas lâché, d’un coup, j’avais de l’intérêt. J’ai senti un peu d’admiration, énormément de curiosité, et autre chose que je n’ai pas décrypté. Alors on a commencé à parler, de mots, de textes, d’écriture. Et c’est là mon plus beau coup de maître : lorsque tu m’as parlé du concours Toucher du Doigt auquel tu avais participé, j’ai fait comme si de rien. J’ai fait comme si de rien, alors que j’avais tout ton texte dans la tête. J’ai fait comme si je ne connaissais pas l’histoire de ta grande ourse. J’ai fait comme si je ne savais pas que ça parlait de violences familiales que toi tu avais vécu. Et c’est seulement par pur égoïsme que je ne t’ai pas dit que je l’avais déjà lu, qu'Oscar m’en avait déjà parlé. En réalité, toi, tu ne m’intéressais pas, mais alors pas du tout. C’était juste ta voix, tes mots, ceux que tu gribouillais sur un bout de papier ou d’ordinateur qui m’intéressaient. Je voulais voir si ton texte était meilleur, mieux écrit, plus profond que le mien. Depuis le début, c’était juste ça : jauger l’autre pour savoir si on a une chance face à lui.
Bon, j’exagère, si ton histoire m’intéressait, mais c’était trop personnel : qui sur cette terre irait voir quelqu’un en lui disant « hey, j’ai lu ton texte hein sur la violence que tu as probablement subi, ça te dis, on en parle ? Parce que ça me parle un peu, je pense qu’on doit avoir des choses à se dire toi et moi. Non ? Ah ouais bon ok ». Personne ne fait ça, normal. Alors, j’ai juste fait ce que j’avais à faire, je t’ai écouté parler, j’ai vu ton cœur s’ouvrir plus la discussion avançait, je ne voulais surtout pas te couper. Puis, j’ai demandé si je pouvais le (re)lire ton texte. Et d’une manière tellement directe, tu m’as sorti « tout ça pour juste avoir mon numéro ».
Arrêt sur image
** moment de dépersonnalisation **
« quoi ? »
« vas-y fait confiance, lui ça va »
« quoi ? »
Là, un milliard de questions se sont succédées :
« Je lui ai fait des avances ? »
« J’ai été trop directe ? Pourtant j’aime pas son pull. »
« Merde, ma bière est déjà finie ? »
« Oula attend, on lui donne vraiment notre vrai numéro là ? Ah non, d’accord, c’est lui qui nous donne le sien, bah pas de problème mec. »
« Tu crois qu’il sait pour ses yeux ? »
« Mais il était pas censé être timide ? »
« Putain et Alice qui calcule pas ce qui se passe. »
« C’est quoi le nom de la musique déjà ? Ah oui Portishead Glory Box »
« En plus, il a un prénom relou, breton ok, mais relou. Ça prend deux N ou pas ? »
À aucun moment ça ne m’était passé par la tête : te pécho, alors que j'avais le cœur en miette ? Non merci, l’amour plus pour moi. Et pourtant, j’ai pris ton numéro. La soirée a continué, elle s’est terminée, et je suis rentrée avec Alice et son ex.
J’ai mis trois jours à t’écrire, tu m’as dit que ton texte était publié sur Plume d’Argent, comme beaucoup d’autres. Le week-end qui a suivi, je les ai tous lus, un à un, savourant n’importe quel petit détail qui pouvait me donner des indices sur ta vie, sur tes joies, sur tes rires, sur tes larmes, sur tes traumatismes. Et j’ai ri, j’ai pleuré, j’ai imaginé toutes tes histoires. Toutes. J’avais mille questions à te poser, elles me brûlaient littéralement la langue : comment ? Pourquoi ? Qui ? C’est vraiment arrivé ? Est-ce que tu vas mieux depuis ? Est-ce que ça va aujourd’hui ? T’es resté coincé dans tes chiottes pour écrire une histoire aussi tordue ? Pourquoi tu fais pas autant d’humour dans la vraie vie que dans tes écrits ?
Alors j’ai arrêté les questions dans ma tête et je suis venue te parler, doucement pour ne pas être trop directe. Et les mois qui ont suivi ont été doux, des échanges d’sms, un appel en panique, un peu de musique, un résultat de concours décevant, des lapsus horribles, des discussions faciles.
L’été arrive et j’espère qu’on ne se perdra pas de vue. De toute manière, égoïstement, je regarderai encore tes écrits pour savoir comment va ta vie.
Merci,
Et comme on se le dit si souvent, les gens qu’on côtoie maintenant ne sont plus ceux d’il y a quelques mois, et ce n’est pas si grave que ça.