Échec luisant

Notes de l’auteur : J’ai repensé à mes 15 ans. À cette année 1993. Au désir et aux premières expériences.

Se souvenir de cette époque où j’idolâtrais Michael Jordan, où nous passions notre vie à imiter le génie américain. Sur les terrains de basket, rebaptisés, coolisés en « playground ». La seconde fut une année de copains et de pensées classées X. Les copains s’appelaient par ordre d’apparition dans ma vie : Adrien, David, Loïc, Arnaud, puis Nghi au début de l’été. Dans ma tête, l’espace était si vaste. Il pouvait contenir toute la NBA disponible en K7 vidéo, toutes les conneries qu’on pouvait faire ou dire avec la fameuse bande, et une gigantesque réserve naturelle de pensées érotiques. Si j’essaie de me souvenir des filles du lycée, il y a des prénoms qui me reviennent, parfois des initiales, comme des promesses ou des cicatrices : Delphine S, Marie, Ilhame M, Laura, Christelle S. Cette dernière porte un nom qui la prédestinera à devenir l’acmé sensuelle de 1993. Ce moment-clé se déroulera dans une chambre d’hôtel, quelque part dans la périphérie de Prague. Tirées à l’occasion de ce voyage scolaire, quelques photos ont échoué au fond d’une boîte à chaussures. Une trentaine d’années a passé. Sur l’un des clichés, on aperçoit Christelle à l’arrière-plan. Elle a comme un demi-sourire suspendu à ses lèvres serrées. Je suis au premier plan et bien entendu, il faut que je fasse le mariole. C’est invérifiable mais je crois qu’elle porte déjà la veste en jeans noir qu’elle aura le matin où j’ai voulu lui parler. Quelques jours après que nous fûmes rentrés en France. 

*******

    Se lever tôt. Devancer l’alarme aiguë et le son grésillant d’un radio réveil bon marché. Se rappeler que les cars en provenance des villages ruraux arrivent au lycée vers sept heures quinze. Inventer un bobard pour déguerpir aux aurores et rassurer une mère dont on ne voudrait pas que le niveau d’inquiétude, déjà très haut au naturel, n’atteigne un stade ingérable. Un bouquin oublié au CDI, l’impossibilité de travailler hier au soir, l’urgence de courir au lycée anormalement tôt pour capter un copain qui vient d’un bled et réviser même rapidement pour ne pas rater l’interro. Imparable histoire, calibrée sur mesure pour une mère dont l’éducation est l’ultime combat. Avec 4 garçons qu’elle a élevé en garde alternée avec la télévision du salon, et sa propre vie à mener, elle a fait des concessions sur à peu près tout : la mise à sac de l’appartement, le désordre global et le bruit perpétuel, les parties de foot dans le couloir, la destruction de ses objets fétiches, le litre de coca à tous les repas… les études sont son dernier cheval de bataille, le seul qui ait tenu le coup contre vents et marées. Car elle pense qu’avoir un bac scientifique nous ouvrira toutes les portes, elle y croit dur comme fer. Comme nombre d’enseignants et de parents de cette époque, et comme ceux qui viendront après eux. Que je parte au point du jour pour réviser est donc accepté. Peut-être même apprécie-t-elle secrètement ce qui ressemble à s’y tromper à un élan de motivation. Content de moi comme toujours lorsque j’imagine une belle histoire, je descends quatre par quatre les escaliers en bois de notre vieil immeuble mulhousien. 

*******

    La température flirte avec le zéro. Rude hiver alsacien que pourtant, je fends sans sourciller. Chauffé aux hormones, je jouis d’une insensibilité toute adolescente. Les mains calées au fond des poches du jeans droit Liberto qui ne me quitte jamais, je remonte les rues, les unes après les autres. Rue du raisin, je prends à gauche sur la rue des Trois Rois. Puis je la remonte jusqu’à la rue de l’Arsenal. Sur la Grand-Rue, peut-être aperçois-je mon reflet dans les baies vitrées de la bibliothèque. Je porte ma chemisette saumon, elle est graphique et est signée Kiabi. Dans mes rêves, je vais aller droit vers elle et quand je l’aborderai les paroles vont jaillir et je la ferai chavirer. Maintenant que j’y suis presque, toute cette belle vaillance s’avère fictive. Au lieu de m’encourager, je mène un travail de sape, me rappelant le ridicule de ma démarche. Moi, Yannick, 15 ans, les épaules étroites, tombantes, sur lesquelles je pose des vêtements taillés pour d’autres, pour les épaules d’un Stallone ou d’un Bruce Willis par exemple. J’ai la silhouette qui nage, je me sens bancal. Je ressens tout cela bien davantage que la morsure du froid. Le lycée sera bientôt en vue, comme la proximité du canal de l’Ill et du boulevard Stoessel me l’indique. Encore le Pont des Fabriques, et j’y serai. Je lutte contre l’envie de rebrousser chemin ou de prendre des détours qui me feraient arriver trop tard. Je suis plus que tenté de fuir, mais malgré tout, je trouve la force de stopper la déferlante anxieuse. Je ne laisserai pas mes complexes, ni la peur grandissante, me dérouter. Comme souvent, il y a deux Yannick. Celui qui manque d’assurance et qui peut déguerpir à la moindre gêne, ni vu ni connu il disparaît tel un Ninja dans la nuit. Puis, il y a l’autre, le fauteur de troubles, celui qui a vu trop de films de James Bond, d’Indiana Jones, de Bruce Lee.. et qui au nom de l’audace et des héros qui n’ont pas froid aux yeux, ne peut s’empêcher de se jeter dans l’arène avec panache. Ce matin, tous les Yannick sont d’accord sur un point : nous devons nous libérer, oui, nous libérer, sous peine de devenir fou, de revivre en boucle le traumatisme. Ils sont portés par le tourment qu’a fait naître en eux ce pseudo baiser désastreux, échangé au comble d’une gêne réciproque, lors de ce séjour dans les pays de l’est. Et aucun des deux Yannick ne veut être le John Rambo de l’amour adolescent. Hors de question que Prague devienne notre Vietnam. Nous ne nous laisserons pas faire ! 

*******

Elle s’appelle Christelle, Christelle Schaller. À l’alsacienne, on prononce « chaleur ». Depuis notre moment praguois, je pense à elle à peu près tout le temps. Son image m’obsède tant, qu’invariablement, mon sexe s’emballe. Tellement vite qu’il me prend parfois de court et que je dois être vigilant dès que je suis en public. Les moments où je joue : basket et Megadrive sont mes seuls vrais moments de répit. Il y a les nuits aussi, quand je dors entouré des sportifs américains dont les posters tapissent la chambre que nous partageons mon frère et moi. Ils me mettent temporairement à l’abri de ma concupiscence, en particulier, le regard sombre et déterminé de Michael Jordan. Mais le reste du temps, je suis à la merci de ce sexe qui peut se manifester n’importe quand. Il n’a aucune gêne, aucune retenue. Libre comme un bohémien, il est prêt à faire la fête à la moindre occasion. C’est comme vivre avec une épée de Damoclès en dessous de la ceinture. Un rien suffit pour qu’il sorte les violons, la vodka et les danses tziganes. Plus âgée que moi, Christelle est en terminale STT 3 alors que je suis en seconde 1. Le temps d’un voyage en bus de quatre mille kilomètres, nous avons sympathisé avec Samia sa grande copine qui a tout de suite trouvé mes pitreries charmantes. À ce qu’il paraît, je lui rappelle son petit frère de 12 ans. Ça me fout un peu la honte cette comparaison qui me fait perdre trois ans, mais je m’en fiche. Faire rire c’est mon truc, le moyen le plus sûr que je connaisse pour m’en sortir dans ce drôle de monde. À chaque fois que je vois les zygomatiques des gens tressauter, je me sens existé, sinon accepté. Samia traîne avec Christelle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ni l’une ni l’autre n’ont ce que le groupe glorifie : ni poitrine, ni blondeur, ni grande gueule. Elles se soutiennent dans l’ombre, attendant leur tour, espérant qu’un jour les goûts des jeunes gens deviennent moins criards et leurs jugements moins standards. Elles auront peut-être leur chance plus tard. Moi, c’est maintenant qui me met en ébullition. Surtout depuis que Samia m’a confié que  Christelle avait le béguin pour moi. J’ai retourné la casquette vissée sur ma tête du matin au soir et je l’ai regardée perplexe. J’ai évalué la possibilité d’un canular. J’ai déjà connu cela. Au collège, Stéphanie s’est mise à me chauffer pendant les cours de français. La jolie redoublante laissait sa cheville aller et venir contre la mienne tandis qu’elle me demandait de lui écrire des mots doux dans le livre que nous étudions. Elle m’excitait terriblement. J’ai multiplié les poésies et les déclarations enflammées dans son exemplaire de l’Ami retrouvé. Dans mon théâtre, elle était Roxane et moi, je me voyais en Cyrano. Sauf qu’en vérité, ma Roxane à moi était une railleuse qui jouait double jeu. En douce, elle faisait passer son livre de table en table jusqu’à ce qu’il tombe entre les mains de Coralie et Thérèse, ses copines, elles aussi plus âgées. La lecture de mes sonnets et autres vers à la guimauve les faisait bien marrer. Les voir ricaner ainsi fut un coup dur. Mais même blessé, je ne l’ai pas montré, fierté oblige. Je me suis forcé à rire avec elles, pour leur montrer que je me foutais de leur petit jeu. J’ai même voulu leur faire croire que je le savais depuis le début, que j’avais juste fait semblant d’être megalove et que j’attendais le bon moment pour les confondre. Naturellement, elles ont ri de plus belle et m’ont traité de sale gamin. J’ai encaissé et je me suis consolé en me disant malgré son petit manège, Stéphanie m’aimait bien je crois, et que parfois, elle rougissait en lisant mes débordements, comme si au fond, mes mots l’émouvaient quand même un peu. Avec Christelle, c’est différent. Elle avoisine les vingt ans. Avec sa gaucherie et la simplicité de sa garde-robe, jeans droit délavé aux cuisses, sweat à capuche informe (couleur mauve ? bordeaux ?), je ne sens aucun second degré chez cette fille, aucune duplicité non plus, elle est je crois exactement ce qu’elle a l’être d’être : une jeune fille étrange, un peu farouche, à la répartie aussi peu chirurgicale que celle d’un tazzer. Une paysanne comme mes potent la surnomment. Le risque n’est pas qu’elle se paye ma tronche, mais plutôt la tentation que j’ai de la prendre de haut. Quand je me moque un peu fort, je me fais insulter sans vergogne et sans sommation. Elle multiplie les « ta gueule » à mon intention. Elle a vingt ans et donc j’espère tout, même coucher avec elle, ou la niquer comme on dit entre puceaux. Les phares des bus qui commencent à affluer balaient les murs jaunâtres du bâtiment A, celui que Nghi et moi taguerons lors d’une nuit de débauche de l’été qui viendra. Je fais le pied de grue. Mes yeux enregistrent tout. Chaque anorak, chaque sac à bandoulière, chaque bonnet, les marques défilent : C17, Poivre Blanc, Waikiki, Chevignon, Ober, Cimarron ou encore Chipie. Les portes accordéon s’ouvrent et se referment. À chaque fois qu’elle n’apparaît pas, je ne sais pas si je suis déçu ou soulagé. Je serre les poings, je suis secoué de mille tics nerveux et je ne tiens pas en place. Comme de juste, c’est le dernier bus à arriver qui marque la fin de mon attente. Je marche vers lui. Elle est descendue. Je suis devant elle. Le problème, c’est qu'elle regarde ses pieds, tandis qu’elle progresse le long du muret grillagé. Dans mon film, nos regards vont se croiser, elle va lever la tête au dernier moment, et je vais lui dire que je crève d’amour pour elle. Tout se passe en moins de dix secondes. La tête enfoncée dans le col de son pull camion, Christelle passe à côté de moi. Interdit, spectral, je ne dis rien et je ne bouge pas de là. Aucun son n’est sorti, aucun geste ne m’est venu. Je suis resté paralysé, comme si les semelles de mes Nike Agassi avaient fondu dans le bitume. Seule la première sonnerie du matin viendra interrompre mon arrêt sur image. 

*******

Par inadvertance, nous nous croisons encore au lycée. Plus souvent, c’est moi qui provoque ces rencontres. Je me poste dans les couloirs, en espérant que quelque chose arrive. Je me renseigne pour apprendre les numéros de salle de ses cours, puis, je me place sur son chemin. Je la guette sans oser la regarder dans les yeux. Quand elle n’a d’autre choix que de passer à quelques centimètres de moi, je prie pour trouver le courage de lui dire des mots qui la touchent et qu’elle avoue ressentir la même attirance que moi pour elle. J’échoue à chaque tentative. Les murs de ma timidité restent infranchissables. Combien de temps vais-je zoner ainsi dans les couloirs du bahut ? Je dirais deux mois, guère plus. Peu à peu, les événements s’enchaînent, sans elle. Mon acceptation en première S, le triomphe de l’OM en finale, la fête de la musique, l’épopée des Bulls en NBA, le barbecue chez Laura, mon amitié naissante avec Nghi : première cuite, premier joint… Juin arrive et Christelle disparaît entièrement de la circulation. Peut-être obtient-elle son baccalauréat ou peut-être le rate-t-elle, je n’en saurais jamais rien. À la rentrée, elle ne reviendra pas. 

*******

Le soir où j’ai frappé à sa porte… le souvenir ne se dissipe pas, j’y repense souvent. D’une auberge de jeunesse tchécoslovaque, je monte les escaliers. La buée de mon souffle s’échappe à chaque respiration, de plus en plus saccadée. Elle vient ouvrir. D’un geste si imperceptible que je l’ai peut-être rêvé, elle me montre un paquet de bretzels sur la table de chevet. L’envie de rire s’empare de moi, alors je fais semblant de tousser pour qu’elle n’entende pas mes gloussements. La jeune fille alsacienne qui n’a pas pu quitter le bercail natal sans ses bretzels, je m’étouffe presque, tant je trouve cela drôle, ou tant je suis nerveux. Je m’assois à ses côtés, sur un lit aux draps rêches. Elle m’interroge sur ce que j’ai fait pendant le temps libre accordé avant le repas. Elle me questionne pour ne pas avoir à parler. D’Alsace, son accent a également voyagé avec elle. Elle fait traîner les voyelles et accentue certains mots sans raison. En d’autres termes, Christelle avale le français, le mâche allègrement puis le recrache, un peu ramolli, un peu déformé. Même sans montre, je sais que je suis à côté d’elle depuis trop longtemps déjà. Il faudrait tenter quelque chose. Attend-elle que je passe à l’action ? Sait-elle que je suis à deux doigts de m’enfuir à toute jambe ? Dans mon caleçon, le Gypsy King lui s’impatiente, la guitare à la main. L’air a fui par une fenêtre mal fermée, ou mes poumons dysfonctionnent, mais j’ai du mal à respirer. Factuellement, voici le moment le plus voluptueux de mon année de seconde : bouche lancée en avant, trajectoire mal évaluée, baiser qui atterrit sur le menton, langue actionnée sans analyse du terrain, salive étalée au mauvais endroit et cri de surprise de la partie adverse. La manoeuvre s’arrête nette et les opérations prennent fin brutalement quand la cible se redresse. Ses cheveux roux si bien peignés à mon arrivée se sont transformés en une mer rouge déchaînée. Elle a le regard d’une hallucinée et moi, je ne peux détacher mes yeux de son menton luisant. Il ne nous reste plus qu’à être sidérés ensemble, solidaires dans le silence. Et à trouver comment mettre fin à cette déroute. Désarçonné, l’acrobate qui vit dans ma tête peine à réagir. Tout est atrocement trop lourd, même pour lui, le spécialiste de la pirouette. Je reste coi. Finalement, c’est le bon sens alsacien qui remet le train de la vie sur les rails, et stoppe l’indicible gêne qui nous pétrifie. Elle me retend le paquet de bretzels. Pendant de longues minutes, je mange et rumine sur ce qu’il vient de se passer. Loin de chez nous, de nos parents, de nos routines, le désir nous avait menés sur le chemin de ce moment. Aimantés, exaltés, nous avions cru pouvoir prendre ensemble la route vers une destination inconnue. Pour cela, nous avions bravé la timidité, la pression du groupe, la surveillance du corps enseignant. Mais face à l’enjeu, la technique avait flanché et le mental n’avait pas suivi. Le menton encore brillant, Christelle me demande de partir au prétexte qu’elle veut dormir. Il n’est pas encore neuf heures du soir. Sans demander mon reste, je récupère mon bomber gris et m’exfiltre dans le couloir mal éclairé. 

*******

Jamais, je n’en parlais à personne. J’ai mis ce souvenir de côté. Au début, il avait un goût amer, puis, avec les années qui ont filé, j’ai totalement oublié son goût. Grâce au temps qui fait son œuvre, je suis passé à autre chose, et j’ai pu avancer dans la vie. Je suis quelqu’un d’assez différent aujourd’hui. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai roulé ma bosse mais j’ai eu l’occasion d’embrasser d’autres filles, aux initiales différentes, dans d’autres chambres d’hôtel. Le menton luisant de Christelle m’a servi d’exemple. Je n’ai plus jamais embrassé personne les yeux fermés. Du moins, les ai-je gardés ouverts jusqu’à ce que les lèvres soient bien scellées. 

 

Jusqu’à un diner récent, Christelle avait totalement disparu de ma mémoire. J’avais rejoint des amies comédiennes dans un restaurant du centre-ville. La nuit était tombée depuis un moment déjà. Elles sortaient de scène, et comme elles avaient le rire facile, je m’en donnais à cœur joie. Puis, je ne sais plus qui, mais quelqu’un a posé un paquet de bretzels près de moi. Je me suis tu, j’ai posé ma main sur mes lèvres et mon menton, l’humidité de la salive m’est revenue à l’esprit. Par réflexe, je me suis frotté la bouche, comme s’il y restait encore un peu de bave, et secrètement, mon moi adolescent et moi, avons ricané en repensant au désastre de 1993. Sans réfléchir, je me suis dit que je tenais là une bonne histoire à raconter à Sophie et Daphné. J’ai pris une gorgée de bière et je me suis lancé dans le récit de la chambre de Prague en parlant fort, comme je fais toujours.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez