Ils n’étaient plus que 2.
Lui marchait, elle chevauchait.
Plus un seul mot, entre eux : autre chose les liait.
Le soleil se couchant, ils s’abritèrent sous un large rocher, au-dessus duquel quelques fines vagues de sable se formaient. Le jeune homme étira ses jambes, et la femme, elle, sourit sans qu’il la voie.
Ils mangèrent au creux du silence, savourant une maigre ration… Une de leurs dernières en réserve.
Puis elle eut ces convulsions. C’était comme si le peu qu’il lui restait se débattait pour quitter son corps exténué.
Horrifié, le garçon se précipita vers elle pour l’aider à se pencher, afin qu’elle vomisse l’entièreté de son repas. Il tenta de prononcer quelques mots pour la rassurer… Mais sa gorge était sèche, et la parole ne lui vint pas. Cela faisait trop longtemps. Un murmure râpeux que seul lui entendait parvint à franchir ses lèvres… Puis lui-même fût pris d’une soudaine nausée.
Lâchant sa compagnonne, il tomba de côté, le buste secoué. Des larmes coulaient sur ses tempes, tandis qu’il refusait, s’offusquait, négociait. Lui gardait la bouche close, secouait la tête lentement de gauche à droite. Elle restait à genoux, se tenant le ventre, et crachait à présent plus que du sang. Livide. Ses yeux mi-clos semblaient voir sous la terre face à elle.
Il régurgita à son tour, mais trouva la force de s’en relever, pour retourner contre la femme, les mains sur ses épaules, la tête contre son dos. Il s’affalait autant qu’il tentait de la maintenir, sans plus voir son visage, mais s’accrochant au son des battements de cœur qu’il ressentait entre son oreille et les vertèbres saillantes du dos arrondi.
La douleur n’était pas si importante. Ses larmes, étrangères à lui, semblaient diluer sa fièvre. Et, bercé par le rythme vivant qui faisait toujours doucement vibrer son crâne, ses membres se détendirent.
Son amie ne crachait plus rien. Ils se retrouvaient à nouveau dans leur silence, leur silence à eux, rassurant, se disait-il.
Il serra un peu plus fort les épaules minces de la femme, dont les bras relâchèrent alors légèrement leur étreinte autour de son ventre.
La nuit prenait son temps à tomber. Leurs ombres n’en formaient qu’une, s’estompant en grandissant. Le jeune homme y songeait, et grimaça un sourire, rare couleur sur son visage mort de fatigue. Il s’en sortait ; pourtant ce genre de convulsions était pratiquement synonyme d’un trépas dans la minute. Mieux que ça : ils s’en sortaient. Les battements résonnaient toujours à son oreille, bien que son amie semblât au bord du gouffre.
Un moment passa. Il fit plus sombre, plus froid, et c’est ce pourquoi il conserva sa position : sans plus avoir assez de force pour ramper jusqu’aux couvertures, il lui fallait réchauffer autant qu’il pouvait le corps de celle qui l’accompagnait, comme elle-même ne lui renvoyait plus tant de chaleur. Toujours aucun mot, entre eux. Le cœur battant à l’oreille du garçon suffisait à les relier.
Tout autour d’eux, la nuit se resserrait, faussement chaleureuse, dans son long voile bleu marine.
C’est en amenant une main tremblante à son front humide et chaud qu’il ressentit le vague début d’un sentiment de malaise.
En ce monde, la nuit n’offrait rien qui puisse réjouir. Mais il refusa de céder à une quelconque panique, maintenant qu’il devait veiller sur celle qui l’avait un jour veillé, elle aussi.
Il retira sa deuxième main des épaules de sa partenaire, en la faisant glisser dans une caresse qu’il voulut aussi douce que possible. Les yeux fermés, la peau rugueuse de la femme lui paraissait couverte d’écailles… C’était une peau autrefois soignée, puis délaissée, l’humain en elle ayant changé.
Il prit son propre pouls. Trois doigts de sa main droite appuyés sur son poignet gauche. Pour sentir un second cœur battre en renfort de l’autre.
Le jeune homme mit du temps à ressentir les battements dans son poignet. Et ce, simplement parce qu’ils étaient synchronisés à ceux qu’il ressentait contre le dos écailleux de son amie. Ce détail suffit à l’émouvoir, et les rigoles sur ses joues s’emplirent de ce liquide salé qu’il semblait contenir en lui depuis toujours. Peut-être est-ce pour cela qu’il avait survécu… Tel un chameau dans ce désert.
L’oreille toujours collée à ce son rond, chaud, il en vint alors à ressentir un élan d’amour pour celle qu’il tenait contre lui, et qu’il aurait sans doute pris dans ses bras s’il en avait encore eu la force.
Les deux battements de cœur accélérèrent, à l’unisson.
C’est là qu’il comprit. Son sourire s’affaissa ; l’écoulement du temps, et de ses larmes, s’interrompit tandis que ses yeux s’écarquillaient dans le noir.
Son amie, son aînée, le dernier de ses appuis…
C’était son cœur, à lui, qui battait seul contre son corps.
Au matin, à l’ombre du rocher,
Deux corps inertes demeuraient.
Liés par plus que des mots, l’un était mort, l’autre mourait.
_______
J'aime bien le fait que la structure du texte soit en crescendo discret : le texte commence avec une tension latente avec le silence, la fatigue, la faim, puis on plonge dans la crise physique (les convulsions), puis sur une chute sombre - presque liturgique. J'aime beaucoup la chute.
Aussi, tout est mystérieux au début, je me suis demandé quelle était la relation entre les deux personnages, s'ils étaient frère et sœur, amants, compagnons d'infortune… mais j'imagine que leur lien était plus incarné par les gestes, les silences.
J'aime aussi le fait que ton écriture n'est pas trop emplie de pathos mais reste tout de même touchante.
Parfois, ton récit hésite entre un style très littéraire et un style plus direct et brut, peut-être que tu pourrais renforcer encore plus cette idée-là. Aussi l'univers dans lequel les deux se trouvent (désert ? monde post-catastrophe ?) est flou, ce qui est beau, mais peut-être pourrais-tu glisser un ou deux éléments concrets pour ancrer ce monde dans une matière visuelle ou sensorielle plus large (sans trop en dire, juste une ou deux images marquantes, par exemple l'odeur du sable, celle d'un rocher, le bruit d'un insecte…).
En tout cas joli texte.
Je te corrige quelques petites fautes : "sans qu'il ne la voit"*, "comme si le peu qui lui restait"*, "trouva la force de se relever", "vertèbres saillantes"
"ils mangèrent au creux du silence" : très joli
Je te remercie pour ton commentaire élogieux et tes conseils ! Je n'ai pas l'intention de revenir sur ce texte écrit il y a déjà longtemps mais je garde à l'esprit tes remarques pour le jour où me reviendra l'envie d'écrire du post-apo poético-ambigu 😆
Pour les fautes :
- il me semble que "sans qu'il la voie" s'écrit bien avec un "e" à "voie" (subjonctif présent).
- "Comme si le peu qu'il/qui lui restait" : les deux formules sont correctes, j'ai fait le choix du "qu'il" ! (https://www.dictionnaire-academie.fr/article/QDL020)
- "trouva la force de s'en/se relever" : les deux formules ont un sens légèrement différent l'une de l'autre, mais sont toutes deux correctes ;)
- Je ne savais pas par contre que vertèbre était un nom féminin ! merci pour ton œil aiguisé 😁
A bientôt, bonnes lectures !
J'ai lu cette première nouvelle. C'est très original, étrange même. Je ne suis habituellement pas très "fan" de ce type de climat, à la limite du fantastique, mais je dois reconnaître que ton écriture, précise, sans fioritures, d'une poésie brute, m'a vraiment séduit. Bravo !
J’ai pensé à un moment que la femme est en réalité une sirène et je me suis un peu perdue mais après une relecture j’ai bien compris. La fin est triste mais il n’est pas dit que tout doit bien finir. L’essentiel est là, ton texte est beau et les émotions bien prësentes..
Merci pour la lecture
L'émotion submerge ce texte et il ne vit que pour ça, c'est très bien mené. On peut tisser ce qu'on veut autour de ça, j'aime bien le concept.
A+
Wow... C'est un texte très émouvant, que j'ai beaucoup aimé. Tu apportes un soin à des détails qui permettent très bien l'implication dans l'histoire, comme les écailles, la faiblesse des deux personnages, un lien indéfini entre eux et un passé commun inexpliqué. On aurait pu la sentir venir, mais grâce à ce lien entre eux, tu as réussi à masquer la fin, qui peut donc surprendre le lecteur.
Je vais donc de ce pas lire la seconde nouvelle ! Bravo !
Ton style est très poétique, on comprend à demi-mots que ces humains n'en sont plus, ça donne envie d'en savoir plus. Est ce le début d'un roman? La fin? Ou une histoire définitivement terminée?
Il y a juste un passage qui m'interpelle mais je suis presque sûre que c'est un effet de style que tu as voulu donner :
"Le jeune homme y songeait, et grimaça un sourire, rare couleur sur son visage mort de fatigue."
Au début, je ne voyais pas de quelle couleur tu parlais, qu'est ce qui pouvait provoquer de la couleur sur son visage. J'imagine que le sourire est ce qui donne de la couleur à ton personnage, comme si cette grimace était un élan de vie, peut être le dernier, et c'est pour ça que tu l'opposes plus loin dans la phrase au groupe nominal "son visage mort de fatigue"?
C'est le début et la fin, j'ai dit tout ce que j'avais à dire pour cette histoire ^^
Et t'as très bien résumé ce que je voulais dire par là ! ça t'a buté à la lecture ?